De Heidegger à Lacan/Thierry Simonelli

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Le phiblogZophe publie un article de Thierry Simonelli sur les rapports de Lacan à Heidegger. Il s’agit, à terme, et sans renoncer à la spécificité du point de vue développé sur le site – Heidegger auteur nazi – de constituer une documentation critique permettant de mettre en perspective le texte heideggérien à caractère philosophique. En n’oubliant pas que, selon Heidegger lui-même, la « production philosophique » représentait pour la pensée le plus mauvais et le plus confus danger.

Mais qu’entendait-il au juste par « production philosophique »? Et quelle menace le caractère vague de l’expression représente-t-elle puisque formulée par un auteur dont nous pensons qu’il est toujours resté fidèle au « dieu vivant » Hitler? Bien entendu nous faisons figurer dans ces publications les liens qui renvoient aux sites-sources.

Dans le respect de la diffèrence des approches de la signification du texte heideggerien pourvu qu’elles ne soient  ni sectaires ni idolâtres.

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Une des conclusions de l’auteur de l’article :

« …Lacan peut donc négliger aussi bien l’ontologie que la phénoménologie heideggeriennes. Derrière le monde, et derrière l’apparaître se situe la « dimension symbolique » comme leur condition de possibilité (apriorique). Le renversement de la conception du signe annonce donc aussi une profonde rupture qui par la suite détachera de plus en plus Lacan de la philosophie heideggerienne. »

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Article :

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Thierry Simonelli

De Heidegger à Lacan

Dans l’analyse suivante, nous tenterons de déterminer l’affinité profonde qui lie la théorie psychanalytique de Lacan à la pensée de Heidegger. Nous essayerons de montrer que Lacan fait reposer la construction de sa propre théorie sur une interprétation très particulière de l’analyse existentiale du « Dasein ». Lacan recourt en effet aux réflexions heideggeriennes sur la structure et sur la temporalité du « Dasein » pour élever la psychanalyse au rang d’une philosophie du sujet, habité par le langage.

Au premier regard, la différence entre la conception heideggerienne et lacanienne du langage semble manifestement, même si l’on voulait s’en tenir à la seule conception du sujet, rendre les deux théories parfaitement incompatibles. La logique du signifiant part de l’idée que le sens est toujours déjà secondaire par rapport à la relation différentielle des termes d’une chaîne signifiante. Si chez Lacan le sujet baigne dans le sens, c’est parce que tout d’abord il est pris dans les « défilés du signifiant ». En ce sens, la pensée du langage chez Lacan, la détermination d’une logique du signifiant, se conçoit en même temps comme une critique de la primauté du sens. De même, dans la conception lacanienne de la psychanalyse, il ne pourra jamais s’agir ni pour l’analysant, ni pour l’analyste, de comprendre un « être-au-monde ». La psychanalyse ne pourra, ou ne devra jamais être conçue comme une herméneutique.

Il n’en reste pas moins que chez le « premier » Lacan, on trouve une hésitation intéressante à ce niveau. Bien que non-hérméneutique, Lacan conçoit la pratique analytique, sous l’influence de certains aspects de la philosophie heideggerienne, en tant qu’activité de donation et de création de sens. Il apparaît ainsi que par sa thléorie psychanalytique, Lacan tente en même temps de fournir un fondement nouveau pour l’analyse existentiale du « Dasein ». Chez Lacan, la parole (« pleine ») ne relève pas de l’articulation et du déchiffrement de la « précompréhension » du monde, mais se conçoit comme création originelle du sens dans le réel.

À lire les textes de Lacan, on peut facilement se convaincre que Lacan cultivait la conviction profonde que les orientations fondamentales de la psychanalyse structuraliste ne sont pas seulement proches des orientations fondamentales de l’ontologie heideggerienne, mais qu’elles permettent encore de compléter, voire de corriger la conception de l’être humain de Sein und Zeit. Heidegger, quant à lui, n’a évidemment jamais partagé l’enthousiasme de cette nouvelle psychologie générale.

Afin de mieux caractériser l’étrange rapport qui lie Lacan à Heidegger, nous essayerons tout d’abord de reconstruire très brièvement l’analyse existentiale du « Dasein », telle qu’elle est mise en œuvre dans Sein und Zeit. Ceci nous permettra de mieux déceler dont témoigne la conception lacanienne du sujet par rapport la notion d’authenticité chez Heidegger. Nous essayerons de montrer dans quelle mesure Lacan s’est inspiré de l’ontologie fondamentale de Sein und Zeit, tout en escamotant sa véritable problématique.

La compréhension comme caractère existential du « Dasein » constitue l’éclosion originelle de l’« être-au-monde ». La parole de l’éclosion de l’être, de l’étant intramondain aussi bien que de l’être du « Dasein » précède ce dernier, qui lui est toujours déjà remis (« überantwortet »). C’est dans l’écoute de l’être-explicité de la parole que le « Dasein » se situe originellement comme étant ontologique. La parole détient donc une possibilité authentique de la compréhension de l’être. Dans et à travers la parole explicitante s’articule une compréhension originelle et authentique de l’être de l’étant intramondain, ainsi que de l’être propre du « Dasein ». Par cette remise le « Dasein » se tient cependant dans ce que Heidegger appelle : la « déchéance » (« der Verfall »). La « déchéance » est le mode d’être le plus commun (« zuerst und zumeist ») du « Dasein » dans sa quotidienneté.

Avant de nous intéresser à la notion d’authenticité, nous allons d’abord suivre la déchéance de la parole en bavardage. Le parler est « parler sur … ». Le ce-sur-quoi (« Worüber ») de la parole doit être distingué du parlé (« Geredete »), du dit (« Gesagte »). Le dit constitue l’élément de la communication (« Mitteilung »), et la communication appartient à la structure existentiale du « Dasein » comme « être-avec ». Les moments constitutifs de la parole sont par conséquent  : « le ce-sur-quoi du parler (ce dont il est parlé), le parler comme tel », et « la communication » ( Sein und Zeit [=SuZ], §34 p.162. tr. Martineau, p.130).

