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Beaucoup ont en mémoire le début d’ Etre et Temps : « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli… ».
Je ne sache pas qu’on ait tenté une lecture « idéosophique » systématique de cette oeuvre de Heidegger de 1927. J’appelle idéosophique un point de vue consistant à analyser le texte philosophique en tant qu’il est soumis à une « pré-compréhension » idéologique réfléchie.
La problématique est certes complexe.
Il faut d’abord tenir compte d’une différence entre l’idéologique inconscient et l’idéologique réfléchi et « conscient de soi ».
Ce qui demeure de l’analyse marxienne est qu’on ne peut jamais totalement abstraire un texte de nature philosophique de la société où il a été produit. Il reste que, en philosophie, il est toujours possible de dégager des points de fuite ou des horizons qui transcendent l’idéologique. Aristote, par exemple, n’a pas été en mesure d’imaginer comme possible, et donc souhaitable, une autre société que la société esclavagiste. Mais l’aristotélicisme ne peut pas se réduire à une doctrine esclavagiste. Aristote peut se lire « contre » Aristote.
Il faut par ailleurs avoir à l’esprit ce qui spécifie :
1 L’énoncé idéologique
2 L’énoncé scientifique
3 L’énoncé philosophique
4 L’énoncé religieux
L’énoncé philosophique phénoménologique husserlien vise à être également un énoncé scientifique.
L’énoncé philosophique phénoménologique heideggérien a au contraire l’ambition de penser alors que « la science ne pense pas ».
Voilà une question : qu’est-ce qu’un énoncé philosophique qui ne serait pas principalement un énoncé idéologique et qui, malgré tout, se réfléchirait comme étant nettement différent, à savoir plus « pensant », que l’énoncé scientifique?
S’agissant d’ Etre et Temps la question serait alors de savoir si le différend trés motivé (et motivant) que Heidegger a nourri à l’encontre de Husserl et de sa phénoménologie peut s’analyser uniquement en termes philosophico-scientifiques.
Je ne le pense pas.
Il y a comme un « donné », un préalable au dissensus heideggéro-husserlien. La phénoménologie husserlienne aurait constitué un défi majeur pour Heidegger. La « déconstruire », voire l’abattre – et la dédicace à Husserl n’est peut-être pas une marque de déférence sincère – c’était reprendre en mains un jeu qui représentait une menace pour la « science allemande ».
La problématique heideggérienne a consisté à opposer au cogito transcendantal husserlien héritier de Descartes une conception de la réalité humaine fondée au contraire sur le particularisme « populaire ».
Du cogito transcendal husserlien au Dasein il s’est agi, pour Heidegger, de barrer la route à la « métaphysique de l’universel » au profit d’une conception faisant droit à la particularité du peuple, du Volk, en tant que celui-ci a en don un génie qui légitime ses ambitions à la domination y compris en termes démographiques, (laquelle justifie à son tour la biopolitique d’extermination).
Bien avant l’expression nazie de « science allemande », la « destruktion » heideggérienne de la phénoménologie husserlienne, via l’analytique et l’herméneutique du Dasein, obéit à un mouvement de clôture sur une ipséité de nature völkisch.
Lorsque Heidegger met en avant l’ouverture du Dasein il s’agit d’une ouverture à l’Etre. Ce n’est pas une ouverture à un universel. Car l’Etre est aussi le nom du « génie du peuple ». Et l’ouverture du Dasein est l’ouverture du Dasein à un monde où il exercera la domination. Le Dasein se ferme à l’universel pour orienter son ouverture vers la domination du monde. Cette domination est « spatiale » alors que l’universel est « métaphysique ».
La philosophie « scientifique » est urbaine, cosmopolite, elle est le laboratoire d’une civilisation-monde.
L’anti-philosophie heideggérienne est paysagère, sur-territoriale, en accord en cela avec les conceptions racistes qu’elles soient de formulation biologique ou de formulation spirituelle.
Nous pouvons au moins être d’accord sur ce point avec Heidegger : son texte n’est pas philosophique.
Et il est vrai que, dés lors qu’on dégage les véritables lignes de force du discours heideggérien, il apparaît peu d’occasions d’une véritable discussion.
L’entreprise heideggérienne est une entreprise destinée à assurer, dans le champ discursif à caractére philosophique, la domination d’une conception raciale, laquelle ne peut tolérer une seule seconde la « métaphysique de l’universel ».
C’est pourquoi je dis du texte heideggérien qu’il est idéosophique. Heidegger ou la sophistique au service de l’idéologie en tant qu’elle prétend faire « main basse » sur le peuple.
Ce n’est pas un texte marqué plus ou moins d’idéologie inconsciente ou vaguement réfléchie à travers un conformisme, c’est un texte qui se donne pour tâche de fournir une argumentation de type philosophique à une idéologie militante raciste. Le Dasein, c’est le Volk en son génie de sang, de terre et d’esprit.
A la différence d’Aristote Heidegger est un révolutionnaire, un révolutionnaire-conservateur. Il veut d’entrée de jeu concourrir à la domination du Dasein. (Lequel Dasein, puisqu’il est l »être-le-là », est surtout et avant tout allemand).
