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Rappelons tout d’abord que « idéologie allemande » ne renvoie pas seulement, chez Marx, au système d’idées et de représentations qui serait celui des « allemands » et qui constituerait donc une sorte de vision du monde nationale. L’expression nomme plutôt un mode de production du savoir et notamment du savoir historique – mais c’est un savoir illusoire – pour lequel les idées sont des puissances et les vraies actrices de l’histoire. En ce sens l’idéologie « allemande » est le modèle du fonctionnement de l’idéologie dès lors qu’on entend par là le fait de mettre l’effet ou la conséquence à la place de la cause. Marx dit par exemple « que l’on ne peut abolir l’esclavage sans la machine à vapeur et la mule-jenny » (première machine à filer automatique). (Marx, L’idéologie allemande, Editions sociales 2012, page 22).
Un « idéologue allemand » pourrait expliquer l’abolition de l’esclavage en mettant en avant l’importance d’un abolitionnisme militant et souvent chrétien. Pour Marx il ne s’agit pas de négliger l’importance de tels mouvements – mais les révoltes contre la condition d’esclave sont aussi vieilles que l’esclavagisme – mais de faire état du fait que sans un certain nombre d’innovations techniques majeures, et parce qu’elles bouleversent le mode de production traditionnel, les idées les plus généreuses n’auraient eu aucune chance d’arracher les esclaves des champs de coton. L’invention technique et l’abolition ne furent certes pas des événements immédiatement articulés l’un à l’autre. Mais les esclavagistes ont été privés, par la mécanisation de nombreux travaux, de certains arguments et surtout de certains appuis. La générosité abolitionniste ne put triompher que parce que la « mode » n’était plus aux esclaves mais aux ouvriers salariés, salariés dont la masse propre à certains capitaux peut ainsi varier en fonction de la « conjoncture ». Le chômage n’a en effet pas de sens pour l’esclave, ou alors il faut le tuer. Il en a pour l’ouvrier. Et si on tue « l’ouvrier-esclave » comment le remplacer et par qui quand les affaires vont mieux ? (Cela ne signifie pas que le chômage ne soit pas parfois une sorte de mise à mort).
L’ « idéologue allemand » serait donc le savant, en l’occurrence plutôt progressiste, qui persisterait à faire croire que l’abolitionnisme fut essentiellement un triomphe de l’humanisme chrétien. Son rôle fut à un moment sans doute décisif. Mais c’est parce que les temps étaient technologiquement mûrs pour la mise en place de nouvelles conditions de travail. « La « libération » est un fait historique, écrit Marx, et non un fait intellectuel, et elle est provoquée par des conditions historiques, par l’état de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, des relations (…) ». (Idem page 22). Dans le livre I du Capital Marx corrigera cet apparent optimisme technologique en pensant la machine comme un instrument d’intensification de l’exploitation.
« L’idéologie allemande » c’est donc les idées en lieu et place des processus réels. Ce n’est pas seulement le philosophique « idéalisme allemand ». C’est cet idéalisme face à l’histoire des hommes. « … Les Allemands, écrit Marx, se meuvent dans le domaine de l’ « esprit pur » et font de l’illusion religieuse la force motrice de l’histoire. La philosophie de l’histoire de Hegel est la dernière expression conséquente, poussée à sa « plus pure expression » de toute cette façon qu’ont les Allemands d’écrire l’histoire et dans laquelle il ne s’agit pas d’intérêts réels, pas même d’intérêts politiques, mais d’idées pures (…). » (Idem, page 40).
La thèse de la note est que Heidegger aurait d’une certaine manière répondu au Marx de l’ Idéologie allemande de la manière la plus radicale et la plus extrême qui soit. Heidegger ne vas pas se satisfaire de défendre ce mode de production du savoir contre la critique communiste de Marx. Cela aurait consisté à jouer à terme perdant. D’une certaine manière, et c’est bien sûr une métaphore, Heidegger va mettre au carré le principe de l’ Idéologie allemande. « Toute cette conception de l’histoire, disait Marx à propos de celle-ci, ainsi que sa désagrégation et les scrupules et les doutes qui en résultent , n’est qu’une affaire purement nationale concernant les seuls Allemands et n’a qu’un intérêt local pour l’Allemagne, comme par exemple la question importante et maintes fois traitée récemment de savoir comment l’on passe exactement « du royaume de Dieu au royaume des hommes » (…). » (Idem, page 40).
Je ne fais pas ici d’hypothèse sur Heidegger lecteur de Marx même s’il est difficile d’imaginer Heidegger ignorant d’un texte comme celui de l’ Idéologie allemande. On ne peut cependant que constater de quelle manière Heidegger semble répondre, et par l’offensive, au Marx de l’ Idéologie allemande.
