W. Benjamin, cinéma, espace (page de pensée)

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Si le cinéma, en faisant des gros plans sur l’inventaire des réalités, en relevant des détails généralement cachés d’accessoires familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l’objectif, d’une part, nous fait mieux connaître les nécessités qui règnent sur notre existence, il parvient, d’autre part, à nous ouvrir un champ d’action immense et que nous ne soupçonnions pas. Nos bistros et les rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres meublées, nos gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans espoir de libération. Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde, fit sauter cet univers carcéral, si bien que maintenant, au milieu de ses débris largement dispersés, nous faisons tranquillement d’aventureux voyages. Grâce au gros plan, c’est l’espace qui s’élargit; grâce au ralenti, c’est le mouvement qui prend de nouvelles dimensions. Le rôle de l’agrandissement n’est pas simplement de rendre plus clair ce que l’on voit « de toute façon », seulement de façon moins nette, mais il fait apparaître des structures complètement nouvelles de la matière; de même, le ralenti ne met pas simplement en relief des formes de mouvement que nous connaissions déjà, mais il découvre en elles d’autres formes, parfaitement inconnues, « qui n’apparaissent nullement comme des ralentissements de mouvements rapides, mais comme des mouvements singulièrement glissants, aériens, surnaturels ». Il est bien clair, par conséquent, que la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l’espace où domine la conscience de l’homme, elle substitue un espace où règne l’inconscient. S’il est banal d’observer, sommairement, la démarche d’un homme, on ne sait rien assurèment de son attitude dans la fraction de seconde où il allonge son pas. Nous connaissons en gros le geste que nous faisons pour saisir un briquet ou une cuiller, mais nous ignorons à peu près tout du jeu qui se déroule réllement entre la main et le métal, à plus forte raison des changements qu’introduit dans ces gestes la fluctuation de nos diverses humeurs. C’est dans ce domaine que pénètre la caméra, avec ses moyens auxiliaires, ses plongées et ses remontées, ses coupures et ses isolements, ses ralentissements et ses accélérations du mouvement, ses agrandissements et ses réductions. Pour la première fois, elle nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel.

Walter Benjamin, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. (1939). Folio plus philosophie, 2007, page 43.

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