Reinhard Linde et le nazisme de Heidegger

Le phiblogZophe remercie chaleureusement Reinhard Linde de lui permettre de publier son texte :

Devil’s power’s origin

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Contribution au problème de « l’introduction du nazisme dans la philosophie » par Heidegger  (La version allemande de ce texte a paru dans la revue en ligne Tabvla Rasa, de l’université de Jena : http://www.tabvlarasa.de/30/Linde.php 

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Chapitres:

L’interprétation qui tronque les textes de Heidegger pour l’humaniser, p. 1
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La défense pronazie de Heidegger, p. 6

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L’utopie national-socialiste de Heidegger : l’« authenticité », p. 13 

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L’interprétation qui tronque les textes de Heidegger pour l’humaniser.

« L’enjuivement de notre culture et des universités est en effet effrayant et je pense que la race allemande devrait trouver suffisamment de force intérieure pour parvenir au sommet » (Lettre de Heidegger à sa femme, 1916).

„Die Verjudung unserer Kultur u. Universitäten ist allerdings schreckenerregend u. ich meine die deutsche Rasse sollte noch soviel innere Kraft aufbringen um in die Höhe zu kommen.“ (Heidegger 1916 in einem Brief an seine Frau)  Comme Heidegger est mort depuis 30 ans, c’est un auteur historique. À la différence de la plupart des sociologues ou philosophes historiques, il a présenté ses intentions principalement dans des textes extrêmement et volontairement obscurs. Il existe toutefois une exception : à l’époque de son rectorat à Fribourg en 1933-1934, il s’est exprimé aussi bien politiquement que philosophiquement de manière exceptionnellement transparente et sans ambages. Cette contradiction, il ne l’a pas lui-même expliquée. C’est pour toutes ces raisons qu’il est nécessaire d’effectuer des recherches sur Heidegger et de tout prendre au sérieux, de ce qu’il a dit ou fait. À cette fin, plusieurs autres choses sont requises : un large fondement méthodique, la prise en compte de toutes sortes de sources et d’homologues intellectuels, et des principes d’évaluation éthiques reconnus. Les faits établis doivent être vérifiables, les relations découvertes doivent être claires et distinctes. Les erreurs ou les tromperies doivent être publiquement répertoriées et corrigées. C’est selon ces principes scientifiques allant de soi que Victor Farias, Hugo Ott, Jean-Pierre Faye, Hassan Givsan, Johannes Fritsche, Emmanuel Faye, moi-même et d’autres menons nos recherches sur Heidegger. Les faits établis par nous grâce à un travail autonome produisent une image cohérente du phénomène Heidegger.  Décider de ne prêter attention qu’aux affirmations de Heidegger (prétendument) purement philosophiques, et d’ignorer en revanche les positions (prétendument) purement politiques parce qu’on juge qu’elles ne sont pas pertinentes, voilà bien une attitude totalement illégitime. Le philosophe n’a pas le privilège de pouvoir relativiser les faits historiques et d’adjoindre aux propos attestés d’un auteur un sens s’opposant à sa ligne d’action manifeste. Or, c’est bien ce que réclament de nombreux universitaires et journalistes dans le monde entier, en faisant fond sur leur capacité à interpréter et enseigner un Heidegger qu’ils ont eux-mêmes tronqué. Aucun autre philosophe ne peut se vanter, quand il est lu, de voir autant de passages de ses textes consciemment coupés ou simplement inaperçus, avant même que la prise en considération des autres sources et que l’évaluation éthique des conséquences de sa pensée ne soient rejetées comme inutiles ou que les positions directement politiques de Heidegger ne soient abordées. Beaucoup d’écrits de Heidegger, à vrai dire des volumes entiers de ses œuvres complètes, sont totalement passés sous silence, même lorsqu’ils offrent des éléments en rapport avec tel ou tel aspect étudié thématiquement.

Sa fréquentation publique de philosophes humanistes comme Husserl ou Cassirer est présentée comme un signe de sa stature de philosophe honnête, bien que dans les faits il les ait combattus. Que Hannah Arendt, Karl Löwith, Herbert Marcuse et d’autres l’aient considéré comme un professeur décisif ne change rien au fait que son œuvre a suivi une direction opposée à la leur dans ses intentions et que Heidegger les a affronté de manière totalement hostile ou ignorante. En revanche, on récuse la prise en compte d’auteurs pseudo-scientifiques et indéniablement favorables à la dictature comme Friedrich Gottl-Ottlilienfeld, Graf Paul Yorck von Wartenburg, Karl Ernst von Baer, Eduard Spranger et Oskar Becker, bien que Heidegger se réfère explicitement à eux et intègre leurs motifs théoriques à sa philosophie de manière essentielle. L’influence du catholicisme extrêmiste-völkisch (son berceau spirituel), des écrits de Max Scheler et Georg Simmel glorifiant la guerre et du théoricien racial L. F. Clauß sur la pensée de Heidegger est d’une importance tout aussi fondamentale. Cette recherche toute naturelle est pourtant négligée.

Il en résulte que ce sont justement les textes de Heidegger amputés ou contenants de nombreux passages « obscurs » qui sont donnés pour sa philosophie véritable. Les suppléments qui l’explicitent concrètement et politiquement, apportés en 1933 et 1934 afin de rendre sa philosophie transparente à un cercle plus large d’auditeurs, passent pour être le résultat d’une irresponsabilité philosophique temporaire. Mais comme il n’y a aucun point d’achoppement ni aucune contradiction entre ces suppléments et ses théorèmes constants jusqu’à lors, ils ne peuvent pas être mis sur le compte de l’instant. S’il ne les a pas exprimés auparavant, c’est parce que cela lui aurait coûté sa place à l’université. À partir d’une telle base textuelle, on ne peut tirer que des interprétations qui s’éloignent largement de Heidegger et en divergent sur bien des points, interprétations dont une de ces proclamations heideggériennes passées sous silence suffit généralement à montrer l’absurdité.

La mutilation textuelle de Heidegger correspond à la mise à l’écart de l’application sociale – qu’il a lui-même évoquée, exprimée ou vécue – de ses théorèmes. Elle est liée à l’extrême incertitude touchant le contenu concret de ses concepts centraux. C’est ce qui fait qu’on ne peut pas nommer l’objet de sa pensée, même sous sa forme la plus abstraite, encore totalement éloignée de l’action. « Être » et « Dasein authentique » apparaissent comme de pures coquilles vides que chaque individu peut remplir à sa guise. Pourtant, il n’est rien que  Heidegger expose de façon plus passionnée que l’historicité du Dasein— c’est-à-dire la force de bouleversement pragmatique et politique inhérente aux individus. Elle ne se trouve que chez les individus politiquement groupés et jamais chez des individus isolés. Heidegger s’élève lui-même de manière véhémente contre toute interprétation existentialiste.

Auparavant, il avait distinctement expliqué que la philosophie ne « s’occupait pas de l’existence individuelle de l’homme individuel en tant que telle » (Die Grundfrage der Philosophie, 1933). Dans Être et temps, on ne trouve pas une seule phrase qui irait là-contre. Tout souci, toute sollicitude, toute affection, tout être-jeté n’a de sens que dans le cadre de l’« être-avec » à chaque fois dans un « monde », c’est-à-dire dans un ensemble social global, de l’être duquel il y va pour le Dasein. Le Dasein quotidien de l’individu est pour lui « inauthentique » et comme il déchoit (verfallendes), il n’est digne d’aucune aide philosophique. Isolé, on ne peut devenir « authentique » que dans la saisie résolue de sa « possibilité la plus propre » dans le devancement absolu dans la mort. Ici non plus, il n’est pas question d’un projet et d’un épanouissement individuellement déterminé. Heidegger explique sans appel possible que « la prédonation violente de possibilités de l’existence » est « méthodiquement requise » et qu’elle doit être soustraite à « l’arbitraire » (Être et temps, p. 313).

