« Chers contemporains du temps de la fin! » (Günther Anders).
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Le phiblogZophe publie cette adresse de Günther Anders écrite en 1986.
Elle est suivie d’un petit vocabulaire andersien.
La note se termine par la publication d’un bref entretien de Eisaku Sato, ancien gouverneur de la préfecture de Fukushima. (Source Lemonde.fr).
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DIX THESES POUR TCHERNOBYL
Adresse amicale au Sixième Congrès international des médecins pour l’empêchement d’une guerre nucléaire. (1986) (Adresse publiée dans le Tageszeitung du 3 juin 1986).
Chers contemporains du temps de la fin !
Car c’est bien ce que nous sommes : des contemporains du temps de la fin, et c’est notre devoir de ne pas devenir des contemporains de la fin des temps afin de pouvoir précisément continuer à nous occuper du temps de la fin.
(…)
Thèse 1
Je commence par quelque chose de parfaitement actuel.
Le véritable danger aujourd’hui consiste dans l’invisibilité du danger. Personne n’est capable d’être continuellement conscient de cette invisibilité. Un tel projet semble psychiquement nous dépasser. Si nous voulons survivre, nous devons pourtant nous exercer à comprendre l’invisible comme s’il se tenait là, devant nous, et éduquer nos prochains à cette même incompréhension et à la peur qu’elle implique. En aucun cas, nous n’avons le droit de nous persuader ou de persuader autrui que l’insouciance est une preuve de souveraineté. Ne soyez pas fous, ne choisissez pas l’insouciance parce que cela vous semble plus facile et parce que le plat irradié qu’on vous propose vous semble au premier abord plus goûteux.
Thèse 2
Sur la panique
Nous avons été traités de « semeurs de panique » par des hommes qui considèrent que le vieux mot d’ordre de Metternich : « Le calme est le premier devoir du citoyen » est encore valable aujourd’hui. Oui, nous sommes des « semeurs de panique » et même des « semeurs de panique professionnels ». Car celui qui voit le danger dans la panique et non dans le danger contre lequel nous cherchons à mettre en garde ceux qui ont peur d’avoir peur, celui-là dénature la vérité et rend délibérément aveugles ses prochains.
Thèse 3
Se moquer de l’adjectif « émotionnel », c’est faire preuve de froideur et de bêtise.
Il va de soi que nous réagissons de façon « émotionnelle » face à la catastrophe qui menace et nous n’en avons pas honte. C’est de ne pas réagir que nous devrions au contraire avoir honte. Celui qui ne réagit pas ainsi et qualifie notre émotion d’irrationnelle, celui-là ne révèle pas seulement sa froideur mais aussi sa bêtise.
Thèse 4
Distinguer un usage guerrier et un usage pacifique de l’énergie nucléaire est fou et mensonger.
Puisque nous savons que les centrales nucléaires prétendument pacifiques ont longtemps lourdement et constamment menacé les hommes, non : l’humanité, non : la vie sur terre dans sa totalité, leur construction et leur utilisation sont pires que l’usage guerrier du nucléaire : elles participent d’un projet érostratique.
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Érostrate (Ἡρόστρατος / Hêróstratos) est l’incendiaire du temple d’Artémis à Ephèse.
Dans sa nouvelle « Érostrate », publiée dans le recueil de nouvelles Le Mur (1939) Jean-Paul Sartre résume l’histoire en quelques lignes :
« Je le connais votre type, me dit-il. Il s’appelle Érostrate. Il voulait devenir illustre et il n’a rien trouvé de mieux que de brûler le temple d’Éphèse, une des sept merveilles du monde.
– Et comment s’appelait l’architecte de ce temple ?
– Je ne me rappelle plus, confessa-t-il, je crois même qu’on ne sait pas son nom.
– Vraiment ? Et vous vous rappelez le nom d’Érostrate ? Vous voyez qu’il n’avait pas fait un si mauvais calcul.»
