« Phénomènologie de l’intuition et de l’expression » de Heidegger : une pièce maîtresse pour une archéologie du nazisme?

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Ce qui frappe tout d’abord, dans une première approche du cours de 1920 de Heidegger intitulé Phénoménologie de l’intuition et de l’expression, c’est la convergence entre sa problématique et le motif central – sinon un des motifs centraux – de la « pensée nazie » à savoir le primat de la vie comprise de manière idéologiquement darwinienne. « Tout converge, énonce la quatrième de couverture, dans cette Phénoménologie…, vers l’unique « phénomène originaire » de la vie et, en premier lieu, la méthode inventée pour s’en saisir : la « Destruktion phénoménologique », qui s’y trouve exposée pour la première fois ».

Cette convergence, qui est d’abord de vocabulaire, est certes largement insuffisante pour fonder une thèse.

Nous pouvons néanmoins former cette hypothèse : la dé-struction heideggérienne, comme l’écrit le traducteur Guillaume Fagniez, est la version spirituelle, adaptée au principe d’une université qui devra être autant hitlérienne que rayonnante, de la destruction « révolutionnaire-conservatrice » qu’orchestrera le parti nazi de tout ce qui est supposé faire obstacle à l’expression de la vie et cela jusqu’à la décision de la « solution finale », les juifs représentant le mal ontologique absolu : ils « n’osent pas l’être », ils sont « bodenlos », sans sol…

La vie, pour les nazis, est transcendante à toute loi. Elle constitue l’unique et ultime source de la norme. Comprise de manière schématiquement et idéologiquement darwinienne elle consiste, pour les allemands, en l’affirmation de leur vitalité et de leur force. Elle est immédiatement un « droit » inaliénable à l’élimination de toute manifestation humaine inférieure aux normes vitales du peuple disposant de la « langue de l’être ».

Les Cahiers noirs montrent, mais il fallait s’y attendre, que Heidegger reprend  à son compte le « curseur » nazi : le peuple allemand parle la langue de l’être tandis que les juifs « n’osent pas l’être ». On aura beau écrire destruction, pour éviter une supposée confusion,  dé-struction, cette dé-struction est dans l’ordre de l’idée l’expression de ce qui se passera dans l’ordre des corps : une destruction.

Le cours de Heidegger est de 1920, l’année où Hitler prend en main le parti nazi, ce parti auquel Heidegger sera adhérent jusqu’en 1945.

Il faudra un jour isoler dans la biographie de Heidegger ce qui relève ainsi d’une stratégie et d’un parcours proprement politiques.

Pour nous ce cours de 1920 se présente comme l’expression d’une avant-garde révolutionnaire conservatrice, avant-garde qui n’aura de cesse de veiller à la pureté et à la radicalité du mouvement tel que Hitler l’a orchestré. C’est dans ce sens, et uniquement dans ce sens, que Heidegger a « critiqué » le nazisme.

La conclusion du cours sonne clairement, pour nous, comme un appel à s’engager dans le mouvement national-socialiste.

« La philosophie a pour tâche, écrit Heidegger, d’obtenir la factivité de la vie et de renforcer la factivité de l’existence. La philosophie, en tant qu’expérience factive de vivre, a besoin d’une motivation où se maintienne la préoccupation soucieuse de l’expérience factive de vivre elle-même. Nous appelons cela l’expérience philosophique fondamentale« .

Comme presque toujours, chez Heidegger, le discours universitaire avant-gardiste maintien à distance les rumeurs de la « rue hitlérienne ». Nous nous tromperions cependant grandement à lire ce Heidegger comme on lirait du Husserl, à la différence spéculative près.

La tâche de la philosophie est donc d’obtenir la « factivité de la vie ». Cela signifie qu’il lui faut comprendre et comme incorporer ce qu’il en est de la vie dans son effectivité, comme fait. Heidegger, qui tient stratégiquement à une sorte de « tenue sublime », ne peut prendre le risque de mettre certains points sur les « i ». Mais le darwinisme idéologique nazi a toute sa place comme interprétation de la factivité de la vie. Le recours à Héraclite permettra à Heidegger de tenir précisément un discours en sublimité de la vie comme combat. Et c’est 14 ans après ce cours, dans un séminaire sur Héraclite, que Heidegger parlera de l’ennemi intérieur « enté sur la racine du peuple » et de la nécessité du « völligen Vernichtung », de l’anéantissement total.

La philosophie doit même « renforcer la factivité de l’existence ». Il faut que l’existence s’accorde avec la factivité de la vie. Chez Jünger, par exemple, la critique de l' »embourgeoisement » et la glorification de la guerre et du combat, consonnent parfaitement avec ce thème du renforcement de la factivité de l’existence. C’est en 1920 que Jünger publie Orages d’acier, récit qui glorifie dans le contexte de la première guerre mondiale la vie de soldat. Jünger comptera parmi les relations les plus précieuses de Heidegger.