Dans ce contexte, il renvoie indiscutablement au fait que « l’interprétation ontologique de l’existence du Dasein » repose sur « une conception ontique déterminée de l’existence authentique, un idéal factice du Dasein » (ibid., p. 310). Laquelle ? Quelle monstruosité dans l’interprétation qu’on donne de Heidegger : on cache le fait qu’un point de vue concret, non philosophique sur l’existence authentique est explicitement la base de départ de sa philosophie et se trouve « déployé plus radicalement » par elle. Son élévation au statut ontologique vise à rendre l’« idéal » obligatoire. C’est à son aune que l’on doit agir, car « l’appel de la conscience ne représente pas [au Dasein] un idéal d’existence vide, mais le pro-voque à la situation » (ibid., p. 300). Nous y reviendrons.

Selon la même logique que ces coupes considérables, il n’est jamais non plus possible de demander si ses concepts en général représentent positivement quelque chose. L’idée du Dasein transindividuel et pourtant par essence particulier et ses déterminations comme l’inévitable souci, l’affection, l’inauthenticité, l’échéance, la nullité, l’être-jeté, l’être-vers-la-fin, l’ekstase, la résolution ré-ticente, le devancement dans la mort, le peuple, le héros, la répétition ne sont en aucune façon des objets et des points de vue généraux qui apporteraient de nouvelles connaissances et qui pourraient entrer dans le fonds du savoir de l’humanité. C’est ce qui distingue l’heideggerianisme de toutes les philosophies classiques. La seule énumération des concepts nous éclaire déjà sur le fait qu’il s’agit ici d’une négation systématique non pas seulement du sujet critique et responsable de lui-même, mais bien de l’individu en tant que tel et de son déploiement épanoui à l’intérieur de l’espace social.

Quelques interprètes de renom se sont efforcés de détruire les ponts éloquents entre les théorèmes centraux de Heidegger et son soutien théorique direct au nazisme. Ils n’ont pu parvenir à aucun résultat satisfaisant parce qu’ils n’ont effectué aucune recherche et n’ont aiguisé en rien le regard sociologique. Ainsi l’enseignement de Heidegger repose toujours et de plus en plus sur des versions tronquées et sur la séparation absurde entre une œuvre prétendument vierge politiquement et la personne de Heidegger, idiot politique. On contourne par là les devoirs fondamentaux d’information et d’éducation.  

Une version intellectuelle et raffinée de cette « herméneutique » a des effets particulièrement destructeurs ici et dans le domaine journalistique. Habermas, Derrida et leurs adeptes admettent tout d’abord ce qu’on vient de dire à quelques détails près et se veulent même des soutiens pour ce travail d’explication des chercheurs concernant le Heidegger directement politique. Ils affirment que la pensée de Heidegger est capable de son passage par l’option nazie, à laquelle elle a d’abord mené (!), mais peut aussi être soumise à une autre explication, qui aboutit à dégager quelque chose de valable et de traditionnel. Heidegger aurait reconnu les dangers que fait peser sur l’humanité la toute-puissance de la technique et il aurait réussi à identifier sa cause spirituelle : le développement de la raison depuis Platon. C’est ce qu’il faudrait « extraire » du « contexte idéologique (weltanschaulich) » de ses espoirs placés dans le nazisme. Ceux-ci se seraient transformés en déception complète durant la seconde guerre mondiale, lorsque Heidegger aurait vu que la stratégie de guerre de l’État nazi n’était qu’une soumission à la technique. C’est là un mensonge insolent, qui se refuse à tenir compte des simples faits concernant Heidegger. Il est la base d’une logique dramatique.

L’élément dangereux de cette version se trouve avant tout dans l’affirmation par Heidegger d’un devenir criminel de la raison. Elle vise Descartes en abusant de la relativisation des forces de l’entendement que fait Kant. Heidegger revient à une conception de l’homme antérieure au moment où on le pense comme critique, doté d’un esprit universel, cherchant des connaissances qui puissent profiter à tous les hommes. Si cela était vrai, si Heidegger représentait une avancée irréversible, alors il faudrait dire que les droits de l’homme universels n’existent pas, pas plus que la connaissance et la technique humanistes, pas plus que le frein mis par l’homme au meurtre de ceux de ses semblables qui n’appartiennent pas à son propre « Dasein ». Alors il ne reste que les « modes d’être fondamentaux » : « l’être-Dieu, l’être-homme, l’être-esclave, l’être-maître » (Vom Wesen der Wahrheit, 1933-34). Pour Heidegger, l’être-homme se décline obligatoirement selon les catégories régionale, völkisch et raciale. Sa critique de la raison n’est pas le moins du monde indépendante de l’alternative qu’il offre, elle est construite à partir d’elle. Heidegger ne reproche pas au premier chef à Descartes d’encourager le sujet pensant par lui-même à la toute-puissance démesurée, mais plutôt à son sujet d’être « sans sol » — c’est-à-dire de ne pas prendre ses déterminations régionales et völkisch — et d’être un cadre universel inexistant.

Selon Heidegger, on ne peut absolument rien connaître sans faire référence à l’« être », confié à un peuple historique qu’il a choisi. Il va de soi que toute pensée particulière (mathématique, biologie, etc. allemande) doit à son tour être soumise à ce peuple. L’intention et la compréhension demeurent « inauthentiques », précaires et contingentes, aussi longtemps que l’individu ne « devance » pas dans la mort, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il ne rentre pas ekstatiquement dans la sphère de l’être temporel et supra-temporel, par une séparation complète d’avec tous les vivants et les étants. Même arrivé à ce point, le grand jour ne s’est pas encore levé, seule une raie de lumière (une « éclaircie ») apparaît dans l’obscurité éternelle de l’âme, cette âme qui ne peut plus que « croire » ou « tenir-pour-vrai » (car pour Heidegger, distinguer vérité et fausseté est devenu impossible).

Pour Heidegger, l’épanouissement consiste dans ce qui fait frémir chaque homme éveillé, dans ce que chaque homme ressent comme un rétrécissement épouvantable de la vie : « le Dasein, fût-ce en une quelconque explicitation mystique et magique, s’est à chaque fois déjà compris : sans quoi il ne “vivrait” point dans un mythe, il ne se préoccuperait point, par le rite et le culte, de sa magie. » (Être et temps, p. 313). L’utilisation du présent montre bien que Heidegger regarde une telle vie sociale comme un idéal naturel toujours valable. Il a manifestement emprunté son contenu à l’imagerie kitsch de son époque concernant l’existence (Dasein) « primitive » et le Moyen-Âge chrétien, ces clichés qui font de toute réalité historique une bouillie d’apparence homogène. En fait, il s’agit juste d’ontologiser une contrainte anti-individuelle, relevant de la pseudo-peuplade (pseudo-volksstammlich) et hostile à la rationalité, qui ne peut prendre effet que par des moyens terroristes. Seuls les nationaux-socialistes ont poursuivi un projet de cette envergure. Et seuls les « ontologues » favorables à une application effective de la violence pouvaient affirmer que l’abus et l’hybris résident dans la raison elle-même, dans la capacité de réflexion exigée par Descartes, dans le devoir d’examiner, dans la responsabilité de l’homme. Ses ennemis mettent sur le dos de la raison elle-même le spectacle que donnent les hommes irrationnels et impitoyables. Selon eux, ils sont rationnels. C’est pour mieux éliminer la raison en général. Aucune pensée se réduisant à une association vitale bornée et séparée ne peut être favorable à l’homme !

Derrière la volonté irresponsable d’« extraire » de la boueuse théorie de la connaissance de Heidegger un noyau subsistant et légitime, on trouve évidemment une motivation non philosophique. Le rejet heideggerien de l’universalisme occidental européen doit permettre d’atteindre l’hégémonie culturelle, politique, et économique de l’« américanisme ». Ce renversement renvoie à des alternatives potentielles, auxquelles Habermas en particulier a fait appel dans sa réaction impossible aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 : la « religion » et la « civilisation » asiatique ou arabe. Sur ces alternatives, absolument rien ne doit être précisé de manière argumentée, mais elles sont opposées à l’américanisme comme réserve et menace. Car les terroristes extrémistes aussi passent pour religieux et semblent appartenir à la civilisation aux yeux de Habermas. Lorsqu’il appelle à un « dialogue » avec eux, il abandonne ses exigences démocratiques au profit de la promesse d’un agir communicationnel appliqué. Si le diable est invité dans le but de vaincre par la force les abus de pouvoir politiques et économiques considérés comme des excès de la raison, il ne les éliminera jamais, il s’attaquera plutôt au principe d’une société ouverte, aux pouvoirs séparés et garantissant les droits fondamentaux.

