Diplomatie de Volker Schlöndorff : le « problème von Choltitz »

Le film de Volker Schlöndorff, Diplomatie, est la version cinématographique d’une pièce de Cyril Gély dont le sujet est la rencontre en aout 1944 du général von Choltitz, alors fraichement nommé par Hitler gouverneur de Paris, avec l’ambassadeur de Suède Raoul Nordling, ce dernier s’étant fixé comme but de convaincre le général de renoncer à exécuter le plan, commandité par Hitler, de la destruction de Paris. La pièce et le film sont des fictions. Les deux hommes se sont en réalité peu vus et von Choltitz était d’avance convaincu que le projet hitlérien de destruction de la plus belle ville du monde était autant monstrueux qu’absurde.

L’invention propre de Gély est celle-ci : Choltitz commence par réaffirmer à Nordling sa foi en l’Allemagne et au Führer. Il fera sauter Paris. La tour Choltitz est ébranlée quand Nordling lui objecte qu’en détruisant Paris il ferait des allemands, pour l’éternité et pour le monde entier, ceux qui ont détruit la plus belle ville du monde. (Le même argument, en remplaçant « Paris » par « Juifs d’Europe », n’aurait-il pas au contraire  suscité chez von Choltitz plus de fierté que de honte?)

Le général, qui commence par abandonner ces certitudes guerrières, fait état à Nordling d’un décret récent de Hitler stipulant que, désormais, toute désobéissance d’un officier serait sanctionnée par la mise à mort de sa famille, mise à mort pouvant être particulièrement atroce (comme, par exemple, dans le cas de la répression des officiers auteurs de l’attentat manqué contre le Führer, en pendant les condamnés à des crochets de boucherie). Or von Choltitz a une femme et trois enfants dont deux filles, et détail important pour un « militaire de père en fils », un petit garçon de 4 mois.

Le spectateur croit que Choltitz marque un point – et alors même qu’on sait que Paris n’a pas été détruite – lorsqu’il objecte à Nordling : « Que feriez-vous à ma place ? » L’affaire apparaît donc pliée : Paris sautera et la famille Choltitz sera sauve.

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Mais Nordling, en fin combattant du verbe, expose alors un plan de sauvetage de cette famille : un réseau de résistance, le réseau Chanteclair, prendra immédiatement en charge la femme et les enfants du général et les conduira en Suisse. Il donne des précisions géographiques très convaincantes.

Le suspense, cependant, dure jusqu’au dernier moment. Rassuré, semble-t-il, quant au sort de sa famille, von Chlotitz ordonne au dernier moment de sursoir à l’ordre de destruction. Paris est sauvée. Ou, plutôt, c’est de cette manière que Paris a été sauvée. Telle est la thèse-fiction de Gély.

A la toute fin du film on voit cependant Nordling jouer ironiquement avec l’alliance que von Choltitz lui a confiée comme preuve d’identité à montrer à sa femme. Bref, Nordling lui a menti. Il n’y a jamais eu de réseau Chanteclair et Nordling s’est moqué du sort de la famille Choltitz.

Dans une interview à France Info André Dussolier, qui prête son immense talent au personnage de Raoul Nordling, commente ainsi : « Il n’y a pas un bon et un méchant… il y a à chaque fois des arguments qui sont tout à fait compréhensibles dans la bouche de l’un ou de l’autre ». C’est un peu vite dit. C’est l’indice qu’une vision superficielle du film est possible, le « bluff de salaud » de l’ambassadeur compensant pour ainsi dire la férocité guerrière du général prussien.

Mais, que cela nous plaise ou pas, la rencontre est faussement symétrique. Le film indique par exemple très clairement que von Chlotitz n’est pas qu’un honorable officier de la Wehrmacht. Il a commis des crimes de guerre. En 1939, dès le début de la guerre, il a ordonné le bombardement de Rotterdam en sacrifiant sciemment la population civile : 800 morts et 78000 sans abri. Il aurait par ailleurs participé, à l’est, à la politique d’extermination nazie.

Lorsque Nordling dit au général que sa propre épouse est juive et qu’il lui a fallu la mettre à l’abri c’est aussi lui rappeler qu’il est l’assassin virtuel « naturel » de sa femme et de ses enfants. Autrement dit von Choltitz a l’initiative du crime contre l’humanité. Dietrich_v._Choltitz-2Ce n’est pas qu’un général redoutable et, bien que haut en couleurs, peu sympathique : c’est un grand criminel. Il a été sincèrement choqué par les bombardements alliés sur les villes allemandes. Mais son émotion est étroitement associée à la valorisation privilégiée et quasiment exclusive qu’il accorde aux Allemands, valorisation qu’il n’a étendue ni aux habitants de Rotterdam ni aux Juifs.

