Article de JP Leroux sur Heidegger et la technique

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LES CADAVRES, LA TECHNIQUE ET HEIDEGGER

Jean-Paul LEROUX

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Dans son essai, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie,Emmanuel Faye, à la page 492, cite un texte de celui-ci qui est un point d’orgueéloquent pour son argumentation. Heidegger écrit en 1949 :« Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils sont tués.Ils deviennent les pièces de réserve d’un stock de fabrication de cadavres. Meurent-ils ?Ils sont liquidés discrètement dans les camps d’anéantissement. Et sans cela – desmillions périssent aujourd’hui en Chine.Mourir cependant signifie porter à bout la mort dans son essence. Pouvoir mourirsignifie avoir la possibilité de cette démarche. Nous le pouvons seulement si notreessence aime l’essence de la mort. Mais au milieu des morts innombrables l’essence de lamort demeure méconnaissable. La mort n’est ni le néant vide, ni seulement le passaged’un état à un autre. La mort appartient au Dasein de l’homme qui survient à partir del’essence de l’être. Ainsi abrite-t-elle l’essence de l’être. La mort est l’abri le plus haut de lavérité de l’être, l’abri qui abrite en lui le caractère caché de l’essence de l’être etrassemble le sauvetage de son essence.C’est pourquoi l’homme peut mourir si et seulement si l’être lui-même appropriel’essence de l’homme dans l’essence de l’être à partir de la vérité de son essence. La mortest l’abri de l’être dans le poème du monde. Pouvoir la mort dans son essence signifie :pouvoir mourir. Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels au sens porteur de cemot. »Emmanuel Faye commente :« La monstruosité de ce qu’affirme Heidegger le place en dehors de toute philosophie.Les mots « vérité de l’être », « poème du monde », « abri le plus haut » ne peuvent cacherl’atrocité du propos. Le meurent-ils (Sterben Sie ?) répété trois fois appelle chez lelecteur une réponse insoutenable : selon Heidegger, personne n’est mort dans les campsd’anéantissement parce que personne de ceux qui y furent exterminés ne portait dans sonessence la possibilité de la mort.Il faut prendre conscience de la déraison absolue de ces propos. Nous ne sommes plusseulement dans le révisionnisme, mais dans un négationnisme total, et même dansquelque chose qui dépasse les mots et qui est proprement innommable. Heidegger ne ditpas que les conditions du meurtre de millions d’hommes furent telles qu’ils n’ont pumourir de la manière humaine et digne à laquelle tout être humain a droit. Après avoir,de manière révoltante, nié l’ampleur de la Shoah en parlant de « centaines de milliers »alors que plusieurs millions d’êtres humains ont bien été exterminés par les nazis, illaisse entendre que personne n’est mort dans les camps d’anéantissement, parcequ’aucun de ceux qui y furent liquidés ne pouvait y mourir.C’est intentionnellement qu’au début de son texte il n’emploie jamais le mot « homme »à propos des victimes des camps d’anéantissement. Heidegger prétend en effet que ne« peut » mourir que celui auquel « l’être » en a donné le « pouvoir » : celui qui est dans« l’abri » de l’« essence » de l’être. Ceux qui ont disparu dans les camps d’anéantissementne pouvaient pas être ainsi « sauvés » par l’« être ». Ils n’étaient pas des « mortels », ilsne sont donc pas des hommes (1) ».Il est possible de continuer cette analyse autour de trois thèmes. Tout d’abordindiquer, dans l’esprit de l’analyse d’Emmanuel Faye, le caractère d’injustice radicalede ce texte, ensuite rechercher l’origine de cette monstruosité au coeur de l’oeuvreprincipale de Heidegger, c’est-à-dire au coeur d’Être et temps ce qui conduira àquestionner le rôle de la pensée de la technique dans cette dérive. 

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 1. D’UNE INJUSTICE ORIGINELLE ET RADICALE  Le mort n’est pas simplement pour nous un « animal rationnel » ayant perdu lavie. Il n’est pas réduit à n’être que cela, une chose, « une glaise inerte (2) ». Le cadavre,« naufragé » de la vie, a été, est, et sera honoré, selon des rituels variables, commeétant encore et toujours cette personne humaine, connue, aimée ou haïe de nous « lesrescapés (3) ». Ceci est déjà la leçon d’Homère dans l’Iliade et de Sophocle dansAntigone.Achille qui vient de tuer Hector pour venger la mort de Patrocle refuse derendre le cadavre à Priam pour les funérailles et le traîne tous les jours dans lapoussière, autour du tombeau de Patrocle, dans le but de l’outrager et de le rendreméconnaissable, semblable à de la glaise inerte. Mais Apollon se fâche et intervientpour qu’Achille rende le corps à Priam en vue des funérailles. Il intervient parcequ’Hector avait pratiqué des offrandes aux Dieux et qu’en conséquence les actesd’Achille ne sont pas ce qu’il faut, ne sont pas justes. Certes Achille est devant lecadavre de son ennemi, mais cela ne l’autorise pas à se conduire injustement. Mêmele cadavre d’un ennemi a droit à des funérailles. C’est la leçon d’Homère (4).Le débat entre Créon et Antigone sur le sort à réserver au cadavre de Polynice,le frère d’Antigone et le neveu de Créon questionne aussi le fait de savoir s’il est justeou pas de le laisser sans funérailles et sans tombeau. A Créon qui l’interroge : « Ainsi tu as osé passer outre à mes lois »Antigone réplique :« Oui car ce n’est pas Zeus qui les a proclaméesni la Justice qui habite avec les Dieux d’en basni lui ni elle ne les ont établies chez les hommes.Je ne pense pas que tes décrets soient assez fortspour que toi mortel, tu puisses passer outreaux lois non écrites et immuables des dieux.

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1. Emmanuel Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, p. 493, Paris, Albin Michel, 2005.2. « La glaise inerte » est l’expression qu’Homère attribue à Apollon pour désigner le cadavre d’Hector selon lavolonté d’Achille.3. cf. Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 19864. Sur tous ces points, il est possible de consulter, outre l’Iliade d’Homère, de Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’Amour, Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, tout spécialement l’étude « La belle mort et le cadavre outragé » ; et de Cornélius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, le séminaire du 12 janvier 1983. Paris, Seuil, 2004. 