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Aujourd’hui, après Tchernobyl, dans la mesure où plus personne ne peut jouer les ignorants, ses avocats en sont venus à commettre consciemment un crime. Ce crime ne s’appelle pas seulement « génocide » – quel emploi de l’adverbe « seulement » ! – mais « globocide », destruction du globe. Les partisans de l’énergie nucléaire mais aussi et surtout ceux des usines de retraitement de déchets et des surgénérateurs ne sont en rien meilleur que l’a été le Président Truman qui a fait bombarder Hiroshima. Ils sont même pires que lui, car les gens en savent aujourd’hui bien plus que le naïf président pouvait en savoir à son époque. Ils savent ce qu’ils font : il ne savait pas ce qu’il faisait. Que nous, les hommes, nous périssions à cause d’un missile nucléaire ou d’une centrale prétendument pacifique, cela revient au même. Les deux sont aussi meurtriers. Tuer, c’est tuer. Mort, c’est mort. Ceux qui préconisent l’un et ceux qui préconisent l’autre, ceux qui minimisent les effets de l’un et ceux qui minimisent les effets de l’un et ceux qui minimisent les effets de l’autre se valent.
Thèse 5
L’aide impossible
Les médecins ont depuis longtemps rationnellement conclu que toutes les études qu’on a consacrées aux secours médicaux en cas de guerre atomique sont des blagues et de la poudre aux yeux, que toute aide des médecins, et à plus forte raison toute guérison, serait impossible en cas de catastrophe. Aide et guérison seront impossibles parce qu’il n’y aura plus d’infirmières, plus de patients à guérir, plus de médicaments, plus d’hôpitaux, plus de nourriture, bref, plus rien. L’affirmation de nos adversaires réactionnaires selon laquelle, en tirant une telle conclusion, les médecins contre la guerre atomique auraient manqué non seulement à leur devoir d’homme mais aussi à leur devoir de médecin est à la fois illogique, malhonnête et inhumaine. Puisqu’en cas de besoin nous ne pourrions plus ni aider ni sauver d’individus, en lieu et place de cela, nous devons chercher à sauver l’existence du monde en sa totalité. Nous avons beaucoup plus à faire que tout ce que la Croix-Rouge a pu faire jusqu’ici : nous devons nous soucier de faire en sorte que la Croix-Rouge et les médecins de guerre deviennent superflus.
Thèse 6
Nous ne sommes pas des « briseurs de machines ».
Celui qui nous qualifie de « briseurs de machines » et d’ « ennemis du progrès » – et un leader syndical plutôt connu m’a, un jour, traité de tels noms -, nous devons nous moquer de lui comme un idiot. Les briseurs de machines du XIX° siècle étaient indignés de voir que quelque chose qu’ils voulaient produire manuellement comme, par exemple, des cordes, était désormais produit par des machines.
Aujourd’hui, nous jurons que nous n’avons aucune envie ni aucun besoin de produire manuellement des missiles. Ce n’est plus au mode de production que nous sommes opposés, mais à l’existence des produits eux-mêmes. Nous faire ce reproche était donc idiot.
Mais là où nous sommes opposés au mode de production, opposés, par exemple, au mode de production électrique à l’aide de l’énergie nucléaire, ce n’est pas seulement parce que les produits sont dangereux et mortels mais parce que leur mode de production est lui-même dangereux et mortel. Et ils ne sont pas dangereux que pour ceux qui les produisent mais aussi, comme le prouve Tchernobyl, pour tous nos contemporains.
Quant au reproche selon lequel nous ne serions pas progressistes, j’affirme (moi qui ai toujours, à juste titre, été classé parmi les radicaux) qu’ont peut désormais jeter le terme de « progressiste » dans le tas des petits mots déjà gâtés du siècle passé.
Thèse 7
L’industrie nucléaire est la réponse au pétrole.
La panique qu’on a orchestrée depuis une dizaine d’années en répétant que les réserves de la terre allaient bientôt s’épuiser et que nous allions par conséquent bientôt être moins bien éclairés – cette intimidante argumentation a remporté un vif succès – afin de justifier qu’on ne pouvait ni renoncer à produire de l’énergie nucléaire ni remettre ce projet à plus tard, cette panique organisée n’était que pure désinformation. Le nucléaire aura plutôt été la réponse de l’Occident au fait que le Proche-Orient était le principal propriétaire et fournisseur de l’indispensable pétrole et, en tant que tel, extrêmement puissant. On ne voulait dépendre économiquement ni politiquement de ces puissances.
