« Le nazisme jamais renié de Heidegger ». La réponse d’Emmanuel Faye à Libération. (Eric Loret, 8 février 2007)

LE NAZISME JAMAIS RENIE DE HEIDEGGER

L’article paru dans Libération du 8 février 2007 et intitulé « Heidegger lasse », fourmille de propos infondés et d’inexactitudes dont je me vois obligé de rectifier les plus manifestes.Si l’on ne peut qu’approuver Eric Loret lorsqu’il déplore le fait que les attaques du livre et du site Internet où s’exprime F. Fédier contiennent des « bassesses de cour de récré », ni le contenu, ni le ton de son article ne contribuent à élever le niveau du débat[i]. 

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Lévinas, Celan, Derrida et la différence ontologique

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Je suis accusé de vouloir « jeter » des auteurs comme Paul Celan, Emmanuel Lévinas ou Jacques Derrida, « tous nazis et imbéciles comme l’on sait ». Ce vocabulaire et cet amalgame sont indignes. Ils montrent en outre que l’auteur de l’article ne m’a pas lu et connaît mal ces auteurs. En effet, si je ne m’accorde pas avec la lecture kierkegaardienne que Lévinas a proposée d’Etre et temps, et qui passe notamment sous silence tout le développement du § 74 sur l’historicité du peuple, j’ai souscrit sans réserves à sa critique sévère de la « cruauté » de la « scission de l’humanité en autochtones et en étrangers » à laquelle conduit le mythe heideggérien de l’être[ii]. Avec lucidité, Lévinas accuse également Heidegger de maintenir « un régime de puissance plus inhumain que le machinisme », une « adoration féodale des hommes asservis par les maîtres et seigneurs qui les commandent ».Pour ce qui est de Paul Celan, le dernier chapitre de mon livre constitue un hommage explicite à l’auteur du Méridien. A la suite de Jean Bollack, j’ai mis en lumière ce que le poète a enduré lors de sa visite à Heidegger. Celan reprochera ensuite à Heidegger d’avoir, par son silence sur l’extermination des juifs, affaibli « le philosophique et le poétique ».En ce qui concerne Jacques Derrida, son livre intitulé Heidegger et la question ne constitue pas une réponse au livre de Victor Farias sur Heidegger et le nazisme. Il s’agit en effet du texte d’une conférence prononcée avant la sortie de ce livre. L’ouvrage de Derrida avait d’ailleurs suscité les interrogations légitimes de Robert Maggiori : « pourquoi tant de chichis ? Pourquoi des prises de position éthiques ou politiques aussi peu nettes ? Pourquoi l’œuvre de Heidegger tient-elle en respect, comme l’épée sa victime ? » (Libération du 27 novembre 1987). Après la sortie du livre de Farias, Derrida ne lui avait pas opposé une réflexion philosophique et politique à la hauteur des révélations apportées, mais des propos agressifs et méprisants. Il avait en effet affirmé, dans un entretien paru dans le Nouvel Observateur du 6 novembre 1987, n’avoir «rien trouvé dans cette enquête qui ne fût connu depuis longtemps ». Si tel est le cas, pourquoi Derrida n’en avait-il rien dit ? Quoi qu’il en soit, il ne s’agit évidemment pas de « jeter » Derrida, mais d’évaluer le degré de clairvoyance philosophique et historique auquel est parvenue sa « déconstruction » des textes de Heidegger. C’est cet examen critique que j’ai amorcé en termes mesurés à la fin du sixième chapitre de mon livre.Par ailleurs, Eric Loret voit en Heidegger le « père de ‘l’Etre et l’Etant’ ». Cela montre son peu de connaissance de la philosophie. La différence ontologique de l’être et de l’étant constitue en effet une vieille distinction scolastique, présente par exemple chez saint Bonaventure, qui oppose les ténèbres des étants (entia) à la lumière de l’être (esse). Heidegger a pu trouver cette distinction et la citation de saint Bonaventure dans l’ouvrage De l’être, abrégé d’ontologie de Carl Braig, son maître en théologie au séminaire de Fribourg. D’ailleurs, comme l’a montré le philosophe allemand Reinhard Linde, Heidegger reproduit sans le dire, dans Etre et temps, des phrases entières de Carl Braig sur la transcendance de l’être à l’égard de toute détermination conceptuelle. Ce qui est propre à Heidegger, c’est son usage nazifié des mots « être » et « étant », par exemple lorsqu’il affirme que « la ‘patrie’ est l’être même » (GA, vol. 39, p.121) , ou que l’État national-socialiste « est seulement pendant qu’il devient, devient l’être historique de l’étant que l’on nomme le peuple »(GA, vol.16, p.333)