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Elles n’existent d’aujourd’hui ni d’hier mais de toujours ;personne ne sait quand elles sont apparues (5) ». Ainsi la Justice veut, quels que soient les torts du défunt – et Polynice estgravement en tort à l’égard de sa Cité, car il l’a trahie et tué son frère Étéocle — qu’ilreçoive, une fois mort, des funérailles. Tout cadavre doit être traité justement. Il y al’affirmation, au-delà des divisions et des guerres entre les hommes, d’uneuniversalité des hommes morts et donc des hommes vivants. Quelles que soient leursoppositions et leurs contradictions, ils appartiennent à un ordre de justice quicommande de les traiter également, c’est-à-dire justement en tant que membres del’humanité. Du point de vue des dieux – ou de la loi universelle qui domine touthomme – le cadavre de chacun doit être honoré également.Sans recourir aux dieux grecs ni à une loi intemporelle ainsi que l’expliqueAntigone, il est clair que personne ne devrait nier l’appartenance de quiconque àl’humanité. Ceux qui passent outre, et Heidegger est manifestement, dans ce texte, deceux-là, se mettent d’eux-mêmes en dehors du respect que l’on doit à tout un chacun.Aristote constate qu’un homme qui vivrait seul, qui serait donc de son point de vuedans une différence essentielle d’avec les autres hommes, ne serait pas un hommemais un dieu ou un monstre. Aristote signifie par là qu’il est impossible pour unhomme de ne pas avoir l’essence d’un homme. Bref tous les hommes sont deshommes et possèdent l’essence d’homme, en l’occurrence pour lui le fait d’être unanimal politique. Il n’est pas possible d’établir une coupure d’essence entre leshommes. L’homme qui serait au-delà de la limite d’essence ne serait plus un hommemais un dieu ou un monstre. Or, la mort est le lot commun des hommes. Vouloirintroduire une différence d’essence, entre ceux qui sont dignes de mourir et les autresqui ne feraient que périr, qui donc ne seraient pas des hommes, est manifestementune monstruosité de la pensée. Cette volonté d’expulser autrui de l’humaine conditionest donc une injustice profonde, une injustice de principe. L’origine de tout un chacunétant d’être un membre du genre humain, et en tant que tel, d’être mortel, nouspouvons nommer cette injustice originelle.Dans ses positions Heidegger pense qu’il est important de revenir en deçà duplatonisme. Homère est sans conteste l’auteur présocratique essentiel. Hector commeAchille recherche la mort héroïque, la belle mort, celle qui apportera au héros la seuleéternité possible, celle de la mémoire au travers des poèmes des aèdes. Il y a doncpour les héros grecs non seulement une belle mort mais également une mort « laide »,infamante à laquelle il faut absolument échapper. Il y a donc des différences entre lesdiverses façons de mourir. Certaines valent la gloire, d’autres n’engendrent que lemépris. Mais jamais il ne vient à l’idée d’Homère ou de Sophocle d’affirmer que celuiqui meurt d’une mort indigne n’est pas un homme. Il n’y a pas de différenceontologique entre les hommes. Même s’il y a des différences de valeur, ils se tiennenttous au sein de l’humaine condition des êtres mortels. Manifestement Heidegger quise voulait aussi grec que les Grecs n’a pas assez médité leur leçon et a adopté unprincipe fondamentalement injuste, celui d’une différence ontologique entre leshommes.Si nous considérons maintenant sa pensée à l’aide du point de vue du malradical kantien, les propos de cet auteur sont une expression de cette radicalité. PourKant, faut-il le rappeler, le mal radical est l’incapacité à universaliser. L’impératifcatégorique, tout formel qu’il soit du point de vue de certains, a du moins le mérite

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.________________________________________________________ .5. Sophocle, Antigone, vers 449-457, p. 584, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1967. 

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d’insister sur l’unité des hommes, leur égalité du point de vue moral puisque chacunest pour lui-même l’auteur de la loi de sa conduite. Chacun est l’origine de la valeur,c’est d’ailleurs ce qui fait que chacun se rend digne d’être une personne humaine. Or,l’impératif catégorique est une universalisation d’une action possible. « Agis toujoursde telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne le principed’une législation universelle ! » Peut-on universaliser la position du Daseinheideggérien ? Il faudrait d’abord modifier l’impératif catégorique pour en faire unimpératif de la pensée : pense toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que tapensée devienne une pensée universelle ! Loin d’être une pensée universalisable, lapensée heideggérienne de la mort est une pensée qui laisse des millions de cadavreshumains en dehors de la pensée, « sans abri de l’être » pour reprendre son expression.Nous sommes au coeur d’une pensée prise dans le mal radical. 