Si le « Dasein », avant de se tenir dans un rapport propre à son être, est toujours déjà remis aux autres « Dasein », il se situe au niveau du parlé, du dit et de la communication. Ainsi, il partage l’articulation générale de la compréhension dans la quotidienneté. La quotidienneté, quant à elle, se caractérise par son indifférence et par le nivellement des différences ( SuZ, §9, p.43). D’après Heidegger le mode de compréhension du « Dasein » pris dans la vie quotidienne est de la médiocrité (« Durchschnittlichkeit »). Cette médiocrité le dispense d’une compréhension originelle. Le rapport originel au ce-sur-quoi de la parole se perd donc dans le dit et le communiqué.

Il n’est nullement besoin, au niveau du parler quotidien, de chercher un rapport aux « choses-mêmes ». La compréhension s’y généralise dans une écoute approximative et moyenne. Ici, le monde « veut-dire » (« meint ») la même chose parce que tout le monde comprend dans la même médiocrité. La communication se fait dès lors de plus en plus au niveau du parlé (« Geredete »), pour aboutir enfin au bavardage (« Gerede »).

On pourrait penser que pour Heidegger, le domaine de la déchéance recouvre l’ensemble de l’entente communicative où se constitue le partage des connaissances, des convictions, d’idées et de croyances. Le rapport à la « chose-même », la compréhension originaire du ce-sur-quoi de la parole, se perd pour faire place à l’absence de fond (« Bodenlosigkeit »), à l’abîme du bavardage. Cette absence de fond explique par ailleurs pourquoi le bavardage ne peut reposer que sur la répétition (« Weiterreden ») et de la re-dite (« Nachreden »).

Nous trouvons dans cette description du monde quotidien le modèle du « mur du langage » et de la « barbarie » sociale chez Lacan. Comme Heidegger, Lacan part du constat de la déchéance du monde, et vise à percer ce monde en vertu d’une dimension plus profonde. Mais si Lacan accueille ce constat avec une certaine légerté, Heidegger se montre bien plus inquiet du caractère quasi diabolique de ce monde.

Rassuré dans la précipitation de l’aliénation (« Entfremdung »), aucune possibilité ne semble se présenter au « Dasein » pour sortir de la quotidienneté en vue de l’authenticité. La projection dans le « on » ne s’explique pas seulement par la tentation et l’assurance, mais encore par le recouvrement de la déchéance, en tant que trait caractéristique de la déchéance même : elle s’explicite elle-même comme progrès (« Aufstieg ») et comme vie concrète.

Dans la relation et la redite, la différence entre « ce qui est puisé et conquis à la source et ce qui est re-dit » s’efface (SuZ, §35, p.169., tr. Martineau, p.133). Cette indécidabilité constitue l’équivoque de la parole de l’être-avec quotidien. Le « Dasein » perd son caractère de clairière de l’être ( 1) pour se refermer dans la relation et la re-dite de la publicité. L’absence de fond se voile dans l’évidence et la certitude de la quotidienneté, qui constituent à l’aide du bavardage la « réalité » la plus quotidienne et la plus tenace du « Dasein ». Au dessus de l’abîme, du sans-fond, le « Dasein » se tient dans une suspension (« Schwebe »), dans une étrangeté qui n’a cependant rien d’inquiétant pour lui. Tout à fait au contraire, l’assurance qu’il tire de la distraction et de la curiosité qui l’amènent à tout voir et à tout comprendre, et l’entraînent encore plus violemment dans le tourbillon de la déchéance.

La sortie du « Dasein » hors de la quotidienneté déchéante nécessite dès lors un véritable arrachement et un forçage afin qu’il puisse retrouver son véritable être, ses véritables possibilités. D’après Heidegger, il n’existe que deux événements majeurs qui puissent contraindre le « Dasein » à se soustraire au mouvement affairé de l’aliénation rassurante : l’angoisse et l’anticipation de la mort.

Mais cet arrachement forcé fait intervenir une temporalité très particulière. D’une certaine manière, on pourrait assurément dire que le « Dasein » est « dans » le temps. Sa vie se déroule entre la naissance et la mort. La première appartient à un passé bien déterminé et la deuxième à un avenir indéterminé. C’est dans une telle approche que consiste maintenant, d’après Heidegger, une méprise qui traverse l’ensemble de la philosophie occidentale. La conception traditionnelle du temps qui situe le sujet entre un passé révolu et un avenir, interprète faussement le temps en tant qu’être-sous-la-main, en le faisant reposer sur la primauté de la présence.

Le « Dasein » par contre se détermine essentiellement par l’historialité (« Geschichtlichkeit », SuZ, §42, p.197). Le « Dasein » ne se rapporte pas à la naissance et la mort en général, mais toujours déjà à sa mort et à sa naissance. La temporalité qui s’étend entre la naissance et la mort relève de la structure existentiale du « Dasein ». La mort constitue une possibilité indépassable.

Même en faisant passer sa mort dans le silence de l’oubli, le « Dasein » reste toujours un être mortel. La mort, en tant qu’existential a une structure paradoxale. Comme possibilité avenante, la mort comme telle ne constitue pas une expérience. Je ne peux pas vivre ma propre mort.( 2)

Dans la vie quotidienne la mort se présente tout d’abord comme celle des autres ; la mort concerne l’être-avec du « Dasein ». Dans la mort, l’autre « Dasein » se transforme, en apparence, en un simple être-sous-la-main. Le « Dasein » quitte son monde pour devenir un simple cadavre sous-la-main.( 3) Mais l’interprétation de la mort comme passage vers l’être-sous-la-main ou l’être-à-portée-de-main, tout comme l’interprétation du mort comme « défunt » qui subsiste dans le monde, ne font que voiler le caractère existential de la mort. comme existential, la mort est toujours déjà mienne.

L’« être-avec » dans le monde inclut la représentativité (« Vertretbarkeit ») d’un « Dasein » par un autre. Dans la préoccupation quotidienne un « Dasein » peut toujours, et essentiellement (S.u.Z., §47, p.239) se faire remplacer par un autre. Nous retrouvons ici la généralité du « on ». Dans le « on », un « Dasein » est équivalent à l’autre. À ce niveau chaque « Dasein » peut et doit en même temps « être » son autre. C’est le lieu de la « sollicitation », où un « Dasein » se met à la place de l’autre dans la préoccupation.

Mais tel n’est évidemment plus le cas pour ce qu’il en est de la mort. Un autre peut bien mourir à ma place : mais sa mort sera tout au plus une mort en tant que sacrifice « dans une affaire déterminée ». Il meurt à ma place, pour une cause. Cela ne veut pas pour autant dire que je sois aussitôt dispensé de ma propre mort. La mort que je dois mourir est toujours déjà la mienne. Elle me concerne toujours déjà comme une possibilité indépassable de mon être. Ma mort ne peut donc pas être représentée.

