.
.
.
Elisabeth de Fontenay vient de publier dans Libération un article élogieux du numéro que les Temps Modernes ont consacré à Heidegger et à la question du lieu.
Je juge cet article « impossible » dans le sens où il ne fait qu’écumer ce qu’un auteur reconnu en philosophie ne peut que vouloir qu’on fasse pour, précisément, couvrir et faciliter une introduction du nazisme dans la philosophie.
Je vais ici reprendre point par point la « brève » d’E. de Fontenay et démonter sa logique d’argumentation.
L’auteur n’hésite d’ailleurs pas à utiliser d’entrée de jeu des mots qui tuent. Ainsi de « scélérat » à propos du titre de l’ouvrage d’E.Faye : Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie.
Un livre peut être incontournable et porter un titre scélérat : ce fut le cas de Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, paru en 2005. Emmanuel Faye, au terme d’un travail exhaustif sur les séminaires inédits de 1933-1935, et s’armant d’un apparat critique impeccable, y livrait des révélations accablantes qui venaient s’ajouter à celles déjà produites par Victor Farias en 1987.
On peut donc, selon de Fontenay, mener un travail irréprochable et commettre un titre scélérat. Elle ne s’interroge pas une seconde sur le fait que le titre pourrait être une conclusion s’imposant précisément à la suite de ce travail.
Je soutiendrai plus loin qu’on peut, par l’interprétation, comprendre qu’Heidegger procède bien à l’introduction du nazisme dans la philosophie.
Efforçons-nous de comprendre pourquoi le titre serait ainsi scélérat.
Il fallait décidément abandonner la thèse des seulement dix mois, puisque Heidegger avait maintenu son soutien au régime nazi et n’avait aucunement renié les nombreux écrits qui en témoignaient. D’où ce titre destiné à frapper d’interdiction l’édition, la traduction et la lecture de l’oeuvre maudite.
Autrement dit, même si un chercheur est convaincu qu’Heidegger introduit le nazisme dans la philosophie, il ne faut pas qu’il le dise et cela pour éviter de passer pour un procureur et un censeur. Le nazisme ne devient qu’une caractéristique faisant d’une oeuvre une « oeuvre maudite ». Cela la rendrait même ainsi, d’une certaine manière, sympathique. Heidegger se retrouve aux côtés d’un Baudelaire, d’un Van Gogh, d’un Céline.
Le titre est donc scélérat pour vouloir une interdiction. Il est vrai que, si la liberté de pensée veut dire quelque chose, le titre pourrait être la formulation responsable et bien pesée d’une thèse. De Fontenay ne reconnaît pas ainsi à E. Faye la liberté d’énoncer et de soutenir une thèse puisque le titre ne viserait qu’à une interdiction.
Il y a au reste une contre-vérité. Faye recommande surtout qu’on continue des recherches sur Heidegger en tant qu’il introduit le nazisme dans la philosophie. Cela, certes, signifie qu’on modifie le « statut » de l’auteur. Qu’on le veuille ou non, c’est comme nazi qu’Heidegger est lu et instrumentalisé par certaines mouvances d’extrême-droite. On pourra bientôt lire à ce sujet le livre de Farias : L’héritage de Heidegger dans le néonazisme, le néofascisme et le fondamentalisme islamique.
Par ailleurs, sur les radios ou à la télévision, Faye a toujours déclaré qu’il fallait précisément traduire et publier des textes encore inconnus et qui confortent la thèse de l’introduction.
Ce qu’oublie de Fontenay c’est qu’un auteur reconnu ne peut introduire le nazisme dans la philosophie qu’à la condition qu’on puisse le nier, le dénier ou le minimiser.
La qualification du titre de Faye comme scélérat permet en l’occurrence de minimiser l’importance du fait qu’Heidegger ne s’est pas seulement égaré pendant « dix mois ».
Il a été völkisch, et un völkisch radical; s’est rallié avec enthousiasme à Hitler; s’est félicité d’Auschwitz et à procéder à une légitimation rampante et codée du nazisme jusqu’à la fin de sa vie.
Et pourtant, autre chose est l’exhibition, ce que Derrida appelle l’archive hideuse, autre chose, l’interprétation d’une oeuvre. On ne peut, ayant lu Heidegger en philosophe, tenir ses écrits pour une traduction de l’idéologie nazie dans l’ontologie fondamentale.