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2. LE CADAVRE, LE MORT ET LE DASEIN. C’est au § 49 d’Être et temps que Heidegger met en place les différences, entremourir, décéder et périr.« Il reste à se demander comment, à partir de l’essence ontologique de la vie, sedétermine celle de la mort. Dans une certaine mesure, l’investigation ontique de la morta toujours déjà tranché ce point. Des préconceptions plus ou moins clarifiées de la vie etde la mort y sont à l’oeuvre. Elles ont besoin d’être pré-dessinées par l’ontologie duDasein. En outre, à l’intérieur même de cette ontologie du Dasein préordonnée à uneontologie de la vie, l’analytique existentiale de la mort est à son tour subordonnée à unecaractérisation de la constitution fondamentale du Dasein. Nous avons nommé le finir del’être vivant le périr. Or s’il est vrai que le Dasein « a » sa mort physiologique, biologique– non point ontiquement isolée, certes, mais codéterminée par son mode d’êtreoriginaire –, qu’il peut même finir sans à proprement parler mourir, et s’il est vrai, d’unautre côté, que le Dasein en tant que tel ne périt jamais simplement, nouscaractériserons ce phénomène intermédiaire par le terme de décéder, le verbe mourirétant au contraire réservé à la guise d’être en laquelle le Dasein est pour sa mort. Enconséquence de quoi, nous devons dire : le Dasein ne périt jamais, mais il ne peutdécéder qu’aussi longtemps qu’il meurt (6) ».Heidegger distingue ainsi trois niveaux du fait de disparaître.a) Tout d’abord, le périr qui est proprement le « finir de l’être vivant ».b) Ensuite le décéder qui se rapporte au Dasein en tant qu’il ne périt jamaissimplement. Cela semble signifier que l’être-là, le Dasein en tant qu’il n’est pas unsimple être vivant, comme les végétaux, ne peut pas simplement périr. Mais dans cecas il ne s’agit pas du Dasein authentique mais du Dasein en tant que On, celui de laquotidienneté et du bavardage.c) Seul peut réellement mourir le Dasein authentique, celui dont la modalitéessentielle est d’être un être pour la mort. Ainsi Heidegger écrit : « Le verbe mourir estau contraire réservé à la guise d’être en laquelle le Dasein est pour sa mort. »Dans le texte de Heidegger qui ouvre ces remarques, il s’interroge : « Descentaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils sont tués. » Cesmillions d’hommes, de femmes, d’enfants tués dans les camps nazis, ne meurent pas,ne décèdent même pas, ils périssent, selon son vocabulaire, comme de simples êtresvivants, du blé, des poules ou des rats. 

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6. Martin Heidegger, Être et temps, p. 182-183 de la traduction d’Emmanuel

 Martineau, Paris, Authentica, 1985. 
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C’était là le thème d’un texte bien connu de Heidegger lorsqu’il déclarait :« L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essencela même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les campsd’anéantissement (7) ». Dans un cas comme dans l’autre, nous le savonsmalheureusement maintenant, on ne meurt pas, les êtres vivants périssent. Dansl’industrie d’alimentation, les êtres vivants, blé, colza, poules, etc., périssent pour êtretransformés en nourriture, dans les camps d’anéantissement, les « On » ne meurentpas mais sont fabriqués comme cadavres. C’est hallucinant !Le Dasein lui ne périt jamais comme le conclut Heidegger au § 49 d’Être etTemps, il est le seul à mourir. Ainsi l’analyse ontico-ontologique de Heidegger en 1927est-elle fondamentalement la même qu’en 1949. Il n’existe pas de tournant dans lespositions fondamentales de cet auteur. La faillite de la pensée est entière et sans appel. 

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3. POUR UNE CRITIQUE DES ANALYSES DE HEIDEGGER CONCERNANT LATECHNIQUE.  On pense habituellement que ce passage : « L’agriculture est aujourd’hui uneindustrie d’alimentation motorisée, dans son essence la même chose que lafabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’anéantissement »aligne la fabrication des cadavres sur l’agriculture et donc par contrecoup surl’essence de la technique moderne. Au fond Heidegger dans ce passage dénoncerait, àsa façon, une conséquence particulièrement néfaste de la technique moderne.Aujourd’hui on fabrique des cadavres comme on fabrique du sucre, du colza, du blé,etc. Heidegger marquerait ainsi le caractère historial de l’essence de la techniqueconçue comme « Arraisonnement ». Ainsi Alain Finkielkraut, voulant à tous prixsauver les analyses de Heidegger concernant la technique, écrit-il : « À présenter lenazisme comme un romantisme exacerbé, C. P Snow et les adeptes de la « conceptionscientifique du monde » oublient le culte de la volonté et le rêve de toute puissance quiétait au coeur de cette entreprise. Au contraire de Heidegger lui-même qui, dans uneconférence de 1949, a pris acte, malgré tout, de la nouveauté historique et mêmehistoriale de l’extermination : « Des centaines de milliers meurent en masse. Meurentils? Ils périssent. Ils sont tués. Ils deviennent les pièces de réserve d’un stock defabrication de cadavres. Meurent-ils ? Ils sont liquidés discrètement dans les campsd’anéantissement. » Ces industrialistes passionnés négligent superbement ce que le fait demassacrer des hommes comme si leur élimination relevait d’une production de matièrepremière, doit au mode de dévoilement et d’action de la technique moderne (8) ».Au-delà de la stupéfaction de voir le texte le plus monstrueux de Heideggerutilisé, hors contexte, pour sa défense, ce que nous retenons est le rôle dévolu à latechnique. Celle-ci joue un rôle considérable dans l’explication de la fabrication descadavres. Alain Finkielkraut insiste sur ce point. Il ajoute : « Et il a fallu que latechnique ne dépende d’aucune condition antérieure ou extérieure à son déploiementpour que le problème posé par l’extermination de masse soit professionnellement résolupar le gaz Zyklon B. » (9) Bref, la technique moderne, en tant qu’Arraisonnement, esthistorialement sans condition antérieure et extérieure. Elle arraisonne la totalité desétants, et en particulier ceux qu’elle transforme en cadavres. __________________________________________________.

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7. Cité in Emmanuel Faye, op. cit. p. 490.8. Alain Finkielkraut, Nous autres modernes, p. 147-148, Paris, Ellipses, 2005.9. Alain Finkielkraut, op. cit, p. 148.

