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Dans le paragraphe 32 des Prolégomènes à une histoire du concept de temps, qui est le texte d’un cours de 1925, on peut lire comme la déclaration de principe de que je n’hésiterais pas à nommer la « propagande heideggérienne ».
« Si les historiens de génie arrivent justement, dans la recherche historique, écrit Heidegger, à concevoir plus originairement ce qui semblait avoir reçu son interprétation définitive, ce n’est pas par quelque caprice comme s’il leur fallait modifier une fois de plus ce qu’on avait pensé auparavant sur le sujet, mais ils ne font que mener à bien la destruction de ce qui avait été déjà mis à découvert par le passé d’une certaine manière mais qui de nouveau s’est trouvé dégradé ». (P. 434).
Jusque là nous avons à prendre acte que les « historiens de génie » n’agissent pas pour le simple plaisir du caprice – par exemple pour se distinguer à tout prix – quand ils modifient l’état du savoir historique. Remarquons et concédons précisément que Heidegger ne parle pas de savoir. Le Dasein – et le Dasein que sont aussi les « historiens de génie » – a une capacité d’expression fondée sur un « état d’explicitation donné au préalable ». Le Dasein est découvrement quand bien même ce découvrement – il a au reste pour corollaire un recouvrement relatif – se dégrade et, dirions-nous, se pétrifie en « discours sur… » convenu, en bavardage et, en l’occurrence en « bavardage historique ». Nous attendons alors, certes de manière dite « traditionnelle », que l’opposé du caprice soit constitué par, pour paraphraser ici Heidegger, un « authentique souci » d’objectivité. Or, précisément, il n’en est rien. « Il est donc absurde, poursuit-il, d’imaginer que la rercherche historique pourrait s’achever à un moment quelconque, comme si l’on pouvait savoir une fois pour toutes ce qui a eu lieu dans l’histoire ». Et de conclure, à la suite de cet « il est donc absurde » lequel ne signifie en réalité que l’accord des propositions heideggériennes sur l’histoire avec ses propres présupposés : « Cette idée d’objectivité n’est pas de mise dans la science historique pour des raisons essentielles ». Nous attendions là aussi que le caractère toujours ouvert du « discours historique » soit compris comme le résultat de la reconnaissance du principe d’objectivité, celui-ci contraignant à ce qu’on pourrait appeler une éthique des révisions. En réalité, dans la foulée de la « destruction » de la phénoménologie husserlienne, Heidegger répudie purement et simplement l’idéal d’objectivité et de vérité historiques.
La matière de l’historique est constitué par un entrelacement complexe, et souvent d’apparence confuse, de séries d’événements ayant eu lieu. (Ici l’historique n’a rien à voir avec l’historial heideggérien). On peut à la fois affirmer qu’il est à jamais impossible de reconstituer dans toute sa complexité n’importe quelle séquence de cet entrelacement et poser que, par le moyen de modèles explicatifs concurrents, il s’impose d’élargir progressivement le cercle d’intelligibilité de manière à intégrer « à la limite » les séquences envisagées. Il faut certes admettre conjointement que les historiens dépendent pour une part effectivement de leur « entente préalable » de ce dont il est question dans la recherche historique.
Cependant ce que fait Heidegger dans ce passage c’est de s’approcher au plus prés d’un « principe de réalité » puis de le subvertir par un retour massif aux structures du Dasein. « Cela montre que la recherche et la science elles-mêmes ne représentent que des possibilités d’être du Dasein et qu’elles sont pour cette raison nécessairement sujettes aux modifications d’être du Dasein. » Sous le prétexte que le concept de chien n’aboie pas Heidegger soumet totalement, et par principe, « la recherche et la science elles-mêmes » aux « modifications du Dasein« .
Pourquoi, en ce sens, faudrait-il que la thèse de l’introduction du nazisme dans la philosophie par Heidegger ne soit pas autre chose qu’un fantasme, qu’une calomnie, qu’un délire? La tenue avec laquelle Heidegger formule ses « thèses » ne saurait nous contraindre à ne pas déclarer qu’il ne fait que proposer ici une histoire sur mesure. Est-ce à dire, pour les temps futurs (par rapport à l’année 1925), et dans le cas où les nazis parviendraient au pouvoir et à accomplir le « commencement originaire » promis à sa manière par le mouvement völkisch, un Heidegger sur mesure, par exemple en « résistant spirituel »?
Le Dasein, en ses modifications, n’est-il pas ainsi la mesure de toutes choses?
Dans ce texte de 1925 Heidegger se fait (déjà) le chantre de la propagande historienne la plus soumise. L’historien sera un « poète » au service de l’Etat nazi et de sa capacité à répondre de l’historialité. Plus tard il aura même la possibilité de pratiquer massivement le négationnisme.
Ce que Heidegger lui-même ne s’est pas privé de faire.
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