F. Dastur, l’habiter et Heidegger

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Le recteur peut aujourd’hui paraître en uniforme de la SA au lieu de la robe officielle de vieille tradition. A-t-il par là fait preuve que l’université a changé? Cela, tout au plus, jette un voile sur le fait qu’au fond tout reste comme avant. Nous pouvons faire complétement nôtres les nouvelles obligations et les nouvelles dispositions, et pourtant nous fermer au mouvement véritablement propre de l’événement. (Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, page 92).

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Avant Dastur

Par quelles pirouettes grotesques pourrait-on arriver à nous faire croire que Heidegger désigne malicieusement, par l’expression « mouvement véritablement propre de l’événement », et dans ce texte de 1934, une quelconque allusion à une résistance spirituelle au nazisme? Ecarté en réalité tactiquement de ses responsabilités rectorales pour cause de radicalisme, il se moque ici du nouveau recteur « en uniforme de la SA ». Heidegger, avec ses vêtements civils – vêtements auxquels il sait parfois donner un délicieux petit tour völkisch… Heidegger en « nain de jardin »… – adopte les positions de la SS.

Heidegger veut une révolution  nazie hitlérienne « pure ». Dans le texte (La logique…) publié en français en février 2008, texte que les spécialistes français germanophones de Heidegger connaissaient pourtant depuis longtemps, il justifie ce qu’il nomme « décision ultime » et qui n’est rien d’autre que le passage de l’antisémitisme de « faits divers », qu’il exécre, à un antisémitisme d’extermination auquel il prêtait déjà, dans Introduction à la métaphysique, la signification d’un « commencement originaire », d’un « tournant » authentique. Et oui! Le fameux non biologisme de Heidegger, qui est du reste à nuancer, a pour contrepartie un antisémitisme ontologique destiné à légitimer, à fonder la décision ultime.

Le peuple que Heidegger cherche à produire ainsi « logiquement » est un peuple capable de « solutions finales ». Je mets l’expression au pluriel car, lorsqu’Heidegger a fustigé dans son testament spirituel du Spiegel l’incompétence des dirigeants nazis, ce n’était pas pour leur reprocher on ne sait quelle absence de douceur ou de poésie national-socialiste, mais pour signifier qu’ils avaient tout simplement été incapables d’exterminer assez pour éviter la victoire des alliés, l’effondrement du Reich – le « travail » était loin d’être fini… – et le partage de l’Allemagne.

En réalité, pour Heidegger, l’institution de la chambre à gaz représentait cette bonne direction dans laquelle, à propos de la technique, le nazisme s’était selon lui engagé. Autrement dit la civilisation heideggérienne est une civilisation qui repose de manière « révolutionnaire » sur la pratique généralisée et constante de la biopolitique d’extermination.

Nous l’avons déjà dit : la croyance heideggérienne c’est la fureur spenglerienne le suicide en moins. La critique de ce qu’il appelle la « métaphysique occidentale » – Descartes, le sujet, l’arraisonnement… – c’est la critique d’une généralisation d’un rapport technique à l’être tel que tous les peuples, même les moins qualifiés pour dire l’Être, pour être à l’écoute de l’Ouvert, ont désormais accès à la puissance et peuvent, de ce fait, devenir des concurrents pour la domination.

La vision heideggéro-spenglérienne de l’histoire est bien celle d’un déclin et d’une disparition d’un occident emporté et ravagé par lui-même en l’espèce d’une entrée en lice de peuples – d’états-nations-peuples – dans l’espace de compétition pour la puissance.

Il s’impose, certes, de s’interroger sur les conditions d’une éco-cilivisation mondiale. Mais la réponse de Heidegger, nazie, est totalement hostile à cette notion  : l’europe sous direction allemande devra toujours compter sur un « différentiel d’extermination » pour conserver l’avantage de la domination. Ce serait cela la sortie du nihilisme! Le discours de « magnification » tourne à plein : il s’agit des « plus hautes valeurs », de l’esprit; mais ces « monuments » ne peuvent revivre et resplendir d’un éternel retour qu’à la condition que cette europe se trouve en situation d’utiliser son avantage technique pour détruire l’arraisonnement en vertu duquel la petite démographie aryeno-européenne serait tôt ou tard emportée et asservie. Splengler avait prévenu : les « peuples de couleur » n’auront aucune pitié quand ils seront en situation de se venger des horreurs commises par l’occident. (Le meurtre de l’explorateur James Cook par les haïtiens en pourrait être, aux yeux de certains, l’allégorie. D’aucuns pensent même que Cook aurait été mangé… Pour le moins il a été démembré).