En même temps qu’on a introduit l’énergie nucléaire, on a continué à forer et encore découvert du pétrole : cela prouve bien qu’on n’a absolument pas cru que les réserves de pétrole étaient épuisées. La baisse du prix du pétrole intervenue plusieurs années plus tard prouve également que la théorie des obscurantistes, celle selon laquelle le monde était dès lors menacé d’être plongé dans les ténèbres, était mensongère. Si les perspectives pour le monde sont sombres et si l’avenir semble peu lumineux, ce n’est pas à cause de l’épuisement du pétrole, mais à cause de la victoire de l’industrie nucléaire.
Thèse 8
Révolution
Chers amis, n’oublions pas que le verbe latin « revolvere » d’où l’on a plus tard dérivé le nom de « révolution ») a très précisément signifié ce que nous devons accomplir aujourd’hui : faire rouler en arrière, faire rétrograder en roulant. Replongez-vous dans votre dictionnaire de latin, dans votre Stowasser ; il vous confirmera ce que je vous dis. Bref, la révolution que nous devons accomplir consiste à faire rétrograder le développement nucléaire.
Et maintenant, quelques mots sur le terrorisme aujourd’hui.
Les véritables terroristes d’aujourd’hui sont ceux qui font continuellement peur au monde en menaçant de le détruire.
« Terreur » signifie « effroi ». Ce n’est pas parmi nous qu’on cherchera et trouvera ces hommes qui font chanter l’humanité et lui offrent en contrepartie la possibilité de continuer à exister.
La terreur nucléaire a commencé le 6 août 1945.
Ceux que j’ai en vue sont aussi les nihilistes d’aujourd’hui, car ce qu’ils prennent le risque de faire, c’est d’annihiler, d’anéantir le monde. Ils ont déjà pris la décision d’accomplir certaines choses : lors de la guerre du Vietnam, à l’aide d’un ordinateur. Si le projet d’élimination de l’homme contenu dans cette décision engageant le destin de l’humanité n’est pas du nihilisme, alors je ne comprends pas ce que signifie ce terme.
Au contraire de ces hommes, nous sommes les véritables conservateurs d’aujourd’hui.
Car nous voulons sauvegarder l’existence du monde et de l’humanité, celle de nos enfants et des enfants de nos enfants. En latin « sauvegarder » se dit « conservare ». Nous voulons les conserver.
Thèse 9
Notre prétendue paix est une guerre.
La formule forgée par Clausewitz il y a quelque cent cinquante ans : « La guerre n’est rien d’autre qu’une continuation des relations politiques faisant intervenir d’autres moyens » – c’est ainsi qu’il a énoncé dans son ouvrage De la guerre cette phrase toujours citée de travers – est aujourd’hui un pur non-sens. Les installations pacifiques ne sont pas au contraire rien d’autre qu’une continuation de la menace militaire faisant intervenir d’autres moyens ou, pour le formuler tout simplement : la paix actuelle est la continuation de la guerre par d’autres moyens. L’expression de « guerre froide », que les Américains utilisaient pour désigner la paix des années 50, appartient déjà à l’histoire. Si elle n’est plus pertinente mais seulement banale, elle confirme cependant honteusement mes propos.
Thèse 10
Ce dont il est vraiment question.
Nous sommes en danger de mort à cause d’actes de terrorisme perpétrés par les hommes sans imagination et les analphabètes du sentiment qui sont aujourd’hui tout-puissants. Celui qui croit que, depuis 1945, depuis le naïf Truman, ces terroristes tout-puissants, ces hauts fonctionnaires n’ont pas agi conformément à une rationalité ; celui qui croit pouvoir faire changer d’avis ces hommes en leur offrant des petites fleurs, en multipliant les jours de jeûnes, en mettant ses petites mains dans d’autres petites mains pour constituer une chaîne humaine ou parlant avec eux d’homme à homme, celui-là est naïf, car il ignore – peu importe que ce soit consciemment ou inconsciemment – les intérêts de l’industrie militaire. Il y a en outre beaucoup d’hommes de bonne volonté parmi nous qui sont exclusivement intéressés – dans un geste égocentrique – par le fait de continuer à avoir bonne conscience.