C’est aussi la question du film : l’auto-valorisation raciste d’une partie dans un conflit perturbe nécessairement le raisonnement universaliste. Il ne faut pas y renoncer, certes, car c’est alors adopter le point de vue de celui qu’on combat. Mais l’efficacité stratégique exigeait sans doute une « extension du domaine de la lutte ». Comment pouvaient répondre les alliés à une politique d’extermination et de nettoyage ethnique à grande échelle ? Les historiens pensent que, du côté de l’Ukraine, par exemple, ce fut l’équivalant d’un  Oradour tous les deux jours pendant trois ans qui a lieu. Pour le moins la question est posée dès lors que la partie responsable du déclenchement des hostilités fait la guerre aux peuples en tant que tels et non seulement aux armées.

Il y a cependant une autre façon de comprendre le scénario de Cyril Gély.

La pièce a consisté surtout à mettre pendant une nuit von Choltitz et Nordling  sous le regard de l’autre, ce regard étant aussi celui, elliptique, de la salle et des spectateurs. C’est dire que ce regard sert aussi d’écran aux images d’eux-mêmes que souhaitent avoir les personnages, dussent-ils renoncer aux valeurs qu’elles proclament tout en pariant sur leur persistance mythique.

A la fin du film von Choltitz, tout en superbe, déclare ainsi aux soldats de l’hôtel où il a établi son QG qu’il les rejoint pour livrer la dernière bataille. Ce fut un baroud d’honneur pour la forme : ils se sont rendus. Sous le regard du spectateur von Choltitz a sorti quelques heures, autre exemple, son révolver de service. On imagine que c’est pour un beau suicide d’honneur. Mais, précisément, ce ne fut pas le cas!

Faisons encore un pas. Quel est le but de von Choltitz ? Il n’est guère avouable. Il se sait criminel de guerre. Il peut encourir des dizaines d’années d’emprisonnement voire la peine de mort. En sauvant Paris il sauve autant son image d’après-guerre qu’il donne un argument de taille à sa défense. Lorsque, à propos de sa famille, il demande à Nordling qu’est-ce qu’il ferait à sa place il demande en réalité qu’on l’aide à se délivrer d’un scrupule. S’il fait sauter Paris il sauve sa famille mais pas lui. Est-il suffisamment altruiste pour se sacrifier tout en commettant un terrifiant urbanicide ? Et alors qu’on croit que Nordling chancelle à son tour lorsque von Choltitz lui pose la question « que feriez-vous à  ma place ? »  il se trouve au contraire face à face avec la faille du général. Et de s’engouffrer dans la brèche : von Choltitz a besoin de croire et d’imaginer que sa famille peut être sauvée.

Nordling aiguise alors l’arme fatale : le bobard sur le réseau Chanteclair et la mise à l’abri de la famille Choltitz.

Toute la mauvaise foi de Choltitz semble alors éclater. De manière purement rationnelle il n’a aucune raison de faire confiance à Nordling. Comment, dans la situation présente, des résistants prendraient-ils le temps, et des risques, pour mettre à l’abri la famille d’un criminel de guerre allemand? Mais le fait de croire au bobard lui permet de s’arranger avec sa conscience et de privilégier un intérêt strictement personnel.

Il avait besoin, selon la logique secrète de la pièce, que Nordling lui ménage une porte de sortie. Nordling a-t-il senti aussi cela ? A-t-il compris que l’argument de la famille avancé par von Choltitz n’était pas sur le fond décisif ?

La réalité historique irait dans ce sens puisque c’est grâce au chaos de la débâcle allemande que la famille de Choltitz échappa à la fureur d’Hitler.

Choltitz aurait pu détruire Paris. Mais il s’est trouvé dans la position de se sauver lui-même en sauvant une ville qui avait la chance, pour lui, d’avoir une aura mondiale exceptionnelle. Vers la fin du film von Choltitz apprend que Nordling a en réalité informé la résistance de la mission allemande destinée à préparer le sauvetage de la famille Choltitz. La mission étant alors violemment interrompue le général avait de quoi réaliser qu’il a été joué par Nordling. Le film ne montre cependant pas à quel point il aurait dû alors accuser le coup. Au lieu de cela il a fait le beau – il a fait son cinéma –  tout en préparant sa reddition.