L’entreprise culminera quand, pouvant compter sur l’effectivité de l’hitlérisme, Heidegger est allé jusqu’à traduire dans une sorte de novlangue ontologique le national-socialisme lui-même, extermination comprise.
Bref, la « politique de l’être ». (Wolin).
Aprés la guerre, après la fermeture d’Auschwitz il osera, à la barbe des alliés, appeler « éthique originelle » ce qui atteste de l’appartenance d’Auschwitz à l’historialité et au « commencement originaire » promis dans Introduction à la métaphysique en 1935.
Heidegger a constitué un véritable tandem avec Hitler. Il l’a même devancé. Hitler mort il a pris la relève notamment à travers cette notion « d’éthique originelle ».
Mais alors « être », ce que nous oublions, que cela signifie-t-il?
Pour le dire simplement c’est la race, au sens völkisch et nazi, mais associée à un flou et à une certaine épaisseur « ontologique ».
C’est aussi, en lieu et place du Dieu de l’ontothéologie, une sorte de dieu.
Ce n’est pas Dieu, mais le dieu.
Il vient prendre la place du Dieu mort du christianisme. Avec d’autant plus d’allégresse que ce Dieu mort vit encore chez des peuples que l’occident chrétien a profondément violenté et dont il a maintenant peur.
En ce sens la mort de Dieu c’est aussi la mort d’un Dieu qui a permis à l’occident de dominer le monde et qui risque de se retourner maintenant contre lui.
D’où la constitution d’une sorte de dieu « catho-païen » en ceci qu’il est devenu le dieu de la race.
Il se serait passé ceci. Le Dieu du monothéisme chrétien, qui fut d’abord judéo-chrétien, est une certaine idée de l’universel.
Mais cette idée à été confisquée par l’occident au profit de sa domination laquelle s’est exercée souvent dans des formes d’une extrême violence.
Or ce Dieu-Universel peut encore constituer une forme symbolique capable de soutenir des mouvements d’émancipation.
En ce sens l’occident aurait eu intérêt à le faire mourir ce dieu!
Il faudrait par exemple se donner la peine de comprendre ce qui s’est passé et se passe encore entre la théologie de la libération, la politique vaticane et l’islamisme.
Il n’est pas certain que Rome soit en mesure de libérer Dieu de son instrumentalisation occidentale. Le veut-il vraiment?
Heidegger appelle « être » Dieu en tant qu’il devient un dieu comme dieu de sang et de race.
Le nazisme se noue trés exactement à ce point où Dieu – le dieu unique, universel-chrétien – se sépare tragiquement en un dieu idole et païen, qui est celui de la race et du sang, et un souvenir d’émancipation qui se transforme idéologiquement en une menace que le « Reich » doit combattre par tous les moyens. Le judaïsme, en ce qu’il a toujours maintenu le lien entre le particularisme – par exemple le particularisme de l’élection – et l’universel était incompatible avec cette « conception du monde » où les peuples sont profondément et violemment hiérarchisés. (*)
Quand Heidegger parle de l’être le signifié du terme est en réalité au moins ambivalent.
Etre renvoie à toute une série comportant la race, le sang, la terre, le génie du peuple en un mot l’ipséité völkisch. (1)
Mais être signifie également « être » au sens d’une ontologie formelle. Au premier sens : Hitler; au second : Aristote. (2)
Quelque soit le texte de Heidegger le curseur sémantique peut se déplacer entre 1 et 2. Les deux sens sont toujours coprésents.
Cela signifie pratiquement qu’il est toujours possible de traduire Heidegger en « hitlérien » d’un côté et, de l’autre, de tenir un discours « formel » par exemple sur les rapports de Heidegger avec Parménide et Aristote.
La fin de la philosophie, pour Heidegger, n’était pas simplement « hégélienne », elle était allemande : heideggéro-allemande, c’est-à-dire hitlérienne. Le Reich comme savoir absolu.
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(*) Il est ici possible de faire une hypothèse sur quelque motif à l’origine de l’antisémitisme en tant qu’il prend appui sur la judéophobie chrétienne. La diabolisation du Juif serait une manière de détourner l’attention du fait que l’universalisme chrétien, paradoxalement d’origine juive, a été confisqué au profit d’un pouvoir particulier. Souvenons-nous de la participation d’une partie de l’église à la mise en esclavage des indiens d’amérique, à leur extermination, au pillage des trésors culturels d’or et de pierres précieuses des civilisations pré-colombiennes. Souvenons-nous de la durée et de la monstruosité de la traite des noirs et leur mise en esclavage.
Le monothéisme judéo-chrétien peut se comprendre comme un anti-pharaonisme. C’est la charte d’une contre-Egypte. Le problème est que l’Eglise n’a pas su résister à la tentation du « pharaonisme ». D’où la scission tragique du divin lequel devient un Dieu, celui de l’homme blanc occidental, tandis que le judaïsme servait d’exutoire et de bouc-émissaire.
Le nazisme a poussé jusque dans ses conséquences les plus atroces le principe de cette scission. Il s’est dégagé définitivement du christianisme en ce qu’il constituait à ses yeux une aporie et une menace.
C’est toujours une tentation de l’Eglise que de reprendre la main en produisant une interprétation identitaire du christianisme.
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