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Outre que l’on est en droit de se demander s’il ne s’agit pas là d’unedéresponsabilisation encore plus grande des nazis que celle qu’il attribue aux adeptes dela conception scientifique du monde, il faut bien constater que les analyses d’AlainFinkielkraut ne sont compréhensibles que si on admet la métaphysique de Heidegger. Eneffet, qu’est-ce qu’une réalité sans aucune condition antérieure ou extérieure, sinon celleissue d’une nouvelle forme de retrait de l’Être, d’une modification radicale de lamanifestation de l’Être dans le monde phénoménal ? C’est pourquoi Heidegger insistetellement dans sa conférence de 1953, « La question de la technique » sur la rupturequ’introduit la technique moderne par rapport à la technique antérieure. Il opposefortement la technique comme pro-duction à la technique comme pro-vocation. Lapro-vocation est sans condition antérieure ou extérieure.Autant dire qu’il n’admet pas le critère classique de différenciation des deuxépoques de la technique, à savoir la création au XVIIe siècle de la science physicomathématique.Ce critère n’est pas pertinent pour lui, non pas qu’il le méconnaisse mais ilpropose une autre analyse pour les opposer. Certes la technique ancienne et la techniquemoderne sont « des modes du dévoilement de l’aléthéia (10) » mais l’un est poièsis et l’autreArraisonnement (Ge-stell). Ils sont donc très différents. Et ils ne peuvent pas s’opposercomme technique et technologie. « La science mathématique de la nature a vu le jour prèsde deux siècles avant la technique moderne. Comment donc aurait-elle pu être alors déjàplacée au service de cette dernière ? Les faits témoignent du contraire. La technique moderne n’a-t-elle pas fait ses premiers pas seulement lorsqu’elle a pu s’appuyer sur la science  exacte de la nature ? Du point de vue des calculs de l’histoire, l’objection demeure correcte. Pensée au sens de l’histoire, elle passe à côté du vrai 11 ». Heidegger sort de cette difficulté  en indiquant que « la théorie de la nature élaborée par la physique moderne a préparé  les chemins, non pas à la technique en premier lieu, mais à l’essence de la technique moderne. Car le rassemblement qui pro-voque et conduit au dévoilement commettant règne déjà dans laphysique (12) ». Ainsi l’essence de la technique est le grand opérateur de la physique moderneet de la technique moderne. Le fait que la science physique précède la technique modernene présente donc pas un argument valable pour distinguer les deux formes de latechnique selon l’absence de la science physique pour la technique et sa présence pour latechnologie car la science physique et la technique moderne n’existent commeprovocation que sous l’appel de l’Arraisonnement. Que signifie Arraisonnement ? Il nommeArraisonnement (Ge-stell) « le rassemblement de cette interpellation (Stellen) qui requiertl’homme, c’est-à-dire qui le pro-voque à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du « commettre » et encore « le dévoilement concerne d’abord la nature comme étant le  principal réservoir du fonds d’énergie. Le comportement « commettant » de l’homme,  d’une manière correspondante, se révèle d’abord dans l’apparition de la science moderne,  exacte, de la nature comme un complexe calculable de forces (13) ». __________________________________________________________________10. Martin Heidegger, « La question de la technique », p. 28, in Essais et Conférences, Paris, Gallimard,collection Tel, 200111 Martin Heidegger, op. cit. p. 29.12. Martin Heidegger, op. cit. p. 29.13. Martin Heidegger, op. cit. p. 27 et p. 29.   

Arraisonnement est le terme choisi par André Préau pour traduire le terme heideggérien de Gestell. Cette traduction a été discutée, en particulier par François Fédier qui trouve qu’elle fait la part trop belle à la Raison alors que chez Heidegger le Gestell se situe au-delà de la Raison. Il propose donc de traduire ce terme par « dispositif unitaire de la consommation » en entendant par là « l’ensemble des mesures préalables par lesquelles tout est d’avance rendu disponible dans le cadre d’une mise en ordre » et alors commente Pascal David dans le Vocabulaire européen des philosophies à l’article « Combinatoire », page 234, « on le voit, toute référence explicite à la raison a disparu ». Or, cela n’est pas exact. Le « cadre d’une mise en ordre » n’est pensable que dans une référence à la raison, et cela même sans faire  Nous voudrions examiner le bien fondé des critères heideggériens dedistinction de la technique ancienne et de la technique moderne. Pour nous, àl’évidence, il y a une différence très nette entre ces deux stades de la technique quenous nommons, à la suite de nombreux auteurs, technique et technologie. Latechnologie utilise en effet de façon essentielle la science et tout spécialement lascience physique. Mais nous avons vu que ce n’est pas là le critère de différenciationque retient Heidegger. Il oppose ces deux types de technique par la différence entre lapro-duction et la pro-vocation et il illustre cette opposition par le célèbre exemple dela centrale électrique sur le Rhin. « La centrale électrique est mise en place dans le Rhin.Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines detourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courantélectrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis à des fins detransmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir dela mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, commequelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin commele vieux pont de bois qui, depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt lefleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoirfournisseur de pression hydraulique, il l’est par l’essence de la centrale (14) ».Heidegger oppose deux usages du fleuve, celui de la centrale qui fournit del’électricité et celui du vieux pont de bois qui fournit le passage entre les deux rives.Un peu auparavant il compare la centrale à un vieux moulin à vent qui fournit del’énergie. « Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation parlaquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle êtreextraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : sesailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin àvent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pourl’accumuler (15) ». Le trait qui spécifie le travail de la centrale par rapport au vieuxmoulin de bois tient à ce que celui-ci produit une énergie qui doit être utiliséeimmédiatement, son stockage est impossible, il ne peut pas y avoir un usage différéde celle-ci. Or, d’après Heidegger, le propre des techniques modernes est depermettre un usage différé car le stockage est le propre de la technique moderne. La réalisation du propre de la technique moderne a lieu lorsque « l’énergie cachée dans lanature est libérée, que ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé estaccumulé, l’accumulé à son tour réparti et le réparti à nouveau commué (16) ». Or, si cettedescription est acceptable pour le charbon et le pétrole, elle n’a pas de sens pourl’électricité. Celle-ci n’est pas cachée dans le Rhin comme le minerai dans le sous-sol.Il n’y a tout simplement pas d’électricité dans le Rhin, ni d’ailleurs dans aucun autrefleuve. L’électricité est produite par la rotation de turbines électromagnétiques quin’auraient pas existé sans l’essor de la science de l’électromagnétisme créée parFaraday et Maxwell. Le Rhin n’est qu’un producteur indirect d’énergie. Il ne sert qu’àmettre en rotation les turbines. L’électricité n’est donc pas cachée. La centrale ne

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référence à Descartes pour qui les mathématiques traitent de l’ordre et de la mesure.

Par ailleurs, Heidegger n’exclut nullement une référence à la Raison puisqu’il écrit :

« La théorie de la nature élaborée par la physique moderne a préparé les chemins,

non pas à la technique en premier lieu, mais à l’essence de la technique moderne.