Aussi longtemps que le « Dasein » est, la mort est un « pas-encore ». Comme possibilité, la mort reste de l’ordre de l’avenir. Mais dès que le « Dasein » atteint ce pas-encore il se transforme en « ne-plus-être-là ». La mort est la fin du « Dasein », et en tant qu’existential, la mort comme fin fait partie de l’être même du « Dasein ».

De même que le Dasein, aussi longtemps qu’il est, est au contraire constamment son ne-pas-encore, de même il est aussi déjà sa fin. Le finir désigné par la mort ne signifie pas un être-à-la-fin du Dasein, mais un être pour la fin de cet étant (SuZ, §48, p.245, tr. Martineau, p.182)

En tant que telle, la mort se manifeste dans l’angoisse. L’angoisse, à l’inverse de la peur, ne se rapporte pas à un étant intramondain. Le devant-quoi de l’angoisse n’est autre que l’être-au-monde comme tel.( 4) Dans l’angoisse de la mort, le monde comme tel disparaît et s’enfonce dans le néant. Ainsi, elle arrache le « Dasein » à son identification déchéante au monde et à l’assurance du sentiment de l’être-chez-soi de la quotidienneté. Elle fait apparaître le « Dasein » comme hors-de-chez-lui (« Un-zuhause »). À ce moment se manifeste la « perte quotidienne dans le on » au « Dasein » ( SuZ., §40, p.189. tr. Martineau, p.146.). En isolant le « Dasein », elle lui donne à voir l’authenticité et l’inauthenticité comme possibilités d’être. C’est à travers l’angoisse que le « Dasein » comme être-avant-soi (« Sich-vorweg-sein ») factuel peut choisir la possibilité de l’être-pour-la-mort authentique.

L’être-pour-la-mort n’est pas un simple penser à la mort ou une simple prise de conscience de la finitude de la vie humaine. Comme possibilité authentique, la mort doit d’abord être conçue en tant que possibilité. Il faut se soutenir dans l’écart ouvert par l’attente. Mais cette attente ne doit pas se rapporter à une possible réalité qui finit par advenir. La mort n’est pas quelque chose qu’il y aurait à réaliser. Elle ne donne pas au « Dasein » une possibilité d’être qu’il devrait être lui-même. Comme telle, la mort n’indique que l’impossibilité de toute existence. Dans l’être pour la mort, la mort doit être une possibilité existentiale authentique du « Dasein ». Il ne pourra donc pas s’agir d’anticiper une possibilité d’être dans la mort, mais il s’agit de s’approcher de manière compréhensive de la mort comme possibilité. Le devancement dans la possibilité de la mort, en tant qu’impossibilité de l’existence, fait apparaître la possibilité comme telle. Elle fait apparaître le néant qui rend le « Dasein » capable de se mettre « devant » son être le plus propre. C’est face à la perte du monde et de l’être-au-monde rassurant de la quotidienneté, que le « Dasein » s’arrache au « on » et se singularise en tant qu’authentique. Le sans-fond du bavardage, de l’affairement de la curiosité et de l’autorité du ouï-dire se dévoile dans l’angoisse de la mort.

Seule la possibilité de la mort met le « Dasein » devant les possibilités jetées comme étant des possibilités qu’il peut choisir à partir de son être propre. Ces possibilités se présentent comme possibilités finies que le « Dasein » comprend à partir de sa propre finitude.

La mort confronte le « Dasein » au néant. C’est devant cette impossibilité d’exister que le « Dasein » peut percevoir ses possibilités écloses comme étant les siennes. Il sait alors se rapporter à son être propre à partir d’une résolution. Cette résolution ne retire pas le « Dasein » dans l’intériorité d’une authenticité intime. Elle lui ouvre cependant un être-au-monde authentique, affranchi de la précipitation dans le « on ». Ce n’est que la résolution qui découvre la possibilité factuelle, de manière à ce que le « Dasein » puisse se rapporter authentiquement à son être, selon les possibilités du pouvoir-être dans le « on ». La résolution est compréhension et projet.( 5)

Le « Dasein » est jeté dans son « là », mais il ne s’est pas donné son « là ». C’est ce que Heidegger appelle : la facticité de l’être-jeté. Le « Dasein » ne peut jamais revenir en-avant, ou en-deçà de son être jeté. Il est toujours déjà remis à cette facticité qui constitue son fondement. Ce fondement n’est cependant pas une chose du passé, révolue comme un sous-la-main. En tant que remis à son fondement, le « Dasein » est, et a à être ce fondement… L’être authentique doit nécessairement reposer sur ce fondement que le « Dasein » n’a pas posé lui-même. Le « Dasein » est son fondement, en tant qu’il se projette dans ses possibilités jetées. Le fondement précède ainsi toujours déjà le « Dasein ». Comme tard venu, le « Dasein » ne peut que se rapporter à son fondement jeté. Il ne peut jamais être authentique par lui-même, mais seulement en s’abandonnant « lui-même » à son propre fondement jeté. L’authenticité qui se détermine comme projet et décision à partir du fondement ne repose que sur l’être propre du fondement.

Inversement, le fondement n’est tel que par le « Dasein », dont il est fondement. La seule liberté du « Dasein » consiste dans l’ouverture à ses possibilités et dans le choix de certaines possibilités déterminées. En d’autres termes  : la seule liberté du « Dasein » consiste dans la découverte de sa propre « nullité » ( 6, « Nichtigkeit »), de sa remise à un fondement jeté qu’il peut être dans l’authenticité ou qu’il il peut refuser dans la déchéance. C’est la découverte du rien qui rend possible la décision de l’authenticité et de l’échéance. C’est par sa seule « nullité » que le « Dasein » est remis à un fondement qu’il n’a pas posé, mais dans lequel il a été jeté.

Le « Dasein » a dès lors la possibilité d’assumer (« übernehmen ») son être-jeté, c’est-à-dire d’« être … tel qu’il était à chaque fois déjà » ( S.u.Z., §65 p. 325. Tr. Martineau, p. 229). Le fondement précède le « Dasein » et celui-ci a le choix d’être son fondement de manière authentique. Il était à chaque fois déjà ce fondement, mais en même temps, il se précipitait dans le mouvement échéant du « on », dans la quotidienneté, dans le bavardage et dans la curiosité. La manifestation de sa propre « nullité » éclôt originairement les possibilités jetées. c’est à partir de celles-ci que le « Dasein » peut choisir d’être ce qu’il a déjà été. Il peut ainsi être son « été » (« Gewesen »).