Non, nos devoirs sont plus sérieux. Car nous devons vraiment gêner ces hommes bornés et tout-puissants qui peuvent décider de l’être ou du non-être de l’humanité, nous devons vraiment leur lier les mains. Dans l’intérêt des hommes d’aujourd’hui et de ceux de demain, on ne doit plus donner d’ordre comme celui à cause duquel on a anéanti Hiroshima et Nagasaki, il y a maintenant quarante ans. Il ne faut plus qu’il y ait de tels ordres ni de tels donneurs d’ordres. Celui qui conteste la nécessité de leur faire obstacle se rend complice de ces donneurs d’ordre. Et celui qui combat par principe l’obstruction telle qu’on l’a pratiquée, par exemple, à Wackersdorf, s’en rend naturellement encore plus complice.
Chers amis, il y a ving-huit ans, j’ai – comme je l’ai rappelé – formulé à Hiroshima même le slogan : « Hiroshima est partout », puis j’en ai fait le titre d’un livre.
A l’époque, je voulais dire que chaque point de notre terre pouvait être touché et anéanti exactement comme Hiroshima. La situation actuelle est bien pire.
Car par un seul Hiroshima, peut importe où il a lieu, peu importe que ce soit à Harrisburg, Tchernobyl ou Wackersdorf et peu importe qu’il arrive en temps de guerre ou pendant notre prétendue paix, par un seul Hiroshima, tous les autres lieux de notre bien-aimée terre pourraient devenir conjointement un immense Hiroshima – et même pire. Car ce ne sont pas seulement tous les lieux dans l’espace, mais aussi tous les lieux dans le temps qui peuvent être ainsi touchés et le sont peut-être déjà. Si nous n’agissons pas aujourd’hui, il est possible que nos petits-enfants et nos arrières petits-enfants périssent avec nous, à cause de nous. Alors nous, les hommes d’aujourd’hui et nos ancêtres, nous n’aurons finalement jamais existé.
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Quelques expressions ou notions andersiennes :
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Décalage prométhéen :
(…) La témérité augmente avec le pouvoir, (…) plus le pouvoir dont on dispose est grand, moins on en use de façon réfléchie. Cette loi a ses racines dans le fait déjà mentionné du « décalage prométhéen », c’est-à-dire dans le fait que nous ne sommes pas, en tant qu’êtres doués d’ « imagination », à la hauteur de ce que nous produisons et « entreprenons », que les effets de nos productions et de nos projets sont d’autant moins représentables qu’ils sont grands et qu’on hésite moins, par exemple, à liquider cent homme d’un coup qu’à en tuer un seul.
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Aujourd’hui, le gouffre passe donc entre « l’imagination et la production ». Quant à l’impératif qui résulte de la prise de conscience de ce décalage, il s’énonce ainsi : Exerce ton imagination ! Cherche à l’étendre pour qu’elle reste à la hauteur de ce que tu as produit et des effets de tes actions !
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Tout-puissants parce qu’impuissants :
Nous ne sommes que des êtres prométhéides incapables de voir ce qu’ils font et d’arrêter le mouvement de l’activité qu’ils accomplissent si volontiers. Il ne suffit pas à ce propos de répéter la morale de la fable de « l’apprenti sorcier » : à savoir que nous sommes impuissants même si nous sommes puissants – cette situation est déjà obsolète. Il faut dire au contraire que c’est justement parce que nous sommes devenus tout-puissants que nous sommes impuissants à arrêter le moteur autonome de notre propre production : nous pouvons seulement lui opposer une insuffisante force de freinage.
Théologie atomique :
… Notre impuissance est la racine de notre toute-puissance et donc de notre « statut divin ».
Mal actuel :
Le « mal actuel » se distingue foncièrement de celui de la tradition européenne, c’est-à-dire chrétienne. Si nous nous méfions de l’homme d’aujourd’hui, ce n’est pas à cause du péché originel mais en raison d’une nouvelle insuffisance qu’il vient juste d’acquérir.
… Le mal qu’il faut combattre aujourd’hui ne se définit pas par le fait que l’homme est « chair ».
Ce qui nous fait mal, c’est qu’en tant qu’auteurs de notre travail, nous ne sommes pas à la hauteur de ce que nous produisons, c’est que nous ne saisissons pas les actes que constituent nos ouvrages du simple fait que nous les avons produits et que ceux-ci, maintenant, existent. Le mal actuel, c’est notre « Nous ne savons pas ce que nous faisons ».