La reprise de la critique heideggérienne de la raison ennoblit la négligence philosophique de l’herméneutique habituelle. À l’opposé de l’absolution que Hannah Arendt avait donnée à Heidegger, cette critique soutient conceptuellement cette négligence en considérant l’engagement nazi de Heidegger comme « peu moral » et laisse le nazisme apparaître comme accoucheur d’une vérité porteuse d’avenir. C’était seulement dans un geste de reniement de soi propre à exciter la pitié que Hannah Arendt avait tourné en ridicule le métier de philosophe, en faisant la faveur à Heidegger de tenir sa cécité politique pour une déformation professionnelle. (Aujourd’hui, les défenseurs de Heidegger brandissent fièrement le témoignage officiel du même genre attestant son invalidité mentale). L’application des analyses qu’elle a développées sur le totalitarisme à la pensée de Heidegger est au contraire extrêmement profitable et fécond. 

« Dans l’être de l’étant advient le néantir du rien. […] La négation n’est, en fait, qu’un mode du comportement néantissant. […] Plus abyssales que le simple ajustement de la négation pensante sont la dureté de l’agir à l’encontre et le tranchant de l’exécration. Plus déterminants sont la douleur du refus et la brutalité de l’interdiction. Plus lourde est l’âpreté de la privation. » (Qu’est-ce que la métaphysique ?, 1929 ; souligné par Heidegger).

„Im Sein des Seienden geschieht das Nichten des Nichts“. Die „denkende Verneinung“ ist „nur eine Weise des nichtenden … Verhaltens. … Abgründiger als die bloße Angemessenheit der denkenden Verneinung ist die Härte des Entgegenhandelns und die Schärfe des Verabscheuens. Verantwortlicher ist der Schmerz des Versagens und die Schonungslosigkeit des Verbietens. Lastender ist die Herbe des Entbehrens.” (Was ist Metaphysik? 1929; alle Hervorhebungen von Heidegger.) 

La défense pronazie de Heidegger .

« Le rien devant lequel l’angoisse transporte dévoile la nullité qui détermine le Dasein en son fondement, lequel est lui-même en tant qu’être-jeté dans la mort. » (Être et temps, 1927, p. 308).

„Das Nichts, davor die Angst bringt, enthüllt die Nichtigkeit, die das Dasein in seinem Grunde bestimmt, der selbst ist als Geworfenheit in den Tod.” (Sein und Zeit 1927, S. 308)  Quelles forces politiques la reprise de la critique heideggerienne de la raison sert-elle en priorité ? Il ne peut y avoir aucun doute là-dessus. Elle ne se fait pas selon des critères forts qu’elle maintiendrait devant cette chute caractérisée comme inéluctable. Elle ne veut d’ailleurs pas non plus avoir de tels critères, car elle espère en une dictature « éclairée » et anti-technique contenant certes certains éléments de démocratie et de confort, mais contrôlée par une caste de philosophes décidant quels débats sont possibles. Les premiers bénéficiaires de ce rêve sont les nationaux-socialistes post-nazisme qui peuvent ainsi faire valoir leur mythe d’un possible « bon » nazisme qui n’aurait pas connu de suite. Ils le peuvent également dans la mesure où ils n’argumentent pas, à un second niveau, sur la vérité en général.C’est le cas de Henning Ritter. Dans sa polémique contre Emmanuel Faye (F.A.Z. du 29 octobre 2005), il commence par remplir à l’excès une obligation imaginaire : délimiter un Heidegger « contaminé » par le nazisme ; puis il met en évidence que c’est ce dernier qui aurait implacablement investi les idées et les concepts de sa philosophie dans le nazisme. Mais il est incapable de présenter une seule citation attestant que Heidegger est un auteur humaniste et constructif, cet auteur que le penseur non contaminé devrait être. Il ne prouve pas une seule fois que Heidegger ait vite rejeté le virus hors de sa tête. Au lieu de cela, Ritter trouve « difficile à expliquer » que Heidegger « laisse inchangée » en 1953 sa référence à la « vérité interne et la grandeur du mouvement ». (Le sens seulement reste inchangé, car Heidegger avait écrit autrefois, en lieu et place du « mouvement » : « le national-socialisme »). Car bien sûr, selon lui, même chez le Heidegger contaminé, on ne pouvait pas retrouver la « philosophie national-socialiste cohérente ». Mais quoi ! Une telle philosophie unique n’a jamais existé. Tous les textes théoriques nazis de Hitler à Rosenberg n’étaient qu’un conglomérat de sociologismes rabougris, qui véhiculaient avant tout des fantasmes de haine, de conquête et de discrimination. Et c’est bien cela que présente Heidegger durant son rectorat puis dans ses recours déformant à Nietzsche, Parménide et Héraclite, seulement ses fantasmes à lui sont étayés par l’ontologie.

L’étalage d’une scandaleuse ignorance historique et d’une telle naïveté face à l’extrémisme constant de Heidegger sert à préparer une attaque haineuse contre Faye, pour laquelle Ritter a transformé les productions bricolées par Habermas, Gadamer et Derrida en une arme mortelle et par laquelle il fait son coming-out pronazi. La philosophie d’Emmanuel Faye — l’universalisme occidental d’inspiration cartésienne — grâce à laquelle la contamination national-socialiste de la philosophie doit pouvoir être combattue n’est-elle pas, demande Ritter, plus funeste que l’infection elle-même ? Mais alors il reste vrai que Heidegger s’est laissé contaminer, précisément en tant que philosophe et bien avant 1933 ! C’est bien le cas si l’on voit dans sa philosophie, « extrêmement liée à l’époque suivant la première guerre mondiale et marquée par l’empreinte qu’elle a laissée sur toute une génération », une réaction légitime, nazie et völkisch à l’internationalisme (cartésien) destructeur ! La philosophie doit-elle être cette pensée extrêmement liée, c’est-à-dire la reprise irréfléchie de ces affects sociaux dominants ? Qui forme cette « génération » et quelle expérience a-t-elle faite ?

Ritter imagine sans doute qu’était ou fût possible un « bon » national-socialisme qui aurait pris la forme d’un autoritarisme sensé, unifiant la société, comme l’idéal de société du catholicisme en fournissait le modèle. Pour les lecteurs crédules et pressés, Heidegger semble en être le dirigeant spirituel idéal (raison pour laquelle il a la sympathie de beaucoup de catholiques). Beaucoup de conservateurs faisaient le même rêve pendant la période de Weimar et ne voyaient alors aucun danger chez les nazis. C’est avec l’aide de leur dirigeant que Hitler vint finalement au pouvoir. Car ils savaient qu’une telle société ne pouvait pas être instaurée sans cette grande violence qu’ils n’étaient pas prêts à exercer eux-mêmes. Pour réaliser ce rêve, il faut laisser faire le diable. Lui, il peut y parvenir ; mais alors, qui détient le pouvoir ? Hans-Georg Gadamer et Otto Pöggeler adhèrent eux aussi à ce rêve d’un nazisme qui ne provoque pas de meurtres en masse, lorsqu’ils répandent tous deux la thèse inverse de celle d’Emmanuel Faye, selon qui Heidegger a introduit le nazisme dans la philosophie : Heidegger aurait voulu bien plutôt introduire la philosophie dans le nazisme. Si l’État nazi avait été ouvert à la pensée de l’être de Heidegger, prétendument favorable à l’individualité, il aurait presque pu être rendu plus humain, et n’aurait peut-être même pas dégénéré en pur système d’extermination.