 Car le rassemblement qui pro-voque et conduit au dévoilement commettant règne

déjà dans la physique. » (La question de la technique, page 29). Nous garderons

donc le vocable d’Arraisonnement.

14. Martin Heidegger, op. cit, p. 22.15. Martin Heidegger, op. cit, p. 20.16. Martin Heidegger, op. cit, p. 22. 

dévoile pas l’énergie, elle la produit à partir de la force hydraulique. De plus, l’énergieélectrique ne s’accumule pas, ou très peu (piles, batteries, condensateurs) et de façonsi problématique que nous n’avons toujours pas une voiture électrique digne de cenom. Ainsi la centrale électrique n’interpelle pas le Rhin comme source d’énergiealors que le vieux moulin interpelle le vent comme source directe d’énergie, mais nil’un ni l’autre ne peuvent accumuler l’énergie. La différence entre les deux types detechnique ne passe donc pas où la situe Heidegger, du point de vue de ses critères ladifférence n’existe pas. Pour avoir une différence il faut faire intervenir la sciencephysique, ce qu’Heidegger se refuse à envisager.La distinction heideggérienne ne tient pas pour une autre raison. Il écrit que lacentrale « pro-voque » le Rhin à fournir son énergie alors que le vieux pont ne« pro-voque » pas le Rhin. Mais cela est discutable. Qu’est-ce qui empêche de dire quele vieux pont « somme » le Rhin de livrer un passage, que donc il « interpelle » le Rhincomme lieu de liaison et non de séparation ? Qu’il « dévoile » le Rhin comme union ?Qu’il le « pro-voque » à fournir son espace comme lien ? Dans la langue de Heideggerrien ne l’empêche. A ceux qui voudraient défendre Heidegger en disant qu’il dit plus,qu’il écrit que « le fleuve est muré dans la centrale (17) » ce que ne réalisent ni le vieuxmoulin ni le vieux pont, nous pouvons faire remarquer que si la centrale peuteffectuer un tel emprisonnement du fleuve, c’est tout simplement parce que le fleuveest déjà par avance muré entre ses berges et que le vieux pont domine le fleuve, celui-ciest en dessous de celui-là et qu’il n’a nul besoin de le murer pour réaliser unpassage puisqu’il est déjà muré. Par ailleurs, l’entreprise de murer l’eau n’est pasd’aujourd’hui. Les Romains, avec les aqueducs, étaient des maîtres dans ce genred’opération et l’on ne compte plus les moulins à eau où celle-ci était forcée entre deuxmurs pour faire tourner la ou les roues. La centrale produit le fleuve comme forcehydraulique, le vieux moulin produit le vent comme énergie, le vieux pont produit lefleuve comme passage en le dominant de toute sa hauteur.Il est clair que les critères heideggériens d’opposition entre la techniquetraditionnelle et la technique moderne ne sont pas crédibles. D’ailleurs, le langageheideggérien est valable pour le tailleur de pierre du néolithique, celui-ci « somme » lesilex de livrer une pointe de flèche, il « interpelle » le silex comme forme pointue, il le« pro-voque » à fournir sa pointe, il le « dévoile » en tant que pointe de flèche cachée.« Cette provocation met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds (18) ». C’est exactement ce que fait le tailleur de pierre. Sa « provocation » commet le silex commefonds.Heidegger cherche à sauver ses critères en comparant le travail des mineursqui commettent la nature comme fonds de charbon à celui du paysan d’autrefois. « Letravail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable( 19) », il apporte soins et attention àson champ. Mais cette comparaison est désespérée. Heidegger semble ignorer que leschamps ont été conquis sur les forêts. Le champ provoque la forêt et la charrueprovoque la terre en la sommant de devenir un sillon droit. Heidegger pense-t-il quela ligne droite ne commet aucune violence sur la nature ? Pense-t-il que la lignedroite ne fait pas partie du calculable ? Que donc son opposition entre la poièsis etl’Arraisonnement ne tient pas. S’il ne pose pas ce problème c’est parce qu’il s’imagineque le travail du paysan d’autrefois est accordé à la nature et que celui de

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17. Martin Heidegger, op. cit, p. 22.18. Martin Heidegger, op. cit, p. 26.19. Martin Heidegger, op. cit, p. 20-21 

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 l’agriculture moderne ne l’est pas, oubliant tout le refoulement qu’une nature plusoriginelle a subi pour laisser place au travail soigneux qu’il évoque et comme si leschamps de blé de la Beauce actuelle n’étaient pas entourés de soins !Ainsi les critères heideggériens de la technique moderne s’appliquentparfaitement aux techniques les plus anciennes. Ils ne sont donc pas recevables pourcaractériser la technique moderne. Et par conséquent l’idée d’Alain Finkielkraut selonlaquelle « il a fallu que la technique ne dépende d’aucune condition antérieure ouextérieure à son déploiement pour que le problème posé par l’extermination de masse soitprofessionnellement résolu par le gaz Zyklon B (20)» est dépourvue de vraisemblance, nonpas que l’extermination n’ait pas fait intervenir des professionnels mais les critères deHeidegger ne permettent pas d’isoler la technique moderne de l’histoire des techniques,fût-elle historiale. Et comme l’extermination de masse n’est pas seulement le fait denotre époque, souvenons-nous seulement de la chute de Jéricho lors de la conquête dela terre sainte (cf. le livre de Josué), la technique moderne si « pro-vocante » soit-ellen’explique pas, même partiellement, « la fabrication des cadavres ». 4. REPRISE  Il faut tout d’abord remarquer que l’interprétation classique de la phrase :« L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essencela même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les campsd’anéantissement (21) » n’est pas acceptable. En effet, elle ne dit pas que la fabrication decadavres dans les chambres à gaz est comme l’agriculture motorisée et donc comme latechnique moderne, elle dit l’inverse : que l’agriculture motorisée est « dans son essencela même chose » que la fabrication des cadavres dans les camps d’extermination. C’est latechnique moderne qui est alignée sur les camps d’extermination, non l’inverse. Ce quisemble vouloir dire que l’agriculture fabrique des cadavres comme les chambres à gaz etainsi l’agriculture motorisée est « la même chose » que les camps d’anéantissement.Comment est-il possible de comprendre une telle affirmation ?Il y a trois possibilités.La première possibilité est celle que nous avons déjà évoquée et que nousavons rejetée, celle défendue entre autres par Alain Finkielkraut.La deuxième possibilité est celle de Gérard Guest. Il présente ses analyses dansle n° 77 de la revue L’Infini (hiver 2002) sous le titre « Esquisse d’unephénoménologie comparée des catastrophes ». Cet auteur vise à expliquer l’ensembledes catastrophes du XXe siècle à l’aide de la philosophie de Heidegger. Pour lui, nonseulement les attaques contre Heidegger sont dépourvues de sens mais il est le hérautde la modernité ou de la post-modernité. Heidegger est crédité de nous avoir appris àreconnaître « l’aître de la technique planétaire (22) ». C’est à la lumière de cet « aître dela technique planétaire » qu’il compare la catastrophe de la Shoah et lebombardement d’Hiroshima et Nagasaki. Son interprétation est un long commentaired’une phrase de François Fédier qu’il donne en conclusion « En attendant, la nonidentité d’Auschwitz et d’Hiroshima ne doit pas nous aveugler en nous empêchantd’apercevoir la mêmeté qui est à leur principe (23) ». Tout le problème de Gérard Guest ____________________________________________________.20. Alain Finkielkraut, op. cit, p. 148.21. Cité in Emmanuel Faye, op. cit, p. 490.