C’est pourtant ce qui a lieu.
Derrida a écrit : « Je crois à la nécessité d’exhiber, si possible sans limites, les adhérences profondes du texte heideggérien (écrits et actes) à la possibilité et à la réalité de tous les nazismes ».
On me dira : oui mais Derrida c’est Derrida et Faye n’est qu’un inquisiteur. (Sans parler du phiblogZophe…). Oui mais Derrida a pourtant bien écrit ce que je cite ici.
Lévinas a écrit : « L’article/Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme/ procède d’une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n’est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s’était pas assurée. Possibilité qui s’inscrit dans l’ontologie de l’Etre, soucieux d’Etre – de l’Etre « dem es in seinem Sein um dieses Sein selbts geht » (*), selon l’expression heideggérienne. » (* L’être dans lequel il y va de son être même).
Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Rivages Poche 1997, page 25.
Ici même, un des introducteurs et traducteurs de Heidegger des plus autorisés et des plus célèbres semble admettre l’existence d’une certain « rapport » entre l’ontologie fondamentale et le nazisme.
Mais c’est de Fontenay qui lit Heidegger en philosophe et non Emmanuel Levinas.
Précisément : un introducteur du nazisme dans la philosophie ne demande qu’une chose, au moins à certaines périodes, c’est que quand on le lit en philosophe c’est pour pouvoir dire que cela n’a aucun rapport avec le nazisme! (Et le tour est joué!)
Si Faye plaide à charge, avec l’allégresse du liquidateur, c’est qu’il ne s’est pas représenté la douleur qu’éprouvait Levinas face à la grandeur d’ Etre et Temps, c’est qu’il ne s’est pas demandé pourquoi la lecture de Heidegger avait pu donner au dissident tchèque martyr, le philosophe Patoçka, la force, dans sa détresse, de résister.
Il s’est si bien représenté cette douleur, chère madame, qu’il a sans doute mieux compris que vous le sens de l’affirmation de Levinas sur le rapport entre l’ontologie et le Mal élémental.
Quant à Patoçka en quoi cela prouve qu’Heidegger n’introduit pas le nazisme dans la philosophie? Il faut le faire, tout de même, une telle introduction! Cela signifie qu’il y a toujours la possibilité de lectures « positives ». On me dira : précisément, cela prouve qu’il y a « quelque chose ».
Oui, il y a des interprétations multiples possibles. Heidegger ne pouvait pas introduire le nazisme sans mériter de la philosophie.
Pour une part, mais pour une part seulement, et surtout quand on est dans la « nécessité », nous pourrions dire comme Wittgenstein : le sens de Heidegger est son usage dans le langage.
Et il y a un usage de Heidegger par Heidegger entièrement soumis à l’objectif d’introduire le nazisme dans la philosophie.
Du reste, le plus déconcertant, avec ce réquisitoire et quelques autres du même genre, c’est qu’ils continuent à ignorer que Derrida, Lyotard, Lacoue-Labarthe, Janicaud n’ont eu de cesse, dans leurs travaux, de déconstruire cette pensée, d’un interroger les présupposés, d’en souligner les risques, attestant ainsi que c’est seulement au niveau de compétence d’une lecture interne, activement perplexe qu’il fallait se situer pour juger.
Je ne dirai pas le contraire à propos de l’importance des lectures citées. Mais, encore une fois, il y a une thèse qui est celle de l’introduction du nazisme dans la philosophe. On peut et doit soutenir librement une thèse à laquelle on croit. Par ailleurs cette thèse enrichit les approches et donne du sens, même si c’est un sens qu’on condamne, à certains agencements heideggériens.
Exemple : pour le phiblogZophe le « berger de l’Etre » de la Lettre sur l’humanisme est un nazi, est un SS! L’expression désigne ceux qui ont été dans le box des accusés à Nüremberg!
Relisons et « déconstruisons » encore et toujours Heidegger à partir de la thèse de l’introduction. N’interdisons rien, mais encourageons ces nouvelles lectures.