Comme nous l’avons vu plus haut, la « nullité » ne se révèle que dans le devancement dans la mort. Dans le devancement, le « Dasein » peut revenir sur son « été » authentique. La temporalité que Heidegger nous révèle ainsi semble radicalement opposée à la compréhension « quotidienne » (mais aussi traditionelle) du temps  : 

Authentiquement avenant, les Dasein est authentiquement été. Le devancement vers la possibilité extrême et la plus propre est le re-venir compréhensif vers l’ « été » le plus propre. D’une certaine manière, l’être-été jaillit de l’avenir. ( S.u.Z., §65, p. 326, tr. Martinerau, p.229)

Le « Dasein » ne peut être son été qu’en le devenant. Avenant, le « Dasein » revient sur lui-même en présentifiant son été avenant. Ce phénomène de l’« avenir étant-été-présentifiant » (« gewesend-gegenwärtigende Zukunft ») constitue, d’après Heidegger, la structure fondamentale de la temporalité du « Dasein ».

L’avenir étant-été-présentifiant explique la formule paradoxale de l’avoir à être son propre être. Le fondement comme devancement du « Dasein » ne précède pas simplement celui-ci comme un passé mort et révolu. Le passé comme étant-été donne le sens le plus authentique au « Dasein » en tant qu’avenant. En d’autres termes, le projet issu de la résolution devance le « Dasein » dans son étant-été, qui doit advenir depuis le futur.

Le « Dasein » ne vit pas simplement dans le présent, dans l’ici et maintenant d’un vécu présent, en tant que présent à soi-même, mais il vit hors de lui, dans un projet qui présentifie l’avenir de son fondement « été ». Ainsi, la temporalité ne peut plus être comprise à partir du présent comme un passage permanent de moments présents. Le présent lui-même ne peut être compris qu’à partir de l’étant-été avenant comme présentification extatique. Le « Dasein » est toujours déjà en-avant-de-soi, dans l’être jeté depuis un se-projeter fondé dans l’avenir.

Le temps, à proprement parler, n’« est » pas. Comme étant, le « temps » est interprété comme un sous-la-main qui est, qui a été et qui n’est plus, ou qui sera et qui n’est pas encore. La temporalité « temporalise ». Comme temporalisante, la temporalité rend possible le choix du « Dasein ». Dans la temporalisation, le « Dasein » s’extasie. Il ne peut jamais être chez soi dans un ici et maintenant. Le « Dasein » ex-iste authentiquement dans l’extase de la temporalité. Le « Dasein » est son entre la naissance et la mort.

L’avenir est le temps propre de l’authenticité. Mais dans le devancement dans la mort se révèle aussi la finitude du « Dasein ». Le temporalité n’est plus une temporalité infinie qui s’ouvre sur une infinité de possibilités, mais elle est une temporalité finie. La finitude arrache le « Dasein » de l’infinité des possibilités confortables et faciles pour le remettre à la simplicité de son destin. Le « Dasein » peut alors reprendre son être jeté comme héritage.

L’héritage n’est pas pour autant un héritage singulier qui isole le « Dasein » dans une solitude de la remise. Le « Dasein » reste essentiellement être-avec, aussi dans l’authenticité. Cet héritage partagé fait s’éclore le co-destin (« Geschick »). Le co-destin ouvre le « Dasein » à l’historicité. Mais cette historicité est d’abord l’historicité existentiale du « Dasein » lui-même. L’histoire comme telle ne peut se fonder que dans l’historicité originelle du « Dasein » : 

Seul un étant qui est essentiellement avenant en son être, de telle manière que libre pour sa mort et se brisant sur elle, il puisse se laisser re-jeter vers son Là factice, autrement dit seul un étant qui, en tant qu’avenant, est en même temps étant-été, peut, en se délivrant à lui-même la possibilité héritée, assumer son être-jeté propre et être instantané pour « son temps ». Seule la temporalité authentique, qui est en même temps finie, rend possible quelque chose comme un destin, c’est-à-dire une historialité authentique. (SuZ, §74, p. 385, tr. Martineau, p.265)

La temporalité authentique devient ainsi répétition d’une tradition (« Überlieferung »). Cette répétition ne constitue cependant pas un simple dédoublement, ou une reprise inaltérée d’un déjà-là passé. Le passé comme héritage, issu de l’être jeté du « Dasein », n’advient que depuis l’avenir du projet. C’est dans le projet que s’ouvre l’héritage comme possibilité étant-été avenante. L’héritage est toujours déjà à venir.

C’est en ce sens qu’il est possible de parler d’un envoi (« Geschick ») du « Dasein ». Dans l’envoi, l’événement comme provenir, peut avoir lieu. La possibilité de l’histoire comme reprise de l’héritage repose cependant sur la temporalité du « Dasein ». Parce que le « Dasein » est temporel dans le sens indiqué, il peut être historique de façon authentique.

Tournons-nous maintenant vers Lacan. D’après Lacan, c’est dans l’angoisse que la « parole vide » s’efface devant le silence. Mais ce silence ne doit pas être confondu avec le silence du refoulement, ni avec celui du refus. Il repose sur un défaut des possibilités jetées de la compréhension du Moi. Il ne s’agit donc pas d’un achoppement de la parole, ou plus précisément, il ne s’agit que de l’achoppement de la « parole vide ».( 7)

La situation analytique montre un sujet hanté par une mémoire inconsciente. Cette mémoire est constituée d’éléments qui ne sont pas intégrés dans l’histoire du sujet. Et, d’après Lacan, c’est la raison pour laquelle ils constituent un « noyau pathogène ». Ce « noyau », qui dans le sujet figure comme un « autre soi-même », y exerce une attraction singulière. La parole du sujet peut graviter autour de ce « noyau », mais en s’en rapprochant, soit elle déchoit en tant que bavardage, soit elle se confronte au silence. Le silence fait apparaître le noyau comme originairement absent. Le sujet est alors contraint à un saut par dessus de l’abîme du silence. Ce saut doit l’emmener vers une parole originaire, qui éclôt originellement ce qui n’a jamais été symbolisé auparavant. Tout comme le « Dasein », le sujet de la psychanalyse se trouve donc confronté à l’angoisse devant un fond originaire qui le précède, et qui a à être. Il s’en suit que pour Lacan, le statut de l’inconscient c’est de n’être pas encore, d’advenir depuis l’avenir dans une réécriture de l’histoire. Chez Lacan, la fonction de l’angoisse heideggerienne est donc relayée par celle du symptôme et de sa souffrance.