L’élément « nature » (« sensualité »), « cupiditas »), qui avait jusque-là contribué à définir le « mal », a maintenant disparu. Ce n’est pas une « cupiditas » positive s’opposant à l’esprit qui nous a rendu ou nous rend méchants. Au contraire : puisque c’est notre imagination qui faillit à sa tâche, c’est l’ « esprit » qui, cette fois-ci, se révèle « faible ».
Menace :
La menace ne prendra jamais fin.
Si l’on se débarrassait de toutes les armes nucléaires, on ne se débarrasserait pas et ne pourrait pas se débarrasser avec elles du savoir-faire qui a permis de les fabriquer.
Puisque le danger est international, le salut doit l’être également.
Village :
Du fait que nous sommes en mesure, avec les essais nucléaires, par exemple – pour ne rien dire des bombardements nucléaires -, d’atteindre n’importe quel être vivant sur notre globe, chacun d’eux nous concerne désormais. Le globe est devenu un village. L’ici est devenu un là-bas et le là-bas, un ici. Tout contemporain est notre prochain. – Et ce qui vaut de l’espace vaut également du temps : cas nos essais nucléaires ou nos guerres ne touchent plus seulement nos contemporains mais aussi les générations futures. Elles aussi sont devenues nos voisines, elles aussi sont devenues nos contemporaines. Du fait que celui qui agit peut atteindre le lendemain par les conséquences de son action, tout demain est déjà pour lui une partie d’aujourd’hui. Et tout aujourd’hui, pour la même raison, déjà une partie de demain. (1959)
Supraliminaire :
Le danger est « supraliminaire ». Tout le monde connaît les stimuli subliminaux (qui sont trop petits pour franchir le seuil au-delà duquel un stimulus devient perceptible ou représentable). L’adjectif « supraliminaire » nous sert à qualifier les stimuli qui sont, eux, trop grands pour être encore perçus ou représentés. Ce n’est pas « bien que les stimuli soient trop grands » mais, au contraire, « parce qu’ils sont très grands, trop grands » que la menace reste invisible.
Cette fatale « supraliminarité » arrange bien sûr énormément tous ceux qui sont positivement intéressés à maintenir l’humanité dans l’ignorance. Ils peuvent compter sur elle, ils peuvent en tenir compte sans autre forme de procès dans leur tactique (1).
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(1) Ce n’est bien sûr pas un hasard si le « supraliminaire » (que nos ancêtres ne connaissaient que sous la forme esthétique du « sublime ») commence à prendre une telle signification pratique au moment où le « subliminal » (qui, au siècle précédent, n’avait fait son apparition dans la psychophysique de Fechner que comme un problème purement théorique) est devenu, en tant que méthode de « persuasion cachée », l’objectif de ceux qui veulent en finir avec l’homme. Dans les deux cas, l’homme est exposé à des moyens auxquels il succombe sans même pouvoir prendre position. Dans les deux cas, il s’agit d’une privation méthodique de liberté. (1962).
Démocratie :
… Le mot « démocratie » signifie que chaque citoyen a le droit et le devoir, bien qu’exerçant une profession particulière, de regarder à travers la grille qui entoure cette profession et de la franchir ; c’est-à-dire de s’occuper de la res publica parce qu’elle le concerne – ou, alors, ce mot n’a absolument aucun sens. Si un homme d’Etat comme celui dont on vient de mentionner le nom est indigné par le fait que ses citoyens ne tiennent pas compte des grilles qui entourent leurs professions et attirent l’attention sur les possibles effets et exploitations de leur travail, ce qui l’indigne – quel que soit le mot à l’aide duquel on veut estomper cette réaction -, c’est que les citoyens agissent au lieu de se contenter de l’alternative « travail ou loisir ». Bref, ce qui l’indigne, c’est qu’ils fassent valoir leur droit démocratique fondamental. (1959)
(J’ai dit que la « limitation » actuelle ne provenait pas en règle générale de la méchanceté du sujet individuel, mais qu’elle était plutôt la conséquence d’un caractère objectif de notre époque).