Ceux qui émettent de telles suppositions comptent sur l’inculture historique et la somnolence de ceux qui les écoutent et qui ne connaissent absolument pas Heidegger. Heidegger appartenait à la mouvance de la révolution conservatrice qui a préparé de manière consciente le nazisme, sur un plan moral et sociologique. Il s’est décidé pour la « révolution conservatrice » sous la forme de la prise du pouvoir par les nazis « dans la légalité ». Leurs visées violentes et exterminatrices étaient connues et visibles depuis le début. Otto Pöggeler lui-même a laissé échappé que Heidegger a approuvé, en 1931, le plan mis en place par les nazis dans l’éventualité d’une prise de pouvoir — c’est la « méthode Boxheimer », la liquidation et l’emprisonnement des opposants politiques au nom du salut de l’État. Elle fut effectivement appliquée en 1933, à l’occasion de la mise en scène de l’incendie du Reichstag, et prit la forme des premiers camps de concentration. Très peu d’idéologues révolutionnaires conservateurs ont apporté un concours aussi actif que Heidegger et Carl Schmitt à l’accomplissement de la « révolution nationale », à l’établissement du nazisme et de sa puissance politique. Partisan des SA de Röhm et de leur idéologie de la révolution permanente (mis tous les deux sur la touche en 1934), Heidegger tenait le nazisme, jusqu’au début de la guerre en 1939 pour inconséquent — parce qu’il ne cheminait pas vers l’« événement (Ereignis) » historico-ontologique prétendument à venir qui « rassemble le peuple » (Beiträge zur Philosophie, 1938).

Mais il est décisif que le national-socialisme de Heidegger lui-même et de ses partisans proclamés se donne pour un mouvement politique légitime en soi, auquel on ne devrait reprocher que sa dégénérescence (supposée). Le nazisme apparaît comme une réaction de défense nécessaire, dont la radicalité est à mettre au compte du « Diktat de Versailles » et de la menace communiste plutôt que de lui-même. Mais on ne trouve pas de justification plus massive et plus dangereuse du nazisme. Car elle dépasse en raffinement démagogique et en portée toute cette agitation directement néonazie qui, en raison simplement de son comportement martial et agressif, ne parvient pas à masquer son contenu violent. Cette justification est le poison nazi qui peut continuer à faire effet dans les cercles intellectuels et les cercles du pouvoir, et qui le fait assez souvent. 

Celui qui est familier de tels effets se risque un peu plus loin, et nie l’holocauste, ou l’existence des chambres à gaz — ou bien il cherche à protéger de tels négationnistes. Joseph Hanimann suggère dans la F.A.Z. du 9 octobre 2006 que les éditions Gallimard ont renoncé à publier l’ouvrage collectif dirigé par François Fédier parce que Faye les aurait menacées. D’abord en vertu du fait que le texte de Fédier contenait des injures contre Faye, mais ensuite, après que Fédier les eut enlevées, en lui reprochant de contenir des phrases négationnistes, c’est-à-dire niant l’holocauste. Fédier passerait pour un négationniste aux yeux de Faye parce qu’il donnerait une autre interprétation, à décharge, de deux lettres du négationniste Jean Beaufret. Tout d’abord, il est ridicule d’affirmer que Faye puisse mettre à genoux Gallimard par un simple reproche. Mais cette affirmation a pour but de détourner notre regard du fait que Hanimann ne dit pas en quoi consiste la version de Fédier. Ce dernier affirme lui-même que l’on « peut mettre en doute l’existence des chambres à gaz » sans « nier l’extermination » (cité d’après « Heidegger à perdre la raison », article du Monde des livres du 28 septembre 2006).

Ainsi, c’est l’holocauste lui-même qui est mis en doute, car on ne connaît pas d’autre méthode permettant de tuer autant d’hommes en si peu de temps dans les camps d’extermination. L’argumentation est pronazie et tend à rejoindre la pure et simple négation de l’holocauste, également passible de sanction en France. Cela signifie que le ministère public doit poursuivre en justice, si ces propos de Fédier sont imprimés. Hanimann devrait être amené devant la justice allemande lorsqu’il explique qu’il tient pour tolérable un négationnisme  modéré, non passible de poursuites. Il le cache derrière son reproche confus envers Faye : il aurait voulu mettre un terme au « rituel » fatigant des affirmations sur le nazisme philosophique de Heidegger et de ses réfutations avec le coup de massue moral que constitue le négationnisme.

D’une manière non confuse, mais avec un argument nazi par excellence[1], Hanimann a défendu le racisme de Heidegger dans la F.A.Z. du 5 février 2007, dans laquelle il se réclame de Alexandre Schild. Celui-ci écrit qu’Emmanuel Faye confondrait une déclaration factuelle avec une déclaration normative : la sélection raciale serait pour Heidegger « métaphysiquement nécessaire », ce qui ne signifierait toutefois ni « positive » ni « souhaitable », mais « nécessaire » du fait de la logique interne d’une situation donnée. On a ici la pensée totalitaire par excellence devant les yeux – les théoriciens racistes ont inventé eux-mêmes la « nécessité métaphysique » de la ségrégation raciale, ils n’ont pour eux que les justifications les plus abjectes et repoussantes, mais n’ont « entendu » aucun véritable « être ». Ils invitent à l’extinction de l’humanité, qui ne trouve l’exclusion d’hommes ni positive ni souhaitable. Leni Riefenstahl fut prise d’une crise de larmes alors qu’elle observait l’exécution de juifs polonais. Mais elle a rencontré Hitler peu après pour une discussion de travail. De toute évidence il lui a fait comprendre la nécessité de tuer.

Comment l’on peut faire référence au nazisme sans jugement moral déplacé, c’est encore Fédier qui l’illustre de manière exemplaire lorsqu’il traduit le concept de Gleichschaltung [mise au pas] par l’expression « mise en harmonie ». Le mot allemand cache la dimension effective qu’avait la soumission de toutes les administrations et organisations à la volonté personnelle d’Adolf Hitler, mais pas l’intention de mettre en rang et d’user de la puissance publique. Fédier donne consciemment à ce concept un contenu totalement apolitique, euphémistique. En cherchant ainsi à éviter de prendre ses distances vis-à-vis de l’approbation euphorique que fait Heidegger de cette mise au pas, il agit en promoteur du Führerprinzip nazi et du principe d’un état violent. En tant que co-éditeur de longue date des « Heidegger-Studien » il a sûrement un accès facilité à des écrits encore non publiés de Heidegger et connaît ainsi très bien la dimension temporelle et le contenu de son engagement. C’est précisément du fait de son éclatante sur-minimisation et perversion par Fédier que doit naître le soupçon que cet engagement a été encore bien plus inouï, étendu et approfondi que l’on a pu l’établir jusqu’à présent. 

Les défenseurs pronazis de Heidegger nient et minimisent ses intentions effectives, parce qu’ils les connaissent et les approuvent. Ils espèrent que les idées qu’il a véhiculées pourront ainsi continuer à faire effet de manière souterraine. La défiguration générale et habituelle de ses textes, leur interprétation relevant de la désinformation et l’aide et la protection de théoriciens de la connaissance poussés par la passion sont les moyens sur lesquels ils peuvent compter pour y parvenir. Hermann Heidegger les aide aussi. En tant qu’ayant-droit des textes et de la correspondance de Martin Heidegger, il cherche un moyen d’étouffer les textes où l’on peut voir le diable lui-même apparaître. En un certain sens, cette entreprise est vouée à l’échec, vu que Heidegger  a chargé son fils de publier tous ses manuscrits les uns après les autres dans un ordre précis au sein d’une édition complète de ses œuvres. Les volumes parus ces dernières années montrent une tendance très claire : la proportion de textes de l’édition définitive accablant Heidegger augmente de manière continue. Le fait que le rythme de parution ralentisse sensiblement trahit bien une volonté d’obstruction. Hermann Heidegger a interdit la consultation des textes au Deutschen Literaturachiv de Marbach et bloque toute parution ailleurs que dans l’édition officielle des œuvres complètes (Gesamtausgabe). Mais à la fin, tout doit paraître ! Espère-t-il ne pas être là pour le voir ? Peut-il espérer que sa gloire posthume ne réside pas dans le fait d’avoir essayé de couvrir un assassin de la mémoire patenté ?