Le simple fait du symptôme ne suffit cependant pas encore pour contraindre le sujet à la voie désagréable de la « reconquête de la réalité authentique » ( I, p.32) de l’inconscient. Il n’y a que la souffrance du symptôme qui puisse imposer au sujet la question de savoir « ce qu’il est et ce qu’il n’est pas ». Cette question ouvre par la même une béance où se distingue « un vrai et un faux » , « la réalité et l’apparence » ( I, p.189).

Le discours courant impose l’assurance des connaissances et des significations déjà acquises. C’est dans cette dialectique entre discours courant et réécriture de l’histoire que le sujet engage la voie de son authenticité. Dans la cohérence du monde symbolique l’inconscient comme réel ouvre une scission « unheimlich ».

D’une façon générale, l’inconscient est dans le sujet une scission du système symbolique, une limitation, une aliénation induite par le système symbolique. […] Ce monde symbolique n’est pas limité au sujet, car il se réalise dans une langue qui est la langue commune, le système symbolique universel, pour autant qu’il établir son empire sur une certaine communauté à laquelle appartient le sujet. ( I, p.220)

Le monde symbolique dont le symptôme constitue la limite négative, est le point de départ de tout travail d’assomption de l’histoire. C’est à partir de ce caractère de facticité du discours que s’explique la technique psychanalytique de la non-compréhension. Comprendre dans ce sens signifierait : partager l’acquis historique, social et culturel. Le danger d’une telle compréhension se situe, selon Lacan, dans la prévalence qu’elle donne à l’imaginaire : au Moi.

Pour l’assomption de son histoire le sujet ne peut néanmoins pas simplement négliger le langage du discours courant.(8 ) Mais il ne peut pas non plus s’y laisser aller, pour y trouver les sens et les significations que ce discours lui réserve pour une assurance tranquille. Le sujet doit rester dans l’inquiétude de cette question, en tant que celle-ci le constitue comme sujet ( E, p. 299).

Tout comme l’authenticité du « Dasein », que Heidegger conçoit comme un mode de la déchéance, la « parole pleine » peut être conçue comme un mode du bavardage, et de la « parole vide ». Il n’appartient pas à la parole d’inventer un langage nouveau. Le nouveau et la création au niveau du symbolique se conçoivent comme « bricolage », c’est-à-dire comme agencement nouveau, fait à partir des « moyens du bord ». Lacan peut donc affirmer que le symptôme névrotique opère déjà comme une psychanalyse d’une certaine texture imaginaire et réelle traumatisante. Le symptôme lui-même se manifeste au niveau du symbolique en tant qu’interprétation d’un réel sous-jacent. En dehors du discours courant de la vie quotidienne, le symptôme, l’inconscient, ne peuvent pas apparaître.

Tout se passe comme si la scène principale, celle où le langage signifie sans ambages, sans détours, dans une communication réglée par de multiples codes (code de politesses, d’argent, d’origines sociales, d’éducation, de fonctions professionnelles, etc.) était doublée continuellement par l’autre scène sur laquelle le même langage effectue des ruptures, des chocs, provoque des effets de surprise dans ce qui se déroule sur la scène sociale. (Catherine Clément, Le sol freudien et les mutations de la psychanalyse, dans Pour une critique marxiste de la théorie psychanalytique, p.47 )

Dans le contexte des incidences de la dimension imaginaire sur la parole de l’analysant, la « parole vide » est fondamentale au « progrès » de l’assomption de son histoire. Le transfert imaginaire est la condition de possibilité de l’émergence d’une « parole pleine », parole historique, qui donne un sens aux « chapitres censurés » du passé du sujet. La même prévalence de la « parole vide » se montre au niveau du symbolique sur la « scène sociale » du discours courant. La « parole vide » ne peut pas être conçue comme une chute depuis une parole authentique et plus originelle. Elle préfigure « matériellement » une « parole pleine » en favorisant les éléments signifiants sur laquelle cette dernière peut prendre appui. C’est le fait d’être « nœud de signification », carrefour d’une multiplicité de registres qui donne au mot et à la parole son équivoque (« Zweideutigkeit »).( 9) Rien ne distingue une « parole pleine » d’une « parole vide », que ce soit par la forme ou par la teneur, si ce n’est l’effet et le changement qu’elle induit chez le sujet au sein du transfert symbolique.

La psychanalyse, tout comme l’authenticité de l’être ontologique, montre une voie qui doit mener le sujet au-delà ou en-deçà de la déchéance du monde et de ses soucis superficiels. La culture, la vie sociale, le monde du travail deviennent autant de tentations et de distractions qui cachent les véritables racines du sujet.

À l’instar du modèle heideggerien de l’authenticité, l’inversion de la temporalité dans la « parole pleine », conduit Lacan à une archéologie de l’avenir au moyen d’un laisser-parler. L’assomption de l’histoire ne signifie donc plus simplement assomption du passé, il signifie aussi réécriture de l’histoire.

Le symptôme ne provient donc pas simplement du passé. Selon Lacan, le passé n’est que parce que le sujet « a » un avenir ( I, p.180). La progression de la cure psychanalytique se fait « dans le sens régressif » en provenance de l’avenir. Ainsi, Lacan pourra penser que le symptôme est un retour du refoulé qui provient de l’avenir ( I, p.181). L’inconscient n’est pas une « poubelle », un réservoir qui contiendrait une histoire achevée, passée, sous-la-main. Il ne pourra donc plus simplement s’agir de dévoiler un sens caché derrière le symptôme. Le symptôme ne cache pas de sens, mais relève d’un non-sens, d’une absence. Comme quasi-réel le sens du symptôme a à être, et l’être de ce sens ne passe que par le dire.