Il est parfois question de l’utopie heideggérienne. On veut dire par là que, fourvoyé dans l’hitlérisme, Heidegger avait sa vision à lui du nazisme, étrangère sur le fond avec l’hitlérisme. Il y a bien une utopie heideggérienne mais elle n’est pas celle qu’on pense. Je soutiens qu’on peut la définir par la formule « Splengler moins le suicide ». L’utopie de Heidegger  aura été alors de croire en la possibilité de maintenir indéfiniment un « différentiel d’extermination ».

Le suicide splengerien fait ainsi massivement retour. Non seulement les non aryens ne se sont pas laissé faire – c’est le terme Mensch qui, chez le Heidegger de la Lettre sur l’humanisme, traduit « aryen » – mais certains peuvent parfois caresser le rêve de renvoyer le projet nazi à ses créateurs. Nous sommes bien d’accord : ce n’est pas la vérité qui domine le monde. Après les mensonges hitlériens sur la race supérieure aryenne il y a aujourd’hui de la place pour de nouveaux maîtres et une théorie de l’espace vital qui inclurait par exemple l’accès à des biens qui vont devenir de plus en plus rares (rares et chers en termes de vies humaines) : le pétrole, l’eau, les terres cultivables.

Le néo-nazisme ne peut-être qu’un néo-nazisme mondialisé et un processus suicidaire. L’utopie heideggérienne était en ce sens vouée à l’échec : elle a légué aux générations futures les clés monstrueuses d’Auschwitz. La nouveauté étant cependant que nous aurions à nous attendre à ce qu’on ne sache plus trés bien de quel côté on se trouve : celui des enfermants ou celui des enfermés? (Nous pouvons être des « enfermants » sans le savoir ni le vouloir, les espaces d’exception tendant à proliférer. Par exemple, si on généralise l’agriculture destinée aux bio-carburants dans l’espoir de garder et de développer le potentiel actuel de mobililité tout en limitant la production de gaz à effets de serre nous contribuerons à aggraver la famine. La pression des mouvements migratoires augmentant de ce fait il faut s’attendre à ce que cette agriculture dite verte s’accompagne de nouvelles violences étatiques anti-migrations.)

Les « espaces vitaux » sont devenus en réalité des « espaces léthaux ». L’espace vital ontologico-historial heideggérien n’échappe pas à la règle. 

J’imagine : qu’est-ce qu’on lit ici à propos de Heidegger!?

D’autres, qui accepteront pleinement la vérité biographique et politique de Heidegger, et qui refuseront l’interdit d’un Sloterdijk – il n’y aurait plus rien à apprendre de Heidegger et du nazisme – développeront des analyses sans doute encore plus terribles. 

F. Dastur, l’habiter et la révolution heideggérienne

La Revue des deux mondes d’avril 2007 a publié une série d’articles sur le thème Penser, bâtir. Françoise Dastur, l’initiatrice de la Daseinanalyse, demeure fidèle à sa conception de Heidegger. Avril 2007 : nous sommes entre la publication de l’ouvrage d’E. Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, et le cours nazi de Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage.

Lisons le paragraphe conclusif, et apologétique, de Françoise Dastur :

C’est à partir de là qu’il faudrait comprendre ce qu’est cet art qu’on a nommé « architecture », en donnant au mot grec tiktô, de même racine que le mot tekhné, son véritable sens, qui n’est pas « construire », mais bien « pro-duire » au sens d’engendrer, de créer, l’archi-tecte étant alors celui qui est à l’origine de l’apparition d’un monde habitable pour les humains. Comme Heidegger le souligne avec raison, le bâtir ainsi entendu, à savoir comme archi-tecture au sens littéral et comme pro-duction originaire d’un monde, est alors ce qui rend possible l’habitation. Entrevoir cela devrait déjà par soi seul opérer dans l’art de bâtir d’aujourd’hui une véritable révolution. Car le « gain serait déjà suffisant, si habiter et bâtir prenaient place parmi les choses qui méritent qu’on interroge à leur sujet et demeuraient ainsi de celles qui méritent qu’on y pense« . ( Citation de Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser ».)

1. Un  tel usage de Heidegger, qui va jusqu’à vanter le caractère révolutionnaire, pour l’architecture, de l’approche heideggérienne, se fait pour le moment sur fond d’une mythologie et d’un négationnisme du nazisme de Heidegger. Il ne s’agit surtout pas de « pointer » un paragraphe qui serait coupable d’heideggérisme mais surtout de remarquer qu’il a pour contrepartie, dans l’état actuel des choses, d’une fabrication d’un Heidegger sur mesure, ce Heidegger supposé « résistant spirituel », mais que la publication récente de la Logique… fait littéralement voler en éclat. Il y a un nazisme intrinsèque au texte heideggerien.