Il ne fera que deux ans de prison en Angleterre et eut la chance de pouvoir encore jouer au bon père de famille. (On ne saura peut-être jamais avec exactitude quelle est la part de vérité et la part de bluff de la « légende » von Choltitz. Je viens de lire qu’il aurait pris soin de mettre sa famille à l’abri de la répression hitlérienne. Quoiqu’il en soit il était absurde de faire confiance à Nordling ne serait-ce que parce que, compte tenu des combats et des enjeux du moment, il n’aurait pas trouver de forces susceptibles de se dévouer à la cause de la famille d’un criminel de guerre.)

Personnellement je vois von Choltitz comme un militaire totalement compromis et corrompu par le nazisme et terminant sa carrière en adoptant une stratégie purement et strictement personnelle. Il a bien joué car le fait d’épargner Paris lui aura valu qu’on ne regarde pas de trop près ses crimes contre les habitants de Rotterdam et les Juifs de l’est. 

Il s’avère que ce calcul aménagea aussi la possibilité d’une réconciliation franco-allemande.

Comme au sait que Paris ne brula pas le film est immédiatement hitchcokien. Le suspense porte sur le comment, sur le chemin qu’a emprunté la décision de von Choltitz de ne pas obéir  à l’ordre d’Hitler.

André Dussolier parle d’une partie d’échec. Il y a aussi beaucoup de poker dans le film. Cela ressemble aussi à de la tauromachie. Von Choltitz est un taureau furieux et Nordling un fragile et mince torero.

Mais von Choltitz est une « victime » consentante. Il ne demandait qu’à être trompé par Nordling.

Niels Arestrup campe à merveille un général à l’ancienne, amoureux de superbe, mais finissant totalement désenchanté après s’être laissé corrompre par le nazisme et sa guerre totale contre les « peuples inférieurs ».

Le témoignage de Raoul Nordling sur la reddition de von Choltitz à l’hôtel Meurice.

« … Dés qu’il eut l’occasion d’avoir quelques secondes d’entretien sans témoin avec Bender, écrit Nordling, il [von Choltitz] lui fit savoir que les Français n’avaient qu’à simuler une attaque pour la forme. En effet, von Choltitz était prêt à déposer les armes à l’instant même où des troupes régulières françaises pénétreraient dans l’hôtel.

Mon compagnon est revenu me trouver devant le Weber et nous avons regagné le consulat par le même chemin. J’ai transmis la réponse des Allemands au commandement de La Horie. La décision des Français était prise. Ils allaient lancer une attaque contre l’hôtel Meurice. (…) Une demi-heure plus tard environ, l’hôtel Meurice était envahi. L’état-major allemand de Paris déposait les armes, et le général von Choltitz était fait prisonnier avec toute sa suite.

Malheureusement, il fallut attendre plusieurs heures pour que les troupes d’occupation capitulent dans les autres quartiers ». Sauver Paris, Mémoires du consul de Suède, Raoul Nordling, Payot 2012 page 236.

Il semble assez clair que le but de von Choltitz aura été essentiellement de sauver sa tête. Il a fait prendre des risques à sa famille. Il en était bien sûr conscient. Mais c’est en négociant une bataille « pour la forme » qu’il pensait ainsi démentir l’image d’un guerrier lâche et traître – au regard de la SS – et non en se fiant à une promesse absurde de Nordling. Mais, au final, rien ne l’empêcha de « sauver Paris » – c’est-à-dire sa tête.

Paris a bien valu une messe. Sa destruction ne valait pas de perdre la vie. Le point faible de von Choltitz aura donc été d’aimer autant la vie que Paris. Rationnel, et ne pouvant donc pas croire à la fable de Nordling, il a compris que le néant de la mort l’aurait bientôt empêché de jouir d’avoir été le destructeur de Paris.

Mais alors quel est le sens de la fiction de la promesse « crapuleuse » de Nordling? Le but était-il de faire prévaloir que, dans cette histoire, la saloperie de l’un valait bien celle de l’autre? Toute une presse soit disant critique est allée dans ce sens.

Mais pourquoi, sur le fond, ajouter une telle fiction à l’histoire? Pourquoi la pièce? Pourquoi le film? N’est-ce pas, finalement, du révisionnisme caché?


 

 

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