On comprend dès lors pourquoi la « parole pleine » ne peut pas être une parole de représentation. La « parole pleine » ne se remplit pas du sens de l’événement passé, mais elle crée un sens nouveau : le sens du symptôme qui n’est pas encore. Dans et à travers la parole le symptôme peut advenir comme sens. Et Lacan, à l’instar de Heidegger, conçoit la temporalité authentique du sujet comme futur antérieur. Dans l’assomption de son histoire le sujet «  aura été ».

D’une part, l’inconscient est, comme je viens de le définir [en tant que partie de l’image réelle] quelque chose de négatif, d’idéalement inaccessible. D’autre part, c’est quelque chose de quasi-réel. Enfin c’est quelque chose qui sera réalisé dans le symbolique ou, plus exactement, qui, grâce au progrès symbolique dans l’analyse aura été. ( S   I, p.181)

Ce qui se réalise dans mon histoire, n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir ( E, p.300).

Cette temporalité inversée explique comment une chose qui « ne veut rien dire » peut commencer à « signifier quelque chose ». Le sens provient du futur. Mais comme sens il est aussi rétroactif. La parole fait acte, elle crée un sens nouveau. Cette création de sens conduit cependant à une confusion temporelle : le sens qu’elle crée semble avoir toujours déjà été là. La « parole pleine » est un « performatif rétroactif » qui crée son propre passé comme une illusion symbolique nécessaire (Cf. Zizek Slavoj, Der erhabenste aller Hysteriker, pp. 29-46).

Lacan appelle ce moment, où un sens vient se saisir d’une chaîne signifiante, « point de capiton » (E, p.805). Grâce au point de capiton, le sens jaillit par effet rétroactif, au moment de la ponctuation. Dans le discours du sujet, le « point de capiton » est ce moment historique qui lui fait « intégrer » son histoire, en produisant un sens nouveau.

La « situation analytique » situe cette structure temporelle dans le cadre du transfert. Dans le transfert, l’analyste se trouve dans la position de celui qui est supposé connaître le sens du symptôme. Mais c’est l’analysant qui, en projetant ce savoir supposé sur l’analyste, le fait provenir depuis l’avenir. Le transfert se conçoit dès lors comme « mise en œuvre » de la réalité de l’inconscient. Par le transfert la vérité surgit de la méprise, et cette dernière se révèle être un moment constitutif de la construction de la vérité.

Mais, à l’inverse de ce que nous avons vu dans Sein und Zeit, l’authenticité du sujet de Lacan ne s’éclôt pas dans une compréhension cooriginaire à la parole. En raison du renversement du rapport du signifiant et du signifié, Lacan situe l’authenticité au niveau d’une structure signifiante ou symbolique : 

Les symboles enveloppent en effet la vie de l’homme d’un réseau si total, qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer « par l’os et par la chair », qu’ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque-là même où il n’est pas encore et au-delà de sa mort même, et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le verbe absout son être ou le condamne, – sauf à atteindre à la réalisation subjective de l’être-pour-la-mort. ( E, p.279)

Pour Heidegger la parole est cooriginaire à la compréhension, la parole est l’articulation de la compréhension. Le langage a ses racines dans l’éclosion du « Dasein ». La parole détient un rôle clé quant à l’authenticité du « Dasein ». Et chez le « Dasein », cette parole de l’authenticité n’est pas non plus une parole pleine de sens. Nous rencontrons le silence à deux endroits différents : d’abord dans le « faire silence » de la parole authentique, ensuite dans l’appel de la conscience.

C’est dans le faire-silence (« schweigen ») comme mode de la parole que se constitue une compréhension authentique : 

Celui qui fait-silence dans l’être-l’un-avec-l’autre peut « donner » plus authentiquement à « comprendre », autrement dit mieux configurer la compréhension que celui qui ne se défait jamais de sa parole. Une abondance de paroles sur quelque chose ne donne jamais la moindre garantie que la compréhension s’en trouvera accrue. Au contraire : la discussion intarissable recouvre le compris et le porte à la clareté apparente, c’est-à-dire à l’in-compréhensibilité du trivial. ( SuZ, §34, p.164, tr. Martineau, p.131)

La discussion intarissable fait entrer la parole dans l’indétermination et dans l’insignifiance.

1. D’une part, la parole authentique comme « faire silence » peut former, développer (« ausbilden ») authentiquement une compréhension. Ce mouvement de constitution de la compréhension semble indiquer que la compréhension n’est pas nécessairement préliminaire à la parole. La compréhension n’est pas une condition de possibilité de la parole, mais, en tant que fondement existential du « Dasein », cooriginaire à la compréhension, la parole semble pouvoir renverser les rapports… Pour que la parole puisse constituer une compréhension, la compréhension doit elle-même être reconduite à la parole. Ceci semble s’indiquer dans le fait que la compréhension est toujours déjà articulée. Nous lisons en effet dans Sein und Zeit : 

La compréhensivité, même antérieurement à l’explication appropriante, est toujours déjà articulée. Le parler est l’articulation de la compréhensivité. Il est donc fondamentale pour l’explicitation et l’énoncé. ( SuZ, §34, p.161, tr. Martineau, p.129)

On pourrait donc être tenté de dire que, même avant l’énoncé et l’explicitation, la compréhension est articulée parce qu’elle est déjà langage. La compréhension serait alors remise au langage comme une possibilité qui dépend de celui-ci. La constitution authentique de la compréhension n’a pas besoin d’être énoncée. Elle peut avoir lieu dans le « faire silence » comme mode authentique de la parole. Mais cette fois-ci la parole n’est pas seulement explicitante, elle éclôt l’être originairement dans une nouvelle compréhension qu’elle précède comme sa condition de possibilité.

2. D’autre part, le « faire-silence » reste un mode de la parole. Il n’implique pas nécessairement le silence complet, l’absence de toute parole. « Faire-silence » ne veut pas dire être muet. « Faire-silence » ne veut pas dire s’abstenir de toute parole. Selon Heidegger, ne peut « faire-silence » que celui qui parle véritablement : « C’est seulement dans le parler véritable qu’un faire-silence authentique devient possible. » ( SuZ, §34, p. 165). Celui qui parle peu ou qui ne parle pas ne peut pas faire-silence. Si donc le faire silence est un moment de la parole, si avec le faire silence la parole devient parole authentique, le faire silence pourrait être conçu comme le moment de la « scansion ». La « scansion » n’est pas elle-même une parole, un mot, un énoncé, une phrase, le moment du silence qui ponctue une parole, en y faisant advenir un sens.