22. Gérard Guest, Esquisse d’une phénoménologie comparée des catastrophes, p. 9,

 in Revue L’infini, n° 77, Hiver2002. Éditions Gallimard, Paris.23. Cité in Gérard Guest, op. cit, p. 40. 

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est de nous faire comprendre « la mêmeté » du principe qui opère dans ces deux casemblématiques qui, par ailleurs, sont non-identiques. Il propose de traduire le textequi fait l’objet de la polémique de la façon suivante : « Le travail de l’acre (Akerbau)n’est plus maintenant qu’industrie agro-alimentaire mécanisée, le Même, quant àl’aître, que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et des campsd’extermination, le Même que le blocus et la réduction de pays entiers à la famine, leMême que la fabrication des bombes à hydrogène. (24) » Et il commente ce texte ainsi :« À ce passage dans lequel (au scandale de quelques uns), Heidegger semble vouloir faireressortir à l’économie de ce que nous proposons de traduire comme « le Même, quant àl’aître » – « im Wesen das Selbe » – aussi bien la disparition de l’« Ackerbau » au profit de « l’industrie agro-alimentaire motorisée » que « la fabrication de bombes à hydrogène »  ou « la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination ». – Heidegger pose tout simplement ici – mais avec quelle redoutable et perspicace crudité ! –,  dans l’immédiat après-guerre, la question de savoir si, au fond, l’horreur et l’atrocité sans nom de l’extermination de masse systématiquement planifiée (celle des « chambres à gaz » et des« camps d’extermination ») ne serait pas et n’aurait pas toujours « été » – au sens où l’« été »pourrait bien traduire « das Gewesene » (où l’« aître », « das Wesen », se trouve bel et bienengagé) –, si elle ne demeurerait pas aujourd’hui encore – « in Wesen » : dans son« essence » ou plutôt dans son « aître » même – non pas simplement « la même chose », « dasgleiche » mais bel et bien : « le Même » – « das Selbe » ! – que la « fabrication de bombes àhydrogène », que « le blocus et la réduction à la famine » de pays entiers ; – ou encore : « leMême » – « quant à l’aître » – que la destruction et l’abolition pure et simple du « travail des champs », du « travail de l’acre » (ou encore « de l’arpent »), celle de l’« Ackerbau », c’est-àdire l’« anéantissement » du mode d’« habitation », d’« économie » et de « séjour »  qui fut, de temps immémoriaux, celui de l’être humain sur la Terre – et son « aître » ! –, et cela auprofit d’une tout autre manière et modalité de l’« aître » de l’humain (celle-là même de« l’époque de la technique planétaire ») : au profit d’une manière et modalité d’« aître » del’être humain qui semble bien, au bout du compte – même s’il est désormais certain qu’elleest sans gloire –, ne pas être tout à fait « sans péril »… » (25).La « mêmeté » est donc au coeur de l’interprétation de notre phrase. Cettetraduction lui permet, pense-t-il, de contrecarrer la traduction habituelle : « est dansson essence la même chose ».L’expression « in Wesen das Selbe » ne saurait donc être traduite de façonfalsifiée sur le mode du « c’est au fond la même chose », du « cela revient au même »,du « c’est en gros pareil » ! Elle signifie tout au contraire que les divers processus etdomaines de dévoilement faisant irruption dans l’« économie domestique » de l’« aîtrede l’humain », et qui se trouvent ici évoqués, si disparates puissent-ils être – et jusqu’àl’incongruité de l’atroce -, n’en ressortissent pas moins pour autant « ontologiquement »– c’est-à-dire « historialement » et « topologiquement » : « quant à l’aître » ! – au« Même » : à la « mêmeté » – à la « tautotés » comme déjà Platon s’efforçait de la dire–, mais à une « mêmeté » qui n’est ici autre que celle d’une seule et même « modalitéd’aître » historiale de la disposition de la « vérité de l’Être (26) ».Dans cette conjoncture, le problème consiste à savoir ce qu’est cette« mêmeté » ? Gérard Guest nous apprend alors que cette « mêmeté » à la disposition dela « vérité de l’Être », n’est autre que l’« aître de la technique » – « das Wesen derTechnik (27) ».

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24.Traduction de Gérard Guest, op. cit, p. 39.25. Gérard Guest, op. cit, p. 33.26. ibidem, p. 37-38.27. ibidem, p. 39. .

