Qu’appelle-t-on « dispositif Heidegger »?

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Je n’ai pas de rapport journalier à l’oeuvre de Heidegger. Je suis surtout un ancien lecteur de Problèmes fondamentaux de la phénomènologie transcendantale, de Etre et Temps, des Chemins qui ne mènent nulle part, d’Acheminement vers la parole, des Essais et conférences, de la Lettre sur l’humanisme, des « Questions« , de Qu’est-ce qu’une chose etc.

Or les recherches d’Emmanuel Faye m’ont convaincu que le projet essentiel de Heidegger a bien consisté en une introduction du nazisme dans la philosophie. ll me semble, au reste, que seule l’ignorance de ce que fut le nazisme rend  invraisemblable le fait qu’un intellectuel comme Heidegger ait pu concevoir un tel projet. La culture n’a jamais été une donnée secondaire dans le système nazi. Certes, elle y est « purifiée », surveillée et étroitement encadrée mais la « grande culture allemande » reste une pièce essentielle dans la démonstration de la prétendue supériorité aryenne. En ce sens les critiques que Heidegger  a faite d’un certain biologisme peuvent tout aussi bien appuyer l’idée que Heidegger entendait donner au mouvement, dont il a toujours célébré la « grandeur interne » – ce qui a pour effet de dédouanner sa « bassesse externe » – son véritable fondement y compris à partir de certaines thèses d’ Etre et Temps.

Cette note, ainsi que les notes sur le même thème publiée dans le phiblogZophe, ont pour son auteur la fonction  d’une introduction à une lecture politique de Heidegger. Nous n’avons pas pu accepter que la défense du Heidegger académique contre la thèse de Faye devait, par son ton si souvent agressif et haineux et par une argumentation si souvent de mauvaise foi, nous convaincre que le philosophe avait pour lui même fait une différence nette et sans compromis entre sa pensée et sa foi politique.

Une bonne connaissance de ce que fut le nazisme dans ses modalités culturelles, la reconnaissance de la réalité du projet heideggerien d’introduction du nazisme dans la philosophie sont devenus pour nous des préalables à la découverte du véritable sens d’une entreprise qui a su se faire reconnaître dans la philosophie. Reconnaissance instrumentalisée, nous le craignons, pour dissimuler ce que Heidegger fait faire à la philosophie : héberger la « bête immonde » en hibernation.

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Par « dispositif Heidegger » nous entendons l’ensemble des textes signés « Heidegger » en tant que leur diversité est soumise à l’objectif, pour reprendre l’expression et la thèse à Emmanuel Faye,  d’ une introduction du nazisme dans la philosophie.

1. Indépendamment du fait qu’il s’agisse ici de Heidegger, le « concept » d’une telle introduction n’a rien en soi d’inimaginable. Lorsque Hannah Arendt parle des « usines à fabriquer des cadavres » elle veut surtout dire que, du point de vue nazi, les centres d’extermination ne tuaient personne mais fabriquaient des cadavres. Toute l’horreur du nazisme est fondée en effet sur l’effacement du crime, sur un négationnisme qu’on pourrait