Bref c’est  la deuxième guerre mondiale qui s’annonce.

On est propulsé loin de l’expérience husserlienne des essences. S’il y a une « expérience philosophique fondamentale »  elle consiste dans la préoccupation constamment renouvelée de la factivité vitale : affirmer dans et par le combat. Les motifs hitlériens sont ici sous-entendus. Le véritable philosophe sera au moins un sympathisant enthousiaste de Hitler. Et le pari est déjà fait de la possibilité de quelque chose comme une « solution finale ». L’idéologie allemande, devenue factivité vitale allemande, ne peut que vouloir la disparition du « peuple de la Loi ». La Vie contre la Loi.

Mais poursuivons cette première lecture du tract heideggérien.

« L’éclairage procuré par cette expérience, loin d’être particulier, est au contraire possible en chaque existence  concrète pour autant que la préoccupation, s’y ressaisissant, se porte sur l’existence actuelle ».

L’avant-garde est ainsi une métonymie du peuple. Il y a une communauté de destin, destin dont la ligne principale sera de ne pouvoir se dérober à ce qu’enjoint « l’existence actuelle ». La description que fera plus tard Hitler, dans Mein Kampf, du complot juif ne fera que traduire ce qui est admis depuis longtemps dans les cercles ultra-conservateurs (et souvent bien au-delà de ceux-ci).

« Dans le retour qui a lieu avec ce renouveau, l’expérience se voit dirigée sur le monde du soi, et c’est à partir de là que doit être comprise et déterminée toute la conceptualité philosophique ».

Heidegger n’y va pas de mains mortes. La philosophie devra être identitaire ou n’être pas.

On comprend alors  ce qu’il en sera de l’analytique existentiale et de la Daseinanalyse : une méthode phénoménologique (pervertie) pour demeurer dans le cercle de l’identité particulière. L’Allemand, seul, sera l’Homme. »Soi » est un équivalent heideggérien de « race ».

« C’est encore à partir de là  que la philosophie elle-même reçoit la détermination originale de son sens ».

Il n’est donc pas surprenant que Heidegger, en prenant le rectorat de Fribourg, ait manifesté du zèle pour participer à sa manière à la mise au pas hitlérienne de l’université.

« La rigueur de la philosophie est plus originale que toute rigueur scientifique. Elle est une  explicitation qui se hisse bien au-delà de toute rigueur scientifique, visant à élever l’être-préoccupé à son renouveau constant dans la factivité de l’existence, et à mettre finalement l’existence actuelle dans l’inquiétude ».

C’est incroyable! Quand bien même l’hypothèse d’une supériorité du peuple allemand sur les autres peuples serait une sottise d’un point de vue scientifique son affirmation « philosophique » – selon la vision heideggérienne de la philosophie – relève de ce que Heidegger nommera « vérité de l’être ». C’est un gag!

Il y a plus… En quel sens il faut entendre « rigueur »? Les camps, par exemple, seront-ils des espaces de « rigueur »? La Gestapo, dont Heidegger fait mention dans Introduction à la métaphysique, relève-t-elle de cette école « philosophique » de la rigueur?

« Dès lors qu’est saisi ce sens de la philosophie, comme rapport et comme accomplissement, surgissent des tâches tout à fait étrangères aux orientations dominantes de la vie aussi bien qu’à la philosophie dominante. La promptitude avec laquelle on tente d’imposer le silence à une telle tendance est caractéristique. »

Il ne s’agit pas seulement d’un nouveau programme de mémoires ou de thèses.

Si on admet que Heidegger entend par « orientations dominantes de la vie » et « philosophie dominante » ce qui serait, dans la société comme à l’université, sous la domination du « complot juif » on pressent ce qu’il faut entendre par « tâches tout à fait étrangères aux orientations dominantes… ».

… Je passe sur le paragraphe évoquant la figure de Karl Jaspers…

« C’est la tâche de la phénoménologie que de se mettre au diapason de cette tendance axée sur l’existence actuelle dans son originalité, et de n’avoir de cesse de jeter une torche incendiaire en toute philosophie visant à l’objectivité sur la base d’un système ».

ZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZOnt-ils été stupides ces étudiants qui ont pris au mot la parole heideggérienne de 1920?

 

La Vie quoi!

Ou comment Heidegger récupère une phénoménologie initiée par Hegel mais dévoyée par le « dominant » Husserl, juif converti au protestantisme. (Parmi les pires pour les nazis.)

Les autodafés n’ont certes pas été inventés par Heidegger.

Mais pourquoi, après tout cela, il faudrait imaginer Heidegger pleurant devant les autodafés organisés par des étudiants qui, par ailleurs, avaient « voté » pour lui?

Les milliers de pages de la Gesamtausgabe heideggérienne seraient au fond  bien peu de choses devant la nécessité de remplacer tout ce que la « torche incendiaire  » est supposée avoir dé-truit.

 

 

 

 

 

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