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Coupure de presse :
La catastrophe actuelle a été provoquée par l’imprudence des hommes
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Eisaku Sato, ex-gouverneur de la préfecture de Fukushima
| 28.03.11 | 12h25 • Mis à jour le 28.03.11 | 13h14
L’ancien gouverneur de la préfecture de Fukushima, Eisaku Sato, en septembre 2006.AFP
Tokyo, correspondant – Depuis des années, des personnalités politiques ont mis en cause le manque de transparence de la politique nucléaire japonaise. C’est le cas de l’ancien gouverneur de la préfecture de Fukushima, Eisaku Sato, qui avait engagé une bataille contre Tokyo Electric Power Company (Tepco), le propriétaire et l’exploitant de la centrale de Fukushima.
Réélu à cinq reprises, hostile à la politique néolibérale du premier ministre Junichiro Koizumi (2001-2006), cet ancien diplomate et sénateur, âgé de 71 ans, fut, entre 1988 et 2006, à la tête de la préfecture où il réside toujours.
Depuis des années, Tepco a falsifié des documents d’inspection. Vous-même, avez-vous pu constater ces malversations ?
Eisaku Sato : Il n’y a pas que Tepco qui est en cause. En 2002, mon administration a reçu un document de l’Agence pour la sécurité nucléaire et industriel (NISA) nous informant que Tepco avait reconnu avoir falsifié le contenu de rapports d’inspection concernant des dégâts détectés sur l’enveloppe du cœur de deux réacteurs dans Fukushima Daiichi.
J’ai pensé qu’une telle attitude était inadmissible, aussi bien de la part de Tepco que de NISA, l’organisme d’Etat chargé de la surveillance du fonctionnement des réacteurs nucléaires, qui avait gardé secrète cette information alors qu’elle leur avait été révélée deux ans auparavant.
Ce scandale a entraîné la fermeture du réacteur n° 1 et l’année suivante de 16 autres réacteurs pour procéder à des inspections. Jusqu’au 11 mars, je suis resté obsédé par ce cauchemar de falsification, lourd de présages. Ce que je redoutais s’est révélé exact.
Au début des années 2000, vous avez reçu une vingtaine de lettres d’employés de sous-traitants de Tepco se plaignant du non-respect des normes de sécurité à la centrale…
Nous avons commencé à recevoir des « notifications de l’intérieur » de la part de ceux qui ne faisaient plus confiance à l’autorité de surveillance. Ces lettres, qui résonnaient comme des appels désespérés, reflétaient l’inquiétude des employés pour leur sécurité en raison des conditions de travail.
Les auteurs disaient qu’ils devaient effectuer les travaux d’inspection deux fois plus rapidement que le prescrivaient les directives. Sans donner les noms, j’ai fait part du contenu de ces lettres à l’autorité de surveillance. J’ignore les suites qui ont été données à ces notifications après que j’ai quitté mes fonctions en 2006.
La responsabilité de la catastrophe actuelle revient-elle uniquement à Tepco ?
La catastrophe à laquelle nous assistons a été provoquée par l’imprudence des hommes due à une dégradation progressive du processus de décision politique. Des voix se sont élevées depuis des années pour demander que l’organisme de surveillance soit séparé du ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie (METI).
En d’autres termes, l’organe de surveillance est dans la mouvance de l’administration qui promeut la construction des centrales. On peut difficilement en attendre qu’elle soit très regardante. Le Japon passe pour un pays démocratique. Il l’est jusqu’à un certain point. Mais bien des décisions sont prises en fonction d’intérêts opaques et bien des domaines sont gangrenés par la corruption.
Pensez-vous que la gestion de l’énergie nucléaire doit être laissée à des entreprises privées, guidées par le principe de rentabilité ou bien par l’Etat ?
Je ne pense pas que le problème se pose en ces termes. La tragédie de Tchernobyl s’est produite dans une centrale sous contrôle de l’Etat. Au Japon, c’est une entreprise privée, mais la question de fond reste le contrôle démocratique du processus décisionnel.
Propos recueillis par Philippe Pons
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Merci cher ami.
La catastrophe nucléaire est l’horrible métaphore de la pensée de Günther Anders.
On a souvent tord de croire que cette catastrophe réside dans l’explosion. Elle explose continuellement, en vérité. Elle prend des vies et des choses dans son souffle mais nous ignorons tellement son véritable message. L’explosion est surtout sa manière de nous prévenir de son arrivée. Elle s’installe, durablement. Elle emménage et habite dans ce que l’on appelle, une « Zone ».