Non, il ne le peut pas, comme nous allons le voir de suite. Silvio Vietta a fait dans la F.A.Z. du 18 octobre 2006 la révélation sensationnelle que le manuscrit original du célèbre cours de Heidegger de 1934, « Logique », qu’on croyait perdu, avait été retrouvé. Pour le citer, il devait en demander l’autorisation à Hermann Heidegger. Le fait qu’elle lui ait été accordée de manière très limitée donne à Vietta un motif supplémentaire de mettre ses lecteurs sur une fausse piste. « Toutefois, lorsque l’avion conduit le Führer jusqu’à Mussolini, alors advient l’histoire » avaient noté les auditeurs de l’époque Wilhelm Hallwachs et Helene Weiß. Vietta, au contraire, choisit la version indirecte où Heidegger fait référence à « cet avion, avec lequel Hitler a rendu visite au Duce à Venise » et l’interprète « comme un exemple [donné] de l’historicité muséale d’un appareil technique ». Il ne donne en citation que les phrases suivantes de Heidegger : « l’avion [serait] un advenir historique » et l’avion « sera peut-être un jour exposé dans un musée ». Heidegger aurait tenu ces propos, suppose Vietta, « avec un certain sourire alémanique ». De manière générale, « l’agenda » politique du troisième Reich ne ferait donc irruption « qu’à la marge ». Pour ainsi dire, Heidegger aurait été sourd à ce qui l’entourait, dans la mesure où il aurait descendu l’Ereignis historique au niveau anodin et sans conséquences de l’histoire muséale, et dans la mesure où il aurait tout simplement ignoré les autres actions contemporaines du Führer.

Ici, les différentes explications construites pour sauver Heidegger se révèlent incohérentes. Du coup, Vietta ne peut qu’échouer lorsqu’il construit un résumé du manuscrit du cours dont le contenu est apolitique et philosophique. Pour Heidegger, il se serait agi d’une « élucidation des structures implicites du préjugé » mis en selle par les Temps Modernes et renforcé par la modernité. Il aurait cherché à « préparer une nouvelle époque mondiale pour un homme majeur, capable de mettre en œuvre une politique mondiale responsable de l’être (seinsverantwortlich) ». Une phrase aussi incroyablement stupide ne peut pas être prononcée si les mots ne cherchent pas en même temps à masquer quelque chose d’essentiel. Heidegger s’est adressé à Helene Weiß plus simplement : « Une totalité comme peuple (Volksganzes) est donc un homme en plus grand ». Que le Dasein est à chaque fois mien signifie que « mon être [appartient] à l’être-l’un-avec-l’autre et à l’être-l’un-pour-l’autre » — au peuple comme « nous mêmes ». Quand on observe la phrase de Vietta sur les déclarations de Heidegger, on remarque ceci : la modernité succombe aux préjugés de l’internationalisme, de la liberté individuelle, et du progrès de la civilisation, la nouvelle époque mondiale doit être entraînée par le grand peuple allemand d’hommes-nous (Menschen-Wir), vu que seul celui-ci dispose du savoir nécessaire sur l’être et sur sa puissance historique — grâce à Heidegger lui-même. Dans le cours précédent, il lui avait assigné la tâche d’« extraire les possibilités fondamentales de la race souche germanique et de les porter à la domination » (Vom Wesen der Wahrheit, 1933-34).

Il est clair que Vietta, connaissant de manière privilégiée les discours originaux de Heidegger, ne veut pas se démarquer de leur profonde ligne de force nazie. Il ne souhaite pas les soutenir en tant que tels, mais il veut continuer à véhiculer le contenu en apparence supra-politique qu’il leur attribue. L’idée absurde d’un homme majeur capable de mettre en œuvre une politique mondiale responsable de l’être remonte au Heidegger de 1955 : Nietzsche aurait entendu l’ordre « qui exigeait une préparation de l’homme à l’entreprise d’une domination de toute la terre » (Contribution à la question de l’être, 1955, in Questions I et II, p. 250). Heidegger poursuit : l’ordre exigeait aussi « le combat enflammé pour la domination ». Qu’est-ce à dire ? Gardons à l’esprit, face à cela, ce qu’il a exigé lui-même en 1934 et que Vietta passe sous silence : la guerre mondiale comme mission pour les Allemands et moyen de sauver le monde, cette guerre que le Führer ne parvenait alors pas encore à se résoudre à déclencher. « La guerre mondiale comme puissance historique n’est absolument pas encore intégrée à l’avenir » (d’après Helene Weiß).

Alors qu’elle s’est soldée par un terrible désastre pour les agresseurs, son point de vue sur le monde n’a pas pour autant changé. Depuis Hiroshima, tous les nostalgiques d’une domination mondiale – des nazis, fascistes, et staliniens aux terroristes islamistes en passant par l’Église de la scientologie – fantasment sur une guerre mondiale atomique, dont l’issue doit montrer si « l’Asie », « l’Europe », « l’Amérique », le « socialisme », la « religion » ou « l’islam » est élu pour être une puissance mondiale. Heidegger choisit l’image selon laquelle le combat pour la domination n’est pas une guerre, mais un polemos « qui seul fait apparaître les dieux et les hommes, les libres et les esclaves dans leur essence respective, et conduit à une dis-putation de l’Être. Comparées à cela, les guerres mondiales restent superficielles. » (Contribution à la question de l’être, 1955, in Questions I et II, p. 250). 

Celui qui recommande la pensée qui a survécu à Heidegger, dans la mesure où il dissimule systèmatiquement l’agression sans frein au sein de son catastrophisme, compte sur des lecteurs niais qui s’accrochent, angoissés, à ce catastrophisme, et avec ceux qui lisent au delà et trouvent également l’agression compréhensible. Mais avec ces dernières citations, on n’a pas encore bu le calice jusqu’à la lie. D’abord, – Hermann Heidegger en a décidé ainsi – on n’a pas le droit de comparer les notes prises par ses auditeurs avec la rédaction originale par Heidegger de son cours sur la logique ! Des personnes qui en possédaient une version manuscrite voulaient la vendre aux enchères. Herman Heidegger les a cependant menacés de déposer une plainte parce qu’ils ont imprimé deux pages en fac-simile dans leur catalogue. Par la suite, effrayés, ils ont retiré le manuscrit de la vente. Helmut Kohl s’est aussi battu de manière acharnée pour que les dossiers de la police politique de la R.D.A. le concernant ne soient pas rendus publics. Qu’est-ce que Hermann Heidegger veut mettre sous le tapis ? Se trouve-il dans ce manuscrit des phrases d’une importance exceptionnelle, que personne ne connaît à part lui ? On peut très sûrement le supposer. Heidegger a esquissé et rédigé le texte de ce cours alors qu’il était encore Führer-recteur en poste à Fribourg, et qu’il espérait parvenir à la tête de l’association des professeurs nazis, c’est-à-dire prendre la direction de la pensée universitaire dans le Reich allemand. Les fonctionnaires nazis, après ses deux premiers cours dans le troisième Reich, lui avaient reproché de mettre en œuvre un « national-socialisme personnel ».

Et si Heidegger avait voulu se blanchir de ces soupçons par des cris de guerre politiques, fondés sur la rumeur, se propageant rapidement au loin, et n’avait abandonné cette résolution qu’après son retrait et l’extinction de ses espoirs ? Et si la citation exigeant une nouvelle guerre mondiale ne représentait qu’un mince aperçu des phrases les plus extrêmes qu’un philosophe ait jamais échafaudées ? Et s’il voulait faire allusion à la nécessité de réels meurtres en masse à l’extérieur de l’Allemagne, s’il projetait une « solution de la question juive » pratique et conforme à l’être, dans le but de se faire valoir directement auprès de Hitler, qui n’était pas intellectuel ? Alors le manuscrit contiendrait les dernières bombes pour tout examen positif de Heidegger. Il est facile d’expliquer pourquoi Heidegger aurait, dans les années 50, envoyé ces feuillets à une innocente secrétaire. Ainsi, ils les faisaient pour ainsi dire disparaître, sans les détruire pour autant. Heidegger s’en tenait au corps du texte qu’il avait alors déjà exposé, et il était fier de la composition qu’il en avait donnée. Sa conférence respire en effet une lenteur sûre d’elle-même comme elle se détache parfaitement d’Être et temps. Mais le manuscrit original ne devait pas prendre place au sein de la Gesamtausgabe, parce qu’il aurait pu mettre en péril son but : La Gesamtausgabe est une grande et unique profession de foi de Heidegger en l’unité de son œuvre et de sa pensée à travers toutes ses formes d’expression, ses différents contenus et ses différentes phases temporelles.