Le dernier numéro des Temps modernes, qui compore un important dossier sur Heidegger, n’élude pas la question de savoir si le soutien au régime nazi était consubstantiel à sa philosophie. En ouverture est en effet reproduite à la fameuse controverse qui opposa au sein de la revue, en 1948, Löwith et de Waelhens. Le premier, allemand et juif, qui avait du fuir une Allemagne dirigée par les amis de celui qui avait été son maître, trouvait dans la décision résolue et l’être pour la mort, ces expériences de pensée qui font d’ Etre et Temps un bouleversant recommencement philosophiquement, la voie ouverte à l’acceptation des thèses et des pratiques du national-socialisme. Le second, Waelhens, s’offusquait d’une telle simplification, mais d’une manière qui nous semble aujourd’hui bien légère.
Oui, le problème est précisément celui-là, de cette légèreté. Est-elle le symbole de ce numéro fondamentalement raté?
Que signifie le fait de s’en tenir à cette « fameuse controverse » pour ouvrir un débat qui n’a pas vraiment lieu? Et cette controverse pourquoi faudrait-il qu’elle soit si fameuse?
L’intérêt du dossier que font paraître les Temps modernes c’est qu’ils nous font échapper à la répétitive rhétorique de l’accusation et de la défense.
C’est toujours ce qu’on dit pour ne pas bouger d’un pouce sur la thèse « légère » de l’innocence politique de l’ontologie fondamentale heideggérienne. Richard Wolin, par exemple, est de ce point de vue infiniment plus engagé et plus intéressant que les Temps soi-disant modernes.
La question politique ne cesse pas pour autant de rôder : disons qu’elle se trouve déplacée.
Où va-t-on? Heidegger lui-même n’a jamais cessé de « déplacer » sa vision « nazie » de la politique. Ne serait-il pas temps de la « replacer »?
Deux jeunes philosophes, Cohen et Zagury-Orly ont, en vue d’un questionnement assez inédit – Qu’appelle-t-on le Lieu? – , réuni quelques chercheurs reconnus : ceux qui sont recevables par une communauté démocratique, pas ceux qui escamotent sans pudeur l’engagement nazi du philosophe.
Nous serions rassurés s’il n’y avait pas autant de « déplacement ».
Se succèdent des contributions de Franck, Pradelle, Zarader, Mattéi, Dastur, Escoubas, Bernet, Bensussan. Sur Heidegger encore, mais hors lieu, on peut lire des articles de Grondin, Caeymaex, Tertulian et Barash. Ce numéro comporte en outre deux textes : l’un, inédit, de Heidegger, Remarques sur art-sculpture-espace, l’autre, de Sloterdijk, Insomniaque à Ephèse.
On comprend pourquoi la question ne pouvait être que déplacée et abordée de biais. C’est une chose de ne pas escamoter un engagement nazi, c’est une autre chose que de se donner explicitement les moyens de comprendre sa « profondeur » et ses procédés rhétoriques.
L’interrogation sur le lieu est sensible à plus d’un titre. D’abord parce que c’est primordialement du temps et non de l’espace que Heidegger a renouvelé la pensée. Ensuite parce qu’espace et lieu ont pu se laisser confisquer comme espace de la nation, du peuple, de la communauté, comme terroir, enracinement, sol natal. Enfin, parce qu’on peut se demander si l’une des plus décisives différences entre Levinas et Heidegger ne se trouve pas dans le discrédit dont le premier a frappé les superstitions, génies et autres mystères propres au lieu.
Où continue-t-on d’aller? Ne fait-il pas problème que le nazisme, et la mouvance völkisch, se sont massivement appuyés sur les « supersititions, génies et autres mystères propres au lieu »? Et le Volk qu’est-il au juste par rapport au lieu?
Le phiblogZophe reviendra ailleurs sur cette question « sensible ».
La plupart de ces textes prennent en compte le tournant de la pensée heideggérienne au début des années 30.
Merci pour le « début des années 30 »! Le tournant demeure ainsi un événement strictement intra-philosophique.
Alors que ce « début » c’est précisément l’arrivée au pouvoir des nazis. C’est ce qu’Heidegger « intériorise » en l’espèce de la Kehre.