En résumé, la conception de la cure se présente donc comme une variante de l’analyse existentiale du « Dasein ». En même temps, nous avons pu constater deux différences majeures :

1. À l’inverse de Heidegger, Lacan ne part pas de l’analyse de la vie quotidienne. Il part du cadre « artificiel » et particulier de la « situation analytique ». Lacan n’a donc pas seulement éliminé la question de l’être, qui fonde l’analyse existantiale de Heidegger, mais aussi la « méthode phénoménologique ». En partant de l’analyse de la vie quotidienne, Heidegger voulait justement approcher l’être humain tel qu’il se présente dans la vie quotidienne, au sein de son monde. La « situation analytique » n’a évidemment rien de quotidien. Elle constitue une structure « artificielle » qui donne à voir certains phénomènes « isolables, séparables ».

Ainsi, le cercle herméneutique de Heidegger devient chez Lacan une simple pétition de principe. La structure de la « situation analytique » permet d’« isoler » et de « séparer » certains phénomènes en assurant en même temps le « bien-fondé » de la « situation analytique ».

2. Lacan remplace la question de l’être, qui détermine l’analyse heideggerienne du « Dasein », par l’idée des trois dimensions et par la primauté de la « dimension symbolique ». La notion du symbolique ne peut cependant pas être identifiée au langage et à la parole de Sein und Zeit.

Plus étonnant néanmoins, c’est que l’on peut déceler la même influence heideggerienne dans la conception lacanienne du signifiant. Afin de percevoir cette filiation, il faudra partir de conception heideggerienne du symptôme.

Chez Heidegger, le symptôme se détermine comme apparaître. En tant que tel, il se range parmi les indications, les présentations et les symboles. Il est possible de définir le symptôme comme « phénomène pathologique ». Le symptôme indique un état pathologique qui ne se montre pas lui-même. En tant qu’indice, le symptôme se rapporte donc à quelque chose d’autre que lui-même. Mais cet autre chose n’apparaît pas en lui-même. Il se montre à travers l’apparaître d’un « représentant ». Le symptôme tient lieu, comme apparaître, de ce qui n’apparaît pas.( 10) C’est ainsi que le symptôme peut être un signe.

Le signe, quant à lui, fait partie d’une structure plus générale, qui est celle du renvoi. Heidegger conçoit le signe est un à-portée-de-main (un outil) qui renvoie et qui manifeste explicitement la totalité des renvois et la mondanéité à la circon-spection ( SuZ, §17, pp.80-82). Dans l’indice et dans le signe précurseur, par exemple, quelque chose ne « vient » pas seulement comme un étant sous-la-main, mais « ce « qui vient » est quelque chose « à quoi nous ne nous attendions pas », « qui nous prend au dépourvu » parce que nous nous consacrions à autre chose. » ( SuZ, §17, p.80., tr. Martineau, p. 78). Ainsi, le signe montre le « ce dans quoi » on se tient dans la préoccupation. En tant que tel, le signe doit toujours s’imposer (« auffallen »). Le nœud dans le mouchoir, par exemple, à partir du caractère peu frappant (« Unauffälligkeit ») de ce sous-la-main disparaissant dans l’usage quotidien.

Grâce à cette insistance, le signe peut conserver son caractère de renvoi, même en l’absence de ce à quoi il renvoie. Le signe reste renvoi, même face l’oubli de ce qu’il signifie. C’est d’ailleurs dans ce cas que le signe manifeste son « insistance inquiétante » (« Aufdringlichkeit »). En ce sens, le signe ne donne plus qu’une direction, un renvoi dépourvu de visée.

Nous retrouvons cette idée chez Lacan. Le signifiant est cette partie du signe qui persiste comme renvoi, en l’absence de sa signification. Ainsi, Lacan en vient à renverser le rapport du signifiant et du signifié de la conception instrumentale du langage. Lacan affirme donc que le renvoi pur et vide du signifiant constitue la condition de possibilité de tout renvoi déterminé. Le signe ne sera donc plus déterminé par son sens, par son signifié, mais tout à fait à l’inverse, pour pouvoir être signe, le signe d’abord être signifiant. L’on pourrait quasiment dire que de cette manière, Lacan semble réintroduire une sorte de fondement transcendantal au sein même de la phénoménologie heideggerienne.

En tant que signe, le symptôme pourrait disparaître dans une préoccupation ou dans une sollicitation médicale intra-mondaine. Le symptôme de la fièvre s’impose en indiquant l’affectation organique sous-jacente, il peut susciter une inquiétude plus ou moins grande, mais il ne restera pas moins intra-mondain. Il permet d’anticiper tel ou tel développement de la maladie, donnera lieu à tel ou tel traitement, mais ne pourra jamais excéder l’ensemble des revois du monde. Le symptôme reste donc toujours pris dans la préoccupation affairée de l’être-auprès-du monde, dans la déchéance et dans le tourbillon de l’être-avec quotidien.

En déterminant le symptôme de la psychanalyse comme absence, et comme manque, en faisant du symptôme un signifiant, Lacan déplace en même temps la fonction heideggerienne de l’angoisse vers le symptôme psychanalytique. Le symptôme de la psychanalyse constitue un renvoi qui ne donne plus rien à voir ; rien ne s’y manifeste, rien ne s’y représente. Le symptôme est une manifestation pure, un renvoi vide. Or, cela ne l’empêche pas seulement de s’imposer, mais lui permet encore de s’imposer avec d’autant plus de vigueur. En ce sens, Lacan peut penser que le symptôme de la psychanalyse se manifeste comme un trou dans le monde. Le symptôme « psychopathologique » relève de l’« immonde ». ( 11)

Le symptôme naît dans la « désagrégation de l’unité imaginaire que constitue le Moi » (E, p.427). C’est dans ces éclats de l’unité de l’image qui sont exclus du symbolique que consiste l’inconscient comme quasi-réel. Dans cette « désagrégation » le sujet puise le « matériel signifiant » du symptôme. Dans la « situation analytique », le symptôme se révèle par l’arrêt ou par le détournement du sens de son discours. La technique analytique est moins une technique de lecture et de déchiffrement, comme elle n’a plus à rechercher en dessous ou en deçà du symptôme son sens ou sa signification cachée, mais elle sera simplement une technique qui permet au sujet d’affronter le trou dans son monde, dans son histoire pour y créer un sens et une signification. Le symptôme relève de l’immonde, mais le psychanalyste anticipe au lieu de ce symptôme une « parole de plein exercice » (E, p.281).