Hermann Heidegger ne peut échapper à sa responsabilité : il doit autoriser immédiatement la publication du manuscrit du cours sur la logique sous la forme à la fois d’une transcription et d’un fac-similé. Cela vaut aussi pour le cours Der Anfang der abendländischen Philosophie (Anximander und Parmenides) [Le commencement de la philosophie occidentale (Anaximandre et Parménide)] de l’été 1932, qui était annoncé pour 2004. Le retard montre que l’éditeur n’a trouvé aucune solution pour dissimuler une référence directe de Heidegger à Hitler. Une telle référence est très probable, étant donné que, comme chacun sait, Heidegger fait dès 1930 appel à celui « qui est à même d’insuffler l’effroi à notre Dasein » (Cours sur Les concepts fondamentaux de la métaphysique, 1929-30), c’est-à-dire sans aucun doute Hitler. L’avenir se chargera de punir Hermann Heidegger, s’il tarde trop. Dans différents fonds manuscrits et archives hors de son contrôle se trouvent encore des lettres, des textes et des transcriptions de déclarations de son père qui attendent d’être découverts et révélés par des chercheurs impartiaux. Il serait intéressant que Hermann Heidegger doive avoir recours à la justice. Ce n’est pas l’image idéale de son père qui importe, mais seulement la connaissance de la pensée et de l’action de Heidegger, cette personne publique et influente. La possibilité d’y parvenir est un droit pour les citoyens. Si Hermann Heidegger se souvient du courage civil dont il a fait preuve une fois en tant que citoyen, il doit, contre tous les mauvais conseillers, mettre à disposition tous les manuscrits de Heidegger des années 1930-1945 sous forme de facs-similés ! 

« L’ennemi est celui-là, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple et de ses membres. L’ennemi n’est pas nécessairement l’ennemi extérieur, et l’ennemi extérieur n’est pas nécessairement le plus dangereux. Il peut même sembler qu’il n’y a pas d’ennemi du tout. L’exigence radicale est alors de trouver l’ennemi, de le mettre en lumière ou peut-être même de le créer, afin qu’ait lieu ce faire front face à l’ennemi (stehen gegen) et que l’existence (Dasein) ne soit pas hébétée. […] et de mettre en place l’agression à long terme ayant pour but l’extermination complète. » (Cours Vom Wesen der Wahrheit, 1933 (souligné par R. L.).

„Feind ist derjenige und jeder, von dem eine wesentliche Bedrohung des Daseins des Volkes und seiner Einzelnen ausgeht. Der Feind braucht nicht der äußere zu sein, und der äußere ist nicht einmal immer der gefährlichere. Und es kann so aussehen, als sei kein Feind da. Dann ist Grunderfordernis, den Feind zu finden, ins Licht zu stellen oder gar erst zu schaffen, damit dieses Stehen gegen den Feind geschehe und das Dasein nicht stumpf werde. … und den Angriff auf weite Sicht mit dem Ziel der völligen Vernichtung anzusetzen.“ (Vom Wesen der Wahrheit 1933; Hervorhebungen von mir, R.L.) 

L’utopie national-socialiste de Heidegger : l’« authenticité »  .

« Mais la plus haute forme de la souffrance est le mourir de la mort, que l’être-homme sacrifie pour la sauvegarde de la vérité de l’être. Ce sacrifice est l’expérience la plus pure de la voix de l’être. Qu’en serait-il, si cette humanité historique […], l’allemande, qu’en serait-il, si celle-ci entendait d’abord la voix de l’être ! Est-ce que les sacrifices ne devraient pas être ici, peu importe à la suite de quelles causes ils sont provoqués, car le sacrifice a en soi sa propre essence et n’a pas besoin de but ou d’utilité ! » (Cours sur Parménide durant l’hiver de Stalingrad 1942-43.).

„Die höchste Gestalt des Schmerzes aber ist das Sterben des Todes, der das Menschsein opfert für die Wahrung der Wahrheit des Seins. Dieses Opfer ist die reinste Erfahrung der Stimme des Seins. Wie aber, wenn dasjenige geschichtliche Menschentum …, das deutsche … zuerst die Stimme des Seins vernehmen muß! Müssen dann nicht hier die Opfer sein, gleichviel, durch welche Ursachen im nächsten sie ausgelöst werden, da das Opfer in sich sein eigenes Wesen hat und keiner Ziele und keines Nutzens bedarf!“ (Parmenides 1942/43)  L’analyse de trois principes cardinaux de Heidegger qui suit entend montrer qu’il n’atteint absolument pas le niveau philosophique, psycho-sociologique et politico-théorique auquel il croit ou plutôt il prétend argumenter. Pour autant que l’interprétation de Heidegger prend son simple habitus formel pour une preuve du fait que ses positions se situeraient à ces niveaux, elle ne dispose pas elle-même de critères substantiels. C’est aussi à cause de cela que des affirmations centrales de Heidegger au sein même de ces propositions sont traitées comme si elles n’existaient pas. Par conséquent une telle interprétation doit échapper au fait qu’elle a affaire à une théorie totalitaire de la domination d’abord larvée, mais ensuite ouverte.Le concept de « Dasein » est développé et exposé par Heidegger à partir de deux perspectives différentes qui conduisent à une signification déterminée et cohérente. Il se réfère à l’occasion à la « vie humaine » en général et non spécifiée et au simple exister, mais il s’agit plus d’un rudiment issu d’un degré de formation antérieure. Il décrit d’une part de manière systématique l’être-là d’individus dans un contexte social fermé (Welt) à la façon de leur rapport psychique (tempérament) respectif, actif ou passif, à ce monde. Mais ce rapport n’est absolument pas individuel et librement formable, mais est soumis à une détermination (Geschick [co-destin]) par le monde respectif. Ici on passe de la perspective de l’individu vers le caractère psychique collectif. La seconde perspective tient en quelque sorte en un regard sur le ou plutôt sur les individus à partir  de ce determinans. L’« être » du Dasein (Geist, Seele [esprit, âme]) et son sens sont considérés par Heidegger comme des entités autonomes et transcendantes qui sont puissantes ou plutôt le deviennent quand les individus sont capables de repousser les déterminations inauthentiques du Dasein déchu du monde concret, et de prendre pour eux les possibilités conformes à l’être.

Le « Dasein » est par suite opérant dans chaque individu comme un universel (le co-destin) et à partir de chaque individualité il peut y être référé en tant qu’il est un tel universel. Il est « spirituel », mais en même temps il n’est pas universel et hors du temps, mais « spatial » (Être et temps, § 3 et p. 417) et limité à une époque historique (séminaire sur Temps et être, 1962). Ce Dasein non contingent, non individuel, « étant », est le véritable soi de l’individu, le tout de son monde qui l’envahit et lui survit. On a ainsi affaire à une construction intellectuelle branlante à peu près unique dans l’histoire de la philosophie. Son enseignement sans distanciation est propre à saper la réputation de toute une classe socio-professionnelle. Descartes aurait ainsi très bien commenté un tel esprit « spatial » : « Alors, mais oui, on peut s’imaginer un cheval avec des ailes… »

Ou bien une chose est spirituelle, et en ce cas elle est d’une universalité sans limite et toujours valable. Ceci n’est pas simplement la définition académique de l’esprit, mais doit être nécessairement admis pour autant que l’esprit est considéré comme existant. Spirituel signifie immatériel, et quelque chose d’immatériel ne peut pas avoir de limite spatiale ou temporelle. S’il en est ainsi, soit on a affaire à quelque chose de matériel, soit on a affaire à un cadre psychique qui en tant qu’émotion interne est lié à une formation matérielle, à un corps animé, et ne le dépasse ni spatialement ni temporellement. Si il est question d’une émission (information) qui n’atteint un nombre limité d’individus que par phases, alors il ne s’agit pas non plus encore de l’esprit. L’esprit est en tant qu’à chaque fois connaissance d’une universalité réelle et illimitée quelque chose d’absolument ouvert et atteint en tous les temps tous les êtres qui s’ouvrent en direction de lui.