.   La vraie question.
La question directrice de mon livre n’est pas même effleurée dans cet article : peut-on encore considérer comme philosophiques les cours où Heidegger enseigne à ses étudiants la « domination de la souche originellement germanique » et l’« extermination totale » de l’ennemi greffé sur la racine du peuple, c’est-à-dire des juifs assimilés. Ces textes effroyables sont indéfendables, et F. Fédier, qui affirmait jadis que « tout est bien » dans l’œuvre intégrale de Heidegger, n’a pas su quoi leur répondre, ni dans son livre, ni lorsque je les ai évoqués devant lui à l’émission « Bibliothèque Médicis ». Eric Loret croit pouvoir ironiser à propos d’un cours de Heidegger non traduit et qu’il n’a visiblement pas lu. Il s’agit du cours du semestre d’été 1942 sur l’hymne de Hölderlin Der Ister. Ce cours est l’un des plus inquiétants de Heidegger. Non seulement il loue à deux reprises « la singularité historique du national-socialisme » et parle positivement de « la pensée politique actuelle », non seulement il évoque de la façon la plus agressive l’entrée en guerre des Américains, mais il multiplie les métaphores du feu. Le « cœur sacré » de la Patrie allemande est ainsi évoqué comme un fourneau ou un âtre (der Herd). Quant au vers : « Viens maintenant, feu », ce n’est bien entendu pas Hölderlin mais bien l’usage qu’en fait Heidegger à l’été 1942 qui est en cause.

Philippe Lacoue-Labarthe avait su dire, dans La politique du poème, que les cours de Heidegger sur Hölderlin ne sont ni de la philosophie, ni de la philologie, mais de la mythologie politique. Après lui, je montre à quel point l’interprétation heideggérienne de Hölderlin est abusive. A l’époque du cours sur Der Ister, le sort de la seconde guerre mondiale est en train de basculer. Ce ne sont plus, comme dans le cours sur Nietzsche de 1940, les victoires militaires du IIIe Reich

 que Heidegger entend légitimer, mais, par tout un

réseau d’allusions transparentes pour celui qui lit attentivement le cours dans son contexte, l’entreprise exterminatrice des nationaux-socialistes. Eric Loret suggère enfin, à deux reprises, que Heidegger « a peut-être pu » se détacher du nazisme, mais sur une question aussi décisive, il ne donne aucun argument. Il semble d’ailleurs pareillement remettre en doute son engagement nazi ! Or les textes sont là, qui prouvent que Heidegger a prononcé jusqu’au bout l’éloge du national-socialisme. Outre le cours de 1942 déjà cité, il y a la publication, en 1953, d’un cours célébrant « la vérité interne et la grandeur du mouvement » national-socialiste. Il y a, en 1976, l’édition posthume de l’Entretien au Spiegel où Heidegger estime « satisfaisante » la direction dans laquelle est allé le national-socialisme. Il y a, enfin, le plan dressé par lui de « l’œuvre intégrale » qui regroupe les cours les plus révoltants, aujourd’hui publiés sans le moindre repentir ni la moindre réserve. Jamais Heidegger n’a renié son nazisme. 

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Emmanuel Faye

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Université de Paris X-Nanterre 

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[i] Pour une plus juste idée des réflexions philosophiques et critiques qui ont commencé à se développer en regard de mes recherches, on peut se reporter notamment à des publications aussi diverses que l’ouvrage du philosophe allemand Berhard H.F. Taureck, Zwischen den Bildern. Metaphernkritische Essays über Liberalismus und Revolution (Merus Verlag, Hambourg, 2006), l’essai de Jean-Pierre Leroux, « Heidegger, les cadavres et la technique » (L’Enseignement philosophique, mars-avril 2006, p.21-33), ou l’ouvrage du sociologue et philosophe argentin Juan Jose Sebreli, El Olvido de la Razon (Sudamerica, Buenos-Aires, 2006). Signalons également le colloque du Centre communautaire juif de Paris de novembre 2006, dirigé par Gérard Huber et intitulé « Heidegger, antisémitisme, négationnisme ? », dont on attend maintenant la parution.; [ii] Voir l’entretien sur « Heidegger et la traversée de la nuit » publié dans Le Bateau Fantôme, n°5, octobre 2005, p.31-32.