Il est pénible de devoir, à propos d’un philosophe réputé grand, d’aborder certains thèmes. Mais il s’avère que l’antijudaïsme de Heidegger, qui est aussi et peut-être même surtout un antisémitisme, est aussi nécessairement une mise en accusation du matérialisme de Marx. Il fallait que ce soit un petit fils de Rabbin, par ailleurs lui-même dans sa jeunesse non exempt de préjugés antisémites, qui vienne dire aux Allemands qu’ils ont tort de concevoir l’histoire comme étant animée par des idées pures et plus précisément par des idées religieuses ! L’accusation n’est, ce me semble, que rarement nominale et littérale, mais découle des positions d’un penseur qui, par ailleurs et pour le pire, a rallié l’hitlérisme. Si le jeune Marx a eu parfois des mots très durs contre les « juifs » tout se passe comme si, dans l’ Idéologie allemande, il assumait comme méthodologiquement, voire épistémologiquement, sa judéité. Il sera donc près des choses, près du calcul, près des intérêts, près du réel ; savant comptable et, à travers le communisme, calculateur politicien. Ces expressions sont, ici, utilisées naturellement au second degré.
Il faut tout de suite mettre le doigt sur une sorte de fantasme. Est-ce une variation sur le thème hégélien de la dialectique du maître et de l’esclave ? L’Allemand – mais Marx en « bon juif » et en bon révolutionnaire est déjà du côté du sans frontière, de l’internationalisme résultant de la mondialisation de l’économie capitaliste – s’est chrétiennement construit comme un maître dominant et surplombant le réel alors que celui-ci, le réel, était laissé aux « esclaves » juifs et aux « esclaves » femmes. Pour faire court : le ménage et la comptabilité. Il en résulte que, au moins pour certains « juifs allemands », ils se sont trouvés dans la situation d’être à même de produire un savoir du réel expurgé de l’illusion religieuse. Les « idéologues allemands » liront Hegel selon cette illusion ; Marx le juif occupera de manière révolutionnaire sa position en rompant avec cette idéologie et en prenant fait et cause pour le réel, pour l’empirique, pour les « faits têtus », pour un concept de matérialisme historique. On pressent que cela constitue, en utilisant un mot qui est aussi heideggerien, un cas singulièrement provoquant d’ « enjuivement ». Mais tel est bien le fond de vérité de la dialectique du maître et de l’esclave : l’esclave juif – et telle est la situation du fait de la violence antisémite – va opposer au savoir illusoire du maître qui le met dans cette position de dominé un savoir véritable. C’est le réel, et non l’illusion religieuse, qui va se mettre à parler et, de ce fait, ébranler les habitudes de la domination. « Tu me mets du côté de la manipulation comptable car c’est supposé être ma nature tandis que la tienne, qui a pourtant besoin de ces calculs, vit dans les idées pures. Le réel fera un jour retour comme savoir révolutionnaire ».
Ce n’est un secret pour personne que Heidegger n’a pas rallié le mouvement communiste. Mais il n’est pas non plus resté un « idéologue allemand » de pure et simple tradition. Il a transformé l’idéologie allemande en idéologie allemande en un sens racial quoique, précisément, exprimé de manière spirituelle. Quant au rapport au réel Heidegger l’a pris essentiellement en charge en l’espèce d’une métaphorisation ontologique assumée d’une guerre de domination contre des peuples et, au premier chef, contre le peuple juif, peuple du «nihil » et incapable d’entendre la question de l’être.
Il faut bien prendre la mesure de l’opération heideggerienne dans le cas où s’avérerait désormais indestructible sa position, pourtant vite conquise, au firmament de la philosophie du XXe siècle. Heidegger va innover en constituant en époque historiale de l’histoire de l’être le principe même de l’extermination étatique de masse ! Il n’a jamais, semble-t-il, oublié l’outrage que Marx a précisément infligé à l’idéologie allemande.
Avec Heidegger, désormais, être nommera deux choses. Côté « idéologie allemande » le mot être nommera le « noème » d’une ontologie fondamentale, distincte de toute ontique régionale. L’illusion devient para-religieuse, voire para-mystique, et il sera toujours possible de décliner ce thème dans le langage épuré d’une phénoménologie ou d’une herméneutique. Cela se fait encore abondamment de nos jours. Mais, côté « marxisme », c’est-à-dire du côté du processus réel, le même mot voudra dire « génialité du peuple-maître » ; « souveraineté du peuple hors de toute législation universelle » ; « droit « naturel » à l’esclavagisme » ; « droit « naturel » à l’extermination des peuples mettant en danger « l’être » et sa « vérité ». Dans ce contexte heideggerien le destin de Marx aurait été de finir soit d’une balle dans la tête soit d’un séjour en chambre à gaz.
Il faut prendre acte de l’incroyable violence qui a saisi l’esprit de l’idéologie allemande. Comme si, à jamais, la critique communiste du juif Marx, qui a consisté à faire apparaître un réel escamoté par l’illusion religieuse historiciste, avait appelé une vengeance ou une revanche sans pitié. On ne porte pas atteinte à la fiction des idées sans risquer de rejoindre le réel par la mort. C’est en nazi que Heidegger a répondu à l’auteur de l’ Idéologie allemande.
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