Il ne peut pas y avoir un esprit déterminant qui agisse des époques historiques durant uniquement dans de prétendus cadres de vie fermés et qui se ferme essentiellement de son propre mouvement à d’autres temps et à d’autres mondes. La construction heideggérienne doit donc avoir un dessein non philosophique, elle doit suivre un idéologème. On voit bien à partir de sa définition conséquente de l’advenir du Dasein comme advenir-avec, destin et « advenir de la communauté, du peuple » (Être et temps, p. 384) qu’on a affaire à l’idéologème du mode völkisch, raciste et collé au terroir d’existence des hommes, conformément à une sensibilité collective. Heidegger évite de parler de « Dasein » au pluriel jusqu’à 1933 pour ne pas empêcher ses lecteurs et ses auditeurs de se focaliser sans guide extérieur sur leur propre Dasein allemand, devant lequel tous les autres Dasein devraient de toutes façons s’effacer. Entre 1933 et 1945 il s’agissait pour lui de garantir que la domination des temps à venir, qui ne permettait aucune relativisation par la mention d’autres mondes qui soient responsables de l’être, serait réservée au Dasein (à l’essence) allemande. Après 1945 il a laissé à l’« être » lui-même le soin de choisir ses favoris entre les Dasein. Afin de montrer qu’il ne s’en mêlait plus, il n’a plus parlé de Dasein mais du « travailleur » en tant que soldat. 

Le principe heideggérien du « devancement de la mort » se meut à un niveau socio-psychologique qui semble fondamental. On ne peut pas ici parler de théorie de la connaissance, car le Dasein isolé n’apprend rien de réel dans le devancement de la mort hors de son soi. Dans l’anticipation de la totalité de sa vie propre, qui se produirait avec la mort, l’individu saisirait ses « possibilités les plus propres », qui sont identiques avec les possibilités d’être du Dasein (collectif). Le devancement comme rapport mental au don total de soi dans la mort débouche sur l’authenticité et la résolution de soutenir le destin historique virtuel. Ce principe est donc une construction de motivation. Heidegger a suffisamment expliqué (Être et temps, p. 264) qu’il ne s’agit pas de la mort en soi et du sacrifice réel de soi. Son but devient compréhensible en prenant garde à sa protestation répétée selon laquelle la distinction du devancement reposerait sur lui en tant que « possibilité ontique », et que son résultat, la résolution, serait « attestée existentiellement » (p. 309).

Cela signifie que les hommes sont effectivement « devancés » dans la mort et ont rencontré ainsi la résolution de se mobiliser tout inconditionnellement pour l’être de leur Dasein (populaire) et de se soucier de manière « authentique » de la vie du on jusqu’alors seulement déchue dans le quotidien. Aucun autre événement ne vient à l’esprit pour le devancement réel de la mort sinon l’assaut de soldats en guerre. Personne ne risque la mort pour soi seul, « de manière factice-existentielle », sinon et uniquement pour une entreprise collective réelle, prétendue ou contrainte. Si il s’agissait d’une préparation socio-psychologique à une défense nécessaire, Heidegger n’aurait pas choisi l’image offensive du devancement. Il a donc placé la guerre d’assaut physique en vue de la sauvegarde du Dasein au centre de toute sa théorie. Toute la nouvelle détermination et la nouvelle organisation de la vie sociale suit de la résolution, qui ne se forme que dans le devancement. Cela signifie que Heidegger voit dans la guerre d’assaut du Dasein allemand contre les autres Dasein la base, le moteur et la directive structurelle pour la transformation de la société en un bloc social dominé par le mythe, le rite, le culte et la magie.     

La question de savoir si il peut réellement y avoir en général de tels mondes fermés, en tant que « déchus » ou « authentiques », conduit sur le terrain sociologique et socio-philosophique. Il doit être totalement dénié. Ce n’est pas seulement en vue d’empêcher la consanguinité exclusive que les groupes humains et les sociétés ont entrepris entre eux des contacts variés. Les cultures et les processus civilisationnels et techniques ne se sont formés et ne se sont développés que dans le cadre de l’échange et de l’intérêt pour les capacités d’autres formations sociales. Ceci vaut aussi pour les langues, dont Heidegger a utilisé la typique prétendument exclusive comme preuve de l’existence de Dasein différents par essence. Les extensions impériales de cultures déterminées permirent toujours la production d’une nouvelle culture par intégration des acquis des hommes soumis. Les formations sociales ne peuvent être détachées des autres et restreintes à une essence prétendument propre que par la violence. Mais ensuite elles tombent en décadence en un temps très rapide du fait de leur désorganisation interne et de leurs vaines tentatives d’expansion. Tout discours d’un fond essentiel völkisch, raciste, spécifique à une classe ou à une religion devant être autarcique et liant de manière interne représente donc une stratégie d’abrutissement et un désir de domination vis-à-vis d’une population concernée. Ses individus sont conçus comme isolés l’un de l’autre, pour permettre de les dominer. Le rejet véhément de « l’universalisme », c’est-à-dire de l’existence d’un humain universel ou de l’humanité était le dogme central des nationaux-socialistes.

Le désir heideggérien de domination ne s’exprime pas que dans sa concrétisation (expliquée à différents passages éloignés) de la « spatialité » de « l’être-dans-le-monde » : la nature* est historiale « en tant que paysage, colonie ou exploitation, en tant que champ de bataille et lieu de culte » (Être et temps, p. 388.* La nature signifie ici manifestement la manière de vivre naturelle de l’homme.). Il culmine dans la figure politico-théorique fictive du « héros ». La résolution devançante rend possible la répétition authentique d’une possibilité d’existence passée – « que le Dasein choisisse son héros » (p. 385). Il est complètement absurde d’affirmer que Heidegger ne parlerait ici que de son héros choisi à titre uniquement privé. Otto Pöggeler a trompé de manière décisive en affirmant qu’il s’agirait de Nietzsche. Cela signifierait pourtant que ce serait lui-même que Heidegger aurait décrit comme « le Dasein ». Ceci est complètement exclu. Il avait au contraire et immédiatement avant expliqué que l’advenir du Dasein consistait dans le destin « de la communauté, du peuple » (p. 384). Heidegger introduit ici le « héros » en tant que concept catégorial. Aucun individu, mais seule une communauté du peuple peut, par le choix de son héros, « se rendre libre pour l’imitation combattante et la fidélité à ce qui se répète ». Le choix se fonde librement, « existentialement », dans la « résolution devançante », c’est-à-dire dans la disposition au combat de l’individu (p. 385).La recherche dans la littérature historique procure des éclaircissements sur l’origine et la signification du concept de héros.

Thomas Carlyle l’utilisait pour les personnes historiques particulièrement influentes dans le champ intellectuel ou politique. Houston Stewart Chamberlain l’a ensuite restreint aux héros populaires dont la force a laissé son empreinte dans l’histoire. Sur cette base Max Scheler a restreint de nouveau le concept de héros pour les personnalités politiques et publiques exceptionnelles (à la différence du « génie »), et l’a chargé (aufladen) sociologiquement. Le héros se produirait dans l’histoire sous la forme du général en chef, de l’homme d’État, du colonisateur et du modèle racial, parfois partiellement conjointes (Materiale Wertethik et Nachlaßschriften). Heidegger s’appuie sur cette structure d’un concept purement euphémistique, à propos de laquelle il était informé le plus exactement qu’il soit possible grâce à son contact personnel étroit avec Scheler. Dans un geste d’euphémisation renouvelée il a conçu le héros comme une personne possible qui réunit toutes ces propriétés en elle.