2. La thèse serait que la mise en avant, par Heidegger, des thèmes du bâtir et de l’habiter, correspond à une ontologisation du motif nazi et hitlérien de l’espace vital. C’est aussi une manière de rattraper en partie « l’indigence » des dirigeants nazis en l’espèce de l’effondrement « prématuré » du Reich. Pour le dire d’une manière crue, mais comment dire autrement le nazisme de Heidegger : Auschwitz rend possible un monde habitable. C’est la conclusion qui s’impose quand, on lieu de disjoindre le dispositif Heidegger, nous le plions sur lui-même, sur sa propre logique. La question n’est même plus de savoir si on peut faire le partage entre le texte « magnifique » et le sous-texte abject mais bien de transmettre un savoir sur la stratégie discursive du nazi Heidegger. Elle conduirait théoriquement à reposer de manière nouvelle, en évitant l’écueil du mirage heideggérien, la question de l’habiter.  

3. Ce qui est terrifiant, chez Heidegger, c’est que dans son dispositif discursif, qui repose sur une mise à distance introductive du nazisme, le thème de la pensée acquiert lui-même une signification hitlérienne. Dans ce dispositif, dire que habiter et penser « méritent qu’on y pense », c’est dire qu’il s’agit de ne pas oublier la nécessité de la biopolitique d’extermination. De manière imagée la monstruosité de l’opération heideggérienne est celle-là même de la « production » de la « décision ultime ». L’habitation heideggérienne a pour contrepartie et pour condition le camp, l’industrie de la mort incluse. C’est ce qui mériterait d’être pensé. Et pensé depuis une essentialisation de la relation de la pensée elle-même avec la « terre », le « sol », le « sang ».  

4. L’aspect quelque peu paradoxal de la situation est que la question de l’architecture, qu’on pourrait croire à première vue aisément détachable du dispositif heideggérien – de mise à distance introductive du nazisme dans la philosophie – est au contraire celle qui nous ramène au plus près du caractère criminel de sa dimension nazie. La maison Heidegger est l’allégorie d’un monde qui serait habitable en vertu de la généralisation de la biopolitique d’extermination. L’habiter et le bâtir concernent le Mensch, pour Heidegger. Et ce Mensch a vocation à méditer comment il doit s’y prendre pour penser, pour habiter, pour bâtir.

* Penser : fonder ontologiquement la nécessité et la légitimité de la biopolitique d’extermination.

* Habiter : cette biopolitique d’extermination met en oeuvre, y compris par la « sélection », la différence ontologique. Habiter nous place au plus près de l’être. C’est ce qu’il ne faut pas oublier. Mais cette proximité a  pour condition l’adhésion à la biopolitique d’extermination.

* Bâtir : bâtir, bâtir pour le Mensch, est alors possible. Mais ce bâtir passe par le camp ou tout autre dispositif capable de mettre en oeuvre ce différentiel d’extermination destiné selon Heidegger à faire barrage à la généralisation du rapport technique à l’être, généralisation qui engloutirait à jamais le Mensch, l’excluant pour toujours de toute habitation.  

Telle est la révolution heideggérienne.

5. Ce que je conteste essentiellement est que, s’agissant de Heidegger, il semble qu’on entretienne encore une transmission reposant sur le mensonge. Si l’on fait quelque chose avec Heidegger en minimisant ou en niant son nazisme on s’expose au minimum à se retrouver dans la situation de servir de caution à l’introduction du nazisme dans la philosophie.

6. Mais il est vrai que la pleine reconnaissance du nazisme de Heidegger a des conséquences redoutables. Il faudrait notamment justifier pourquoi de grands lecteurs ont été aussi aveugles, voire  aussi attentivement inattentifs.

7. Pour notre part la moquerie SS de Heidegger exercée à l’encontre du nouveau recteur SA suffit à révéler l’horreur du dispositif heideggerien : on ne peut bâtir sans une pensée de l’habitation, mais on ne peut habiter sans penser à « sélectionner » l’ontique de l’ontologique, sans exterminer les peuples qui, qualifiés de sourds à la question de l’être, arraisonnent celui-ci en menaçant d’engloutir le Mensch dans le néant.

Habiter, et y penser contre Heidegger, c’est être juif, haïtien, tutsi, tibétain, palestinien, cherokee, allemand… Donc en excluant, non sans quelque hardiesse, toute idée – laquelle se complaît nécessairement dans le silence, le code, la dénégation et aussi la calomnie – de biopolitique d’extermination.

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