L’interprétation lacanienne de Heidegger semble reposer sur l’argument suivant : l’ensemble des renvois, qui constitue un monde et qui détermine l’être-au-monde du sujet, dépend originellement du caractère signifiant de ces renvois. Le sens n’est plus une ouverture constitutive de l’éclaircie du Dasein, mais il se conçoit comme l’effet des rapports de signifiants. C’est pour cette raison, et grâce à cette inversion, que Lacan peut donc négliger aussi bien l’ontologie que la phénoménologie heideggeriennes. Derrière le monde, et derrière l’apparaître se situe la « dimension symbolique » comme leur condition de possibilité (apriorique). Le renversement de la conception du signe annonce donc aussi une profonde rupture qui par la suite détachera de plus en plus Lacan de la philosophie heideggerienne.


(1) « L’expression uniquement figurée de lumen naturale dans l’homme ne vise rien d’autre que la structure ontologico-existentiale selon laquelle cet étant est de telle manière qu’il est son là. Il est « éclairé », autrement dit : il est en lui-même éclairci comme être-au-monde – non point par un autre étant, mais de telle manière qu’il est lui-même l’éclaircie  » ( SuZ, §28, p.133)(2) Cf. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus : « 6.431 De même qu’à la mort le monde ne change pas mais cesse. 6.4311 La mort n’est pas un événement de la vie. La mort ne peut pas être vécue. ». (Tractatus logico-philosophicus, p. 84)(3) Il faudrait bien sûr préciser. Tout d’abord, le mort n’échappe pas simplement au monde, pour ne rester que comme étant sous-la-main. Le « Dasein » ne devient pas une simple chose corporelle (« Körperding ») dans la mort. Le « Dasein » mort est un « défunt » qui reste l’objet de soins à travers les rites funéraires. L’être auprès du mort des survivants ne peut pas non plus être conçu comme « l’être préoccupé auprès d’un étant à-portée-de-la-main ». Le rapport au mort reste toujours dans le mode de l’être-avec de l’être-l’un-avec-l’autre dans le même monde(4) « Le devant-quoi de l’angoisse est l’être-au-monde comme tel. […] La totalité de tournure de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main découverte de manière intramondaine est comme telle absolument sans importance. Elle s’effondre. Le monde a un caractère de non-significativité complète.[…] Dans le devant-quoi de l’angoisse devient manifeste le « rien et nulle part ». La saturation [« Aufsässigkeit »] du rien et nulle part intramondain signifie phénoménalement ceci : le devant-quoi de l’angoisse est le monde comme tel. » (SuZ., §40, pp.186-187)

(5) « La résolution n’ « existe » que comme décision qui se comprend et se projette. » (SuZ, §60, p.298). « La résolution veut dire : se laisser convoquer hors de la perte dans le On. […] La décision ne se soustrait pas à l’ « effectivité », mais découvre pour la première fois le posible factice, et cela en s’emparant de la manière dont elle le peut en tant que pouvoir-être le plus propre dans le On.  » ( SuZ, § 60, p.299).

(6) Traduction de E. Martineau, pp. 205, 206 ; 315. Martineau traduit « Nichtheit » par néantité, SuZ. p. 285, tr. p 206. J.-P. Lefebvre traduit de la même manière dans la Phénoménologie de l’Esprit : . « Der Nichtigkeit dieses Anderen bewußt … » (G.W.F. Hegel, Werke 3, p.143) : « Une fois acquise la certitude de la nullité de cet autre, … » (Phénoménologie de l’Esprit. , p.148).

(7) « C’est seulement dans le parler véritable qu’un faire silence authentique devient possible. » (SuZ., §34, p.165). Le silence est par la suite aussi la voix de la conscience qui appelle le « Dasein » du le néant du monde dans la « réticence » (« Verschwiegenheit ») de son pouvoir-être existant. Le silence est celui de l’« Unheimlichkeit » inquiétante du « Dasein » singulier dans « la solitude de son abandon à lui-même ».

(8) Si ce discours ne doit pas donner la mesure de l’analyse, mais il n’en est pas moins une donnée « immédiate » comme médiation originelle du sujet dans et par un monde. « L’ensemble de notre système du monde à chacun – je parle de ce système concret dont il n’est pas besoin que nous l’ayons déjà formulé pour qu’il soit là, qui n’est pas de l’ordre de l’inconscient, mais qui agit dans la façon dont nous nous exprimons quotidiennement, dans la moindre spontanéité de notre discours – … » ( S I, pp. 24-25)

(9) De même, dans Sein und Zeit, la distinction entre ce qui est conquis et compris authentiquement et ce qui est simplement répété par ouï-dire devient problématique : « Tout a l’air d’être véritablement compris, saisi, dit, et au fond ne l’est pas – à moins qu’il ait l’air de ne pas l’être et qu’au fond il le soit. L’équivoque ne concerne pas seulement le mode ontique sur lequel nous disposons de l’étant accessible dans l’usage et la jouissance, mais elle s’est déjà établie dans le comprendre comme pouvoir-être, dans le mode du projet et de la prédonation de possibilités du Dasein. », (SuZ, §37, p.173)

(10) Gesammtausgabe, II. Abteilung: Vorlesungen 1923-1944, Band 20, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, 1979, Francfort, Vittorio Klostermann, §9, p. 112. Cf. aussi S.u.Z., §7, p. 29.

(11) Cf. aussi Alain Juranville, Lacan et la philosophie, §8, pp.39-41.

sourcehttp://www.psychanalyse.lu/articles/SimonelliHeideggerLacan.htm

2 commentaires

  1. Comme aurait encore si bien dit notre bien regretté Monsieur Jean François Revel: encore une Foutaise Philosophique!
    ëtre abscons n’est pas être intelligent et toute cette philosophie contemporaine s »enfonce dans l »absconnerie » la plus profonde.
    Il n’en reste à la disposition du « Monde » que les scories toxiques que Faye met si bien en exergue et qui résument bien la stupidité prétentieuse de la « philosophie du dernier siècle: à la fois archaïque, obsolète, et soi-disant « post-moderne » face à la connaissance scientifique si avancée et au-delà d’elle et qu’elle ignore si superbement et qui devrait la constituer d’abord et en être un « soucis » majeur…Comme autrefois, dans l’Antiquité

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