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 Nous pouvons remarquer tout d’abord que la traduction habituelle ne signifiepas ce qu’il pense qu’elle dit. Il la ridiculise. « C’est en gros pareil », écrit-il. Il la minimisebien volontairement. Or dans le reste de l’article il est très pointilleux pour la précisiondes traductions. La traduction habituelle dit que l’essence, il s’agit bien de l’essence, etnon de quelque chose qui se tient en « gros » dans « la pareilleté » (sic), est « la même »d’un côté et de l’autre. L’essence est la même. La Mêmeté de l’essence est donc assurée.Et qu’est-ce que cette essence pour la traduction habituelle ? Elle est ce qu’en ditHeidegger à savoir l’essence de la technique, qui n’est pas technique, elle est le Gestell.Qu’est-elle pour Gérard Guest ? Elle est de portée « Historiale et topologique (28) ». Cettefois un procédé d’emphase fonctionne comme valorisation (mais dans la langueheideggérienne toute valorisation est subjectivation et de ce fait reste prise au sein de lamétaphysique décidément plus difficile à dépasser/déconstruire/détruire que ce quel’on croit !). Donc elle est « l’aître de la technique » – « das Wesen der Technik ». Orqu’est « l’aître de la technique » ? Eh bien, il écrit immédiatement : « Le scandale suscitépar la phrase de la conférence « Das Ge-stell » dont nous avons fait plus haut l’analyse nedoit pas conduire à en méconnaître le contexte, tel que nous le restitue la parution desConférences de Brême. Ce contexte est justement celui du profond bouleversement despaysages de la planète sous l’emprise de l’impérieuse réquisition dont le « Ge-stell » leur faitporter l’empreinte ineffaçable (29) ». D’ailleurs Gérard Guest affirme en note : « ce qui faitjustement l’« aître » et l’« essence » de la « technique moderne » : c’est « le Même, quant àl’Aître », à savoir le « Sy-stème », le « Ge-stell (30) ». Le Gestell de la traduction habituellen’aurait-il rien à voir avec le Ge-stell de Gérard Guest ? Dans les deux cas, on parle de lamêmeté de la chose même (si on ose dire), à savoir du « Gestell » heideggérien.La volonté de Gérard Guest d’essayer de penser ensemble Auschwitz etHiroshima n’est pas en question. C’est bien là une tâche contemporaine urgente.Simplement Heidegger ne nous semble pas, c’est le moins que l’on puisse dire, unmaître à penser dans ce domaine. Gérard Guest précise cette maîtrise de Heidegger :« C’est bel et bien ici tout de même Heidegger, et lui seul, dont le chemin de pensée rendjustement possible d’envisager ne serait-ce que la possibilité d’une telle révélation(apocalyptique) de l’« essence » […] de l’Occident( 31) ». Il est loin d’être le seul à avoirconçu cette possibilité, peut être faut-il, à titre de simple exemple, se souvenir de cequ’Albert Camus écrivait le 8 août 1945 dans son éditorial de Combat : « Nous nousrésumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernierdegré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre lesuicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques » et « Déjà, on nerespirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu’une angoisse nouvelle nous estproposée, qui a toutes les chances d’être définitive (32) ».Résumons : le recours à la « Mêmeté » est une manoeuvre rhétorique demauvaise foi car sur le fond les deux traductions se télescopent sous l’égide duGestell, aucune des deux ne se tient hors du Gestell. L’embardée de la Mêmeté parrapport à la traduction habituelle n’est justement qu’une embardée, même si elle apour elle, selon Gérard Guest, une plus grande fidélité à la lettre. Mais ici il ne s’agitpas seulement de la lettre dont l’importance est certes essentielle, car le fond de ._________________________________________________

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28. ibidem, p. 39.29. ibidem, p. 39.30. ibidem, p. 27, note 1 ibidem, p. 33, note 1.

32. Albert Camus, « Éditorial de Combat du 8 août 1945 »,

in Réflexions sur le terrorisme, p. 52-53. Paris,Éditions Nicolas Philippe, 2002. 

l’affaire est de savoir si le Gestell est un vocable permettant de penser ou non latechnique moderne. Pour notre part, nous avons montré que ce vocable ne permetpas de distinguer la technique moderne de la technique antérieure. La tentative deGérard Guest est, pour nous, dans la même impasse que la tentative de Heidegger.La troisième possibilité s’appuie sur le paragraphe 49 d’Être et Temps. Selon ceparagraphe et ainsi que nous l’avons vu, seuls les êtres vivants périssent, seuls ilsdeviennent des « cadavres ». Mais nous avons vu aussi que la technique moderne,d’après Heidegger, trouve et stocke l’énergie. On peut le dire de l’agriculture puisquedans l’agriculture « l’air est requis pour la fourniture d’azote 33 ». Ainsi il faut conclureque « les cadavres » de l’agriculture motorisée, à savoir le blé, le soja, le maïs et aussiveaux, vaches, poulets, etc. sont les stocks d’énergie produite par cette agriculture.Cette énergie cachée est dévoilée par l’agriculture motorisée par provocation du solqui est requis comme fonds. Mais en quoi « les cadavres » fabriqués dans les chambresà gaz sont-ils des stocks d’énergie ? En quoi cette « énergie » (?) cachée est dévoiléepar les camps d’anéantissement par provocation du Dasein inauthentique requiscomme fonds ? Parvenir à poser de telles questions en « méditant » les analyses deHeidegger, voilà qui est stupéfiant. Or ce sont les questions qui découlent de sonanalyse. Soit nous disons qu’elles n’appellent aucune réponse, que le fait même de lesposer est innommable et condamne le système de pensée qui permet de les poser etque donc « la pensée méditante » de ce philosophe a failli. Soit nous disons que cesquestions peuvent et doivent trouver, dans l’oeuvre ou en dehors d’elle, une réponsequi certes sera monstrueuse mais qui permettra de garder cette pensée dans une« certaine cohérence », fût-ce à un niveau monstrueux et cela nous éclairera surl’ampleur de la dénégation de l’humanité qui est à l’oeuvre dans cette pensée.Dans son texte la question de la technique nous trouvons des éléments deréponse. En introduisant le mot « Ge-stell », il écrit : « Nous nous risquons à employer cemot (Gestell) dans un sens qui jusqu’ici était parfaitement insolite. Suivant sa significationhabituelle, le mot Gestell désigne un objet d’utilité, par exemple une étagère pour livres. Unsquelette s’appelle aussi un Gestell. Et l’utilisation du mot Gestell qu’on exige maintenantde nous paraît aussi affreuse que ce squelette, pour ne rien dire de l’arbitraire avec lequelles mots d’une langue faite sont ainsi maltraités (34) ». Heidegger admet donner un senstotalement inhabituel au mot Gestell (Arraisonnement). Il justifie cet arbitraire encomparant son travail avec celui de Platon. Il explique ainsi que Platon a osé employerle mot eidos qui signifie dans la langue de tous les jours « l’aspect qu’une chose visibleoffre à notre oeil corporel( 35) » dans un sens extraordinaire, celui de désigner ce qui n’estpas perceptible par les yeux du corps et qui est l’essence de toutes choses. Autrementdit, il y a un parallèle entre Gestell et Eidos. Gestell subit une dialectique ascendantecomme le mot eidos. L’eidos, l’aspect visible des choses désigne après le travailplatonicien l’essence (eidos) invisible des choses. Le Gestell (squelette utile soutenant lecorps comme l’étagère soutient les livres) désigne après le travail heideggérien l’essencede la technique (Arraisonnement) qui est comme « le squelette » invisible soutenantl’entreprise moderne. « Fait en revanche partie de ce qui est technique tout ce que nousconnaissons en fait de tiges, de pistons, d’échafaudages, tout ce qui est pièce constitutive dece qu’on appelle un montage. Le montage cependant, rentre dans le domaine du travailtechnique, qui répond toujours à la pro-vocation de l’Arraisonnement, mais n’est jamais ce ________________________________________________________________

