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La revue Portique publie un article de Jean-François Mattei ainsi intitulé et résumé :
« Emmanuel Faye, l’introduction du fantasme dans la philosophie »
Emmanuel Faye refuse de considérer Heidegger comme un penseur parce qu’il ne serait qu’un idéologue qui aurait introduit le « nazisme dans la philosophie ». Le présupposé de cette critique tient à l’identification opérée par l’auteur entre la « philosophie » et l’« humanisme » : elle le conduit à dénoncer le projet de Heidegger de centrer sa méditation sur le Dasein et son « fond racial », et non sur l’homme. Une telle interprétation abusive, pour ne pas dire délirante, ne trouve aucune justification dans les textes du philosophe allemand. On le montre à partir de l’interprétation heideggérienne de Hölderlin qui, loin d’évoquer la svastika hitlérienne comme le soutient Faye, découvre la figure quadripartite du monde dont sera issu le Geviert des conférences de Brême.
C’est de manière grecque que se pose une première question. L’auteur, parfaitement titré et à la tête d’une riche bibliographie heideggerienne, est-il vraiment libre de son jugement sur Heidegger? On dira que cela ne suffit pas, Jean-François Mattei partage avec Heidegger certaines convictions. Mais des convictions ne constituent pas un « logiciel ». Le siècle écoulé a vu beaucoup de convictions être remises en cause souvent dans la douleur et le déchirement. Lorsqu’on considére l’ensemble formé par les convictions, les titres acquis en partie par le commentaire de Heidegger, la bibliographie et le lectorat correspondant, on se dit que l’auteur n’était pas, de toutes les façons, en situation de recevoir favorablement l’ouvrage de Emmanuel Faye. Au reste la revue Portique parle précisément d’une « réception toujours controversée » à propos de cet ouvrage. Il est sûr qu’en donnant la parole aux auteurs d’une bibliographie heideggerienne on gagne à tous les coups sur le terrain de la controverse. De plus les bibliographies d’inspiration heideggerienne, si elles sont en faveur d’une certaine importance de Heidegger, ne prouvent pas « l’innocence politique » de ce dernier. Comme le nazisme de celui-ci, que je crois profond, ne prouve pas la « culpabilité politique » des commentateurs.
A ce point où l’on touche du doigt une certaine inertie de pensée il devient nécessaire de reconnaître l’importance de facteurs qui n’ont pas de rapport direct avec la pensée. Je veux dire qu’il est hélas compréhensible que des auteurs à la tête d’une bliobliographie heideggerienne regardent à deux fois avant de « trahir » une partie de leur propre image, leur éditeur et leur lectorat. Au lieu donc d’un véritable débat pensant avons-nous surtout à faire à des gesticulations de sortes d’équipes para-sportives. En tous les cas les équipes qui portent le maillot de Heidegger ne se privent pas, comme certains supporters dans certains stades, de recourir à la caricature, à la disqualification, à la simplification quand ce n’est pas à l’insulte et à la haine. La pensée de l’être subit la loi du marché.
Bon soyons compréhensifs. On ne voit pas comment le chef d’une équipe heideggerienne qui tourne bien pourrait reconnaître la justesse des thèses d’Emmanuel Faye. Aurait-il même des sympathies nazies, ce que je ne crois pas, que ce serait trahir le maître de la Hütte de le clamer sur les toits!
Le problème ne serait alors pas tant de savoir si J-F Mattei réfute sérieusement Faye que d’apprécier comment il défend son équipe.
Je ne crois pas qu’il le fasse de manière si brillante. Et alors que la thèse de Faye soulève une très grave question – qu’est-ce que l’oeuvre de Heidegger si elle constitue une introduction du nazisme dans la philosophie? – Faye introduirait le… fantasme. Du coup la personnalité philosophique de ce dernier est réduite à néant. C’est un « rigolo ». Mais, au deuxième coup, le nazisme de Heidegger se réduit lui-même à un fantasme. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin. L’équipe attendait, de la part de son leader, qu’il l’a rassure et la conforte dans sa volonté de ne rien savoir du nazisme de Heidegger, dans sa volonté de pas savoir ce que veut dire « penser le nazisme de Heidegger ».
La disqualification continue avec, horreur!, l’idée selon laquelle E Faye ferait une identité entre « philosophie » et « humanisme ». C’est, dans le contexte heideggerien, une véritable insulte. Mais, ce qui est inquiétant, est bien que le mot « humanisme » est un mot qui se prête à de graves malentendus. On a du mal, en effet, d’imaginer qu’un auteur serait insulté avec le mot « humanisme » au prétexte qu’il s’insurgerait contre le nazisme de Heidegger! Là on est bord de l’indignitié.
Cela dit l’auteur ne manque pas d’un certain humour involontaire. Ainsi il faudrait que l’interprétation de Heidegger en nazi – notamment s’agissant du « fond racial » du Dasein – puisse trouver une justification dans les textes du philosophe. Certes il s’agit d’interprétation et une interprétation doit se justifier philologiquement. Mais Mattei commet la grave erreur – ou la grave négligence – de faire comme si le « nazisme dans la philosophie » constituait une situation banale. L’introduction du nazisme en tant qu’idéologie criminelle – en tant que justification des génocides – ne peut pas se faire dans la philosophie n’importe comment. La réussite de l’opération doit obéir à une règle impérative de discrétion. Il suffit que, quand la situation s’y prête, quelques heideggeriens « affranchis » fournissent la légitimation qu’on leur demande.
D’un autre côté le « dispositif Heidegger » contient en partie son mode d’emploi.
Heidegger restera célèbre dans l’histoire de la stratégie politique par la distinction qu’il a opéré entre la grandeur interne du mouvement (le nazisme) et ce qu’il faut bien appeler la bassesse externe du même mouvement.
Le quadriparti est ainsi la svastika de type « grandeur interne ». C’est la croix gammée heideggerisée et projetée dans un espace où elle se lave provisoirement des bassesses dont s’est rendue coupable la croix hitlérienne.
Il est attendu que Mattei ne veuille pas, ne puisse pas voir cette svastika. Car « d’où il parle », et qui est une position à laquelle il ne renonce pas, il est impossible qu’il puisse la voir. Le contraire serait « économiquement » absurde. Car son lectorat n’attendait que cela : que la svastika heideggerienne ne perturbe pas sa bonne conscience… Mais, par un tour de rhétorique dans lequel le nazi Heidegger est passé maître, il est vrai que « ce n’est pas une svastika ». Ou, plutôt, c’est une svastika en « grandeur interne » visible-invisible en tant que symbole d’un mouvement hautement meurtrier et qui a trouvé, pour hiberner, sa tanière dans « le dispositif Heidegger ».
Bon, cela dit, j’aurais donc un article de plus à lire… Je vais y réfléchir.
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