L’apologie heideggérienne du local aura dés lors comme conséquence son appui au projet de la solution finale. Plus tard, avec les textes sur l’habiter il fera, avec une abjection sans pareille, la publicité pour l’oeuvre effectuée à Auschwitz et par Auschwitz : on peut maintenant habiter en poètes!
Avant le tournant, se développe la problématique du Dasein, de l’existant et du sens de l’être, une réflexion sur le da du Dasein, sur l’être-là, d’un là qui n’est ni ici, ni là-bas mais auprès des choses mêmes, en une expérience de l’ouverture où s’accomplit la co-appartenance initiale de l’homme et de l’espace.
Je tiens le projet de l’herméneutique du Dasein pour la version heideggérienne de la « science allemande ».
Le thème de la « co-appartenance initiale de l’homme et de l’espace » appartient à la série qui cherche à fonder la légitimité du Volk, du « peuple de poètes et de penseurs » à être le « berger de l’Etre », formule qu’il faut comprendre comme la métaphore de l’homme nazi. Cet homme nazi, d’un même mouvement, extermine les déracinés et s’ouvre à l’être de la rose des Alpes.
Après le tournant, s’essaye une méditation sur l’histoire et la vérité de l’Etre qui tout à la fois se donne et se retire. D’où une approche du bâtir et de l’habiter qui peut faire comprendre que tel pont, par exemple, n’occupe pas un lieu mais que le lieu provient du pont.
Je me range ici à l’avis de Richard Wolin. On ne comprend rien à Heidegger si on sépare l’ontologie du politique, (du politique de la politique nazie).
C’est ici un programme et un projet : nous nous abusons nous-mêmes, et sommes le jouet de Heidegger, à croire la disjonction possible entre les deux.
Ce qu’il faut comprendre c’est pourquoi et comment Heidegger pense de telles choses alors même qu’il n’a jamais cessé de penser que la solution finale représentait le « commencement originaire ». Pour lui c’est un événement majeur de l’histoire de l’Etre!
Une indication : quand Heidegger, dans un retournement « magique » dit « le monde n’est pas dans l’espace mais l’espace est dans le monde », il ne fait que formuler le principe d’une sorte de démiurgie poético-ontologique du Volk en tant que celui-ci a l’autorité absolue quant aux autres groupes humains.
Ce n’est que la version heideggérienne de la théorie nazie de l’espace vital.
Heidegger n’a jamais cessé de croire qu’il faisait la philosophie fondamentale du nazisme.
C’est seulement en acceptant la thèse de l’introduction qu’on peut comprendre comment s’agencent les thèmes heideggériens et comment on peut donner un sens à toutes les déconstructions esquissées jusqu’ici.
Dans une même orientation de pensée, Dastur peut écrire qu’habiter au sens propre veut dire « être capable de maintenir la distance au sein de la proximité et de faire place à l’étrangeté dans son propre lieu natal ».
C’est beau mais je ne vois pas en quoi l’homme nazi ne trouverait pas intéressant de nourrir un sens fort de l’enracinement tout en se donnant les moyens de ne pas vivre comme un veau mais de cultiver son sens de l’ex-tasis.
Il faut être en forme pour dominer le monde, pour exterminer et mettre en esclavage. Il faut avoir sa fibre locale-géniale tout en étant en ex-tasis.
Heidegger n’a jamais cessé de dire cela : la grandeur – qui implique une sorte de culture de l’extase – n’est possible qu’à partir de l’enracinement.
A l’écart d’une alternative entre dénégation dévote et procès sommaire, Claude Lanzmann a su faire de cette livraison des Temps modernes un des quelques lieux où l’on puisse encore tenter de penser avec Heidegger.
La phrase ne m’impressionne pas. Les Temps modernes ruminent ici une certaine histoire.
Nous avons besoin de lieux où l’on peut commencer vraiment à comprendre Heidegger, à comprendre comment il a étroitement mêlé un discours ontologique et une conviction nazie profonde, exterminatrice et jamais ni démentie ni repentie.
J’ai la tristesse d’avoir la conviction que le projet même d’introduction du nazisme dans la philosophie a représenté pour Heidegger un défi hautement stimulant. Et pour l’heure plutôt réussi.
____________
A paraître prochainement en Italie :
.
.
.
.
.
.
.
.
.