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33. Martin Heidegger, op. cit, p. 21.34. Martin Heidegger, op. cit, p. 26-27.35. Martin Heidegger, op. cit, p. 27. 

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 dernier, ni encore moins ne le produit (36) ». Il y a manifestement un parallèle entre lemontage, ce que l’on nomme habituellement « mécanisme » et le squelette. Le squeletteest un agencement d’os, (de tiges) formant entre autres une colonne vertébrale(échafaudage) permettant aux muscles (pistons) d’agir moyennant l’apport d’énergievenant de l’agriculture (ou de la centrale du Rhin). Moyennant l’analogie, présentée parHeidegger avec le travail de Platon, on peut dire que le Ge-stell est l’Esprit (la Raison,l’Ar-raisonnement) du mécanisme, du machinisme moderne. Dans l’histoire de lapensée des modernes, la Mathesis Universalis au sens leibnizien semble caractériser aumieux l’Ar-raisonnement heideggérien, elle est le squelette logique de la raisonuniverselle par où la physique naturelle se détermine comme physique-mathématique etla technique comme technologie. Ainsi le Ge-stell au sens de squelette soutient la totalitéde la démarche interprétative de la technique par Heidegger. Il est au point de départ. Ilest au point d’arrivée : qu’est-ce donc qu’un cadavre, sinon, en dernière analyse, unsquelette sans énergie, un mécanisme mort ? La boucle est bouclée.Cependant, dira-t-on, nous ne comprenons toujours pas en quoi ces cadavres sontdes stocks d’énergie ? Nous n’avons pas trouvé de réponse dans l’oeuvre même car il sembleque Heidegger soit également maître en dissimulation en même temps qu’il est maître encoups de force interprétatifs. Il faut donc sortir de l’oeuvre et chercher en dehors. Si letravail d’Emmanuel Faye est juste, et il nous semble particulièrement pertinent, nouspouvons chercher du côté de Mein Kampf. Et là, malheureusement, la solution de notrequestion est aisée. D’un côté Hitler affirme : « L’Aryen est le Prométhée de l’humanité ;l’étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux ; il a toujours allumé ànouveau ce feu qui, sous la forme de la connaissance, éclairait la nuit recouvrant les mystèresobstinément muets et montrait ainsi à l’homme le chemin qu’il devait gravir pour devenir lemaître des autres êtres vivants sur cette terre (37) ». Et il poursuit : « Si l’on répartissaitl’humanité en trois espèces : celle qui a créé la civilisation, celle qui en a conservé le dépôt etcelle qui l’a détruite, il n’y aurait que l’Aryen qu’on pût citer comme le représentant de lapremière. » (38) Et enfin, il affirme : « Le juif forme le contraste le plus marquant avec l’Aryen (39) ».La conclusion de ce raisonnement est malheureusement aisée. Le Juif estdestructeur de la civilisation, si l’on veut accroître celle-ci, il faut détruire le Juif. Il y adonc des cadavres qui vont permettre de libérer des énergies créatrices, si l’on suit Hitler.L’énergie des Aryens sera d’autant plus grande que l’anti-énergie, celle des juifs seradétruite. La réponse à la question posée par les énigmes des analyses de Heideggerconcernant l’essence de la technique se trouve donnée chez Hitler. Là, nous retrouvonsune « cohérence de pensée », certes folle, à assimiler l’essence de la technique moderne àcelle « des chambres à gaz et des camps d’anéantissement. » Il est possible de refuser cetteanalyse comme trop « rationnelle » ou trop interprétative. Elle dévoile une logiquecachée des analyses de Heidegger, elle met à jour un fond de pensées qui estmonstrueux. Ne pas l’accepter, c’est admettre que l’on reste en présence de l’énigme desquestions monstrueuses : en quoi « les cadavres » fabriqués dans les chambres à gaz sont-ilsdes stocks d’énergie ? En quoi cette « énergie » (?) cachée est-elle dévoilée par les campsd’anéantissement par provocation du dasein inauthentique requis comme fonds ? Dans uncas comme dans l’autre la « pensée méditante » de Heidegger réalise un antihumanismethéorique et pratique, une négation absolue de l’être homme de l’homme.

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_____________________________________________________ .36. Martin Heidegger, op. cit. p. 28.37. Adolf Hitler, Mein Kampf, p. 289, Nouvelles Éditions Latines.38. Adolf Hitler, Mein Kampf, p. 289, Nouvelles Éditions Latines.

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