Il avait de nouveau pour cela une « attestation existentielle » comme modèle. L’Allemagne avait un héros guerrier à qui furent aussi imputées des capacités d’homme d’État : le feld-maréchal Paul von Hindenburg s’était imposé durant la première guerre mondiale comme vainqueur de la bataille de Tannenberg et était vénéré dans de grandes parties de la population comme le « héros de Tannenberg ». Il était monarchiste et en ce sens ennemi de la république de Weimar, mais se porta candidat en 1925 pour le poste de président de la République à la demande des Rechtskonservativen, et fut élu par plébiscite à une courte majorité. Les contemporains rapportent qu’un véritable « culte » prenant des formes rituelles fut érigé autour de sa personne. Le discours heideggérien sur le Dasein qui se soucie de sa magie dans « le rite et le culte », apparaît ainsi également comme référence politique concrète. Le « héros » Hindenburg a été élu par le Dasein, le peuple, et ceci a donné à Heidegger une première lueur d’espoir (la clairière [Lichtung]) que ce qui « retentit dans l’aujourd’hui comme « passé » » pourrait être rappelé instantanément (Être et temps, p. 386). La République de Weimar pouvait à partir de maintenant être considérée comme historiquement achevée.  

En ce sens le « héros choisi » de Heidegger est déjà en 1927 parallèle au discours hitlérien sur la « véritable démocratie germanique du libre choix du Führer » (Mein Kampf, p. 99). « Ce qui se répète », pour lequel doit valoir « l’imitation combattante et la fidélité », ne peut signifier concrètement dans un contexte intentionnel que la répétition de la grande guerre allemande, ayant pour but la construction d’un empire allemand aux dimensions européennes et aux nombreuses colonies. Un colonisateur-feld-maréchal-homme-d’Etat qui soit un modèle racial n’est de nouveau rien d’autre que le Führer. Car une telle personne n’est pas portée par une constitution, mais avant tout par une euphémisation völkisch. C’est pourquoi en découle nécessairement la mise au pas de toutes les classes sociales en référence à elle. Une société qui devient dominée psychologiquement et via les techniques de domination par des hommes résolus et déterminés à la guerre, qui ont usurpé la « “conscience” des autres » (Être et temps, p. 298), est orientée d’un point de vue organisationnel en vue de la guerre totale. Cette dernière avait déjà été conçue et partiellement réalisée dans la deuxième moitié de la première guerre mondiale par le Generalquartiermeister Ludendorff, autrefois de facto l’homme le plus puissant de l’Etat. Ludendorff devint un des plus importants soutiens de conseillers de Hitler. Il ressortira des correspondances et des notes des années 20 de Heidegger encore à découvrir ou non publiées que c’est exactement ce qu’il avait en vue. On doit encore une fois rappeler Hermann Heidegger à son devoir de citoyen. Les contours de « l’idéal factice » de Heidegger deviennent ainsi visibles. Il ne l’a pas caché, mais ne l’a pas non plus clairement mis en avant jusqu’en 1933. Il ne s’agit pas d’une application de sa théorie de la connaissance, de sa psychologie du Dasein ou de sa théorie politique, mais bien plutôt celles-ci servent celui-là. La philosophie heideggérienne des années 20 est exactement ce que Henning Ritter craint, savoir qu’elle se révèle être un « déguisement habile de pensées grossièrement proto-nazies ». Son étalage de prétentions ontologico-historiales, avec la « chute » et « l’inauthenticité », est un bourrage de crâne systématique contre la démocratie, contre la destruction des hiérarchies sociales et contre un développement culturel et économique paisible et ouvert sur l’étranger. Heidegger a servi tout le catalogue des condamnations et des alternatives de l’extrémisme de droite : la transfiguration du monde paysan et artisanal pré-industriel et uni par le culte, la mort du héros pour le « soulèvement national », la formation conspiratrice, « secrète », d’une caste dominante, l’Etat-Führer divisé en corporations. Il a substitué à l’individu la « personne », dont le développement doit être arraché à une masse inerte et incompétente de non-personnes.

Et que personne ne se berce de l’illusion qu’il y ait jamais eu une idéologie allemande völkisch sans antisémitisme brutal. Même si seule l’élite nazie pensait (de manière précoce) à l’extermination physique des Juifs, tous les autres sympathisants deutschvölkisch ont voulu et salué leur complète exclusion sociale. Ce meurtre social réalisé par les nazis à l’encontre des Juifs a été la condition décisive pour l’Holocauste. Au moment où les hordes brunes se répandaient dans les rues de toutes les villes allemandes et beuglaient « Juif, crève », Heidegger a appelé à « l’extermination totale » de tous les ennemis du peuple. Son usage démesuré de la racine « nicht » [négation, utilisée par Heidegger dans « Vernichten », exterminer/anéantir, ou dans « nichten », néantiser, N.d.T.] n’est pas un simple effet de style rhétorique, mais faisait allusion à l’action « néantisante », comme nous l’avons vu. La consonance de nicht, Nichts, nichten, vernichten, Vernichtung, Vernichtungslager [négation, rien/néant, néantiser, anéantir/exterminer, anéantissement/extermination, camp d’extermination – N.d.T.] ne peut être reproduite directement dans aucune autre langue. Les philosophes allemands ont le devoir d’informer de la signification et du contenu des déclarations heideggériennes, comme les autres ont le devoir d’éclaircir sa verbalité, qui est censée être porteuse de ses contenus en elle-même.    

Heidegger avait espéré que la « vérité et la grandeur interne » du national-socialisme ou du « mouvement » serait d’autant plus comprise que le temps effacerait leurs crimes dans l’esprit des hommes. En 1953, alors qu’il voyait ceci commencer et se trouvait de nouveau de nombreux partisans, il osa s’exposer avec son espoir et laissa l’expression dans la postface de Introduction à la métaphysique. Avec Sein und Zeit, il avait déjà en fait introduit à la métaphysique national-socialiste. Il s’agit également d’une forme de démagogie que d’affirmer qu’il se serait « trompé », quand bien même il n’aurait agi qu’une petite année insignifiante en première ligne en tant que philosophe national-socialiste. 

« Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils perdent la vie. Ils sont abattus. Meurent-ils ? (…) ils sont liquidés discrètement dans les camps d’extermination. » Ils « crèvent » (comme les animaux, note de RL). « Mourir au contraire signifie porter jusqu’à terme la mort en son essence. Pouvoir mourir signifie avoir la capacité de ce porter jusqu’à terme. Nous en avons la capacité seulement quand notre essence aime l’essence de la mort. » (Die Gefahr, conférence de 1949).

„Hunderttausende sterben in Massen. Sterben sie? Sie kommen um. Sie werden umgelegt. Sterben sie? … Sie werden in Vernichtungslagern unauffällig liquidiert.“ Sie „verenden“ (wie Tiere, R.L.). „Sterben aber heißt, den Tod in sein Wesen austragen. Sterben können heißt, diesen Austrag vermögen. Wir vermögen es nur, wenn unser Wesen das Wesen des Todes mag.” (Die Gefahr 1949) 

Traduit de l’allemand par Franck Cimreman.  

La rédaction de ce texte s’est achevée le 27 janvier 2007, jour du 62e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. Il est dédié à la mémoire de toutes les victimes du national-socialisme.Pour les références complètes et des analyses plus approfondies, je renvoie à mon livre Bin ich, wenn ich nicht denke ? (« Est-ce que je suis quand je ne pense pas ? ») Centaurus Verlag, Herbolzheim, 2003.

Des extraits s’en trouvent sur mon site http://www.reinhard.linde.de.vu .

Sur ma personne : Né en 1955 a Wernigerode (en RDA), j´ai achevé mes études d’histoire à la Humboldt Universität de Berlin en 1980. Mon champ d’étude s’est formé dans l’opposition avec le régime de la RDA et lie l’analyse de la pensée totalitaire avec la formulation d’alternatives éthiques fondées philosophiquement. Je vis en auteur indépendant à Berlin.   A


[1] En français dans le texte (N.d.T.).

1 commentaire

  1. Merci à vous Skildy ainsi qu’à Reinhard Linde pour ce texte.
    Signalons toutefois pour ceux qui n’auraient pas suivi toute l’histoire en détail que la préface de François Fédier dont il est question ici n’a pas été reprise dans la version édulcorée du livre de FF and Co. finalement publiée chez Fayard.
    Elle a été très gracieusement mise en ligne sur le site dit « Parolesdesjours », où tout un chacun peut aller l’admirer et constater qu’effectivement, c’en est.
    Un simple petit problème lié aux dates d’écriture et de publication du texte de Reinhard Linde, qui n’a sinon pas pris une ride.

    J.V.

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