Elle propulse des territoires dans un univers qui se sépare de l’homme, qui modifie l’essence de son milieu pour le rejeter. Elle modifie le sens de son rapport au monde : dans la Zone, le seul rapport que nous avons avec le monde se traduit dans l’écran du compteur Geiger. Pourtant nous continuons de voir un monde, un fantôme de monde, autre concept Andersien. Et le degré de radioactivité est l’infra-liminaire de ce monde, accouplé au supra-liminaire, source de l’erreur commise par l’homme en s’engageant dans le projet nucléaire.
En bref, si l’on veut comprendre Anders, il faut prendre son baluchon et s’en aller faire une ultime promenade à travers la Zone de Tchernobyl, y regarder le paysage et se dire que l’on n’y voit rien. Puis mourir.
A bientôt. Je suis aussi en train d’y réfléchir sérieusement.
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Chers contemporains du temps de l’après!
Je vous rejoins dans votre constat, non pour plaider une cause, peut-être pour poser une question. Mais peut on encore se poser une question face à l’état de notre monde?
N’étant pas encore un fin lecteur de G. Anders, je ne m’avance pas pour traiter une théorie que je ne maitrise pas. Mais je suis entièrement d’accord qu’il faut réaliser que l’explosion a lieu continuellement, et que cet aspect de la catastrophe possède une qualité particulièrement terrifiant.
Ce qui fait dans un premier temps son aspect terrifiant est son immédiateté, sa localisation dans le temps et l’espace de manière totale, et son absoluité vis à vis de la conscience humaine. Cette immédiateté prend en compte l’entièreté du monde humain, et je citerais Chris Marker parlant du film Le Sacrfifice de A. Tarkovski qui illustre bien la relation qui uni à présent l’individu et le devenir du monde.
«Mais nous sommes au XXe siècle, celui qui a inventé le mot « totalitaire » parce que chaque mot, du mot survie au mot destruction (en passant par le mot tyrannie), est devenu capable d’épuiser la totalité de son contenu. C’est pourquoi le sacrifice demandé à M. Aleksander sera total, c’est pourquoi son enjeu impliquera la totalité du devenir humain – et c’est ainsi que par fidélité à un mot, le quotidien aura basculé dans l’absolu.»
Le monde ne semble plus faire question, mais, étrangement, nous n’y voyons plus rien
En effet, comment peut-on se dire qu’un caractère absolu qui se manifeste à l’individu échappe par la même à tout moyen tangible de l’appréhender?
Ce serait que cette immédiateté se cache justement derrière ce compteur Geiger, qui est dans l’incapacité de situer le danger que revêt ce sous-monde technicisé. Le fossé qui sépare le compteur Geiger du monde se situe dans la faille qui sépare la conscience de la connaissance, fossé qui a pris un caractère infranchissable pour l’action humaine, et c’est pour cela que justement Alexandre dans Le Sacrifice a effectué le seul geste qu’un architecte du temps de l’après peut faire, détruire la maison.
Nous avons l’heureuse chance de participer à une «journée verticale» dans notre chère école d’architecture. Il est solidairement proposé de témoigner de notre compassion à l’égard de la population japonaise qui a eu a subir cet accident supra-liminaire, par la réalisation d’un mémorial en carton recyclé. Bien que cet élément festif dans le cursus d’un étudiant en architecture révèle bien le caractère supra-liminaire de l’évènement, il est posé la question de la possibilité d’un acte architectural dans cette situation. La pensée du mémorial est bien une des question du siècle précédent, et semble plus que jamais d’actualité pendant que l’humanité se vente de la mort d’un homme… Il faudrait trouver un moyen de faire se confronter le promeneur à la nature supra-liminaire d’un tel «objet» qui ne peut pas avoir le moindre trait architectural, sinon le propos reste silencieux, quand bien même il puisse y avoir un langage pour un tel mémorial.
Pour ce qui est du langage, une promenade aArchitecturale à travers la zone de Tchernobyl serait en effet plus évocatrice, peut-être qu’une chambre ultime en effet s’y trouve, si la mort est une forme de conscience.
Puisque notre contemporanéité nous situe étrangement dans un même lieu, et en même temps nous sépare entièrement, je lance vous un grand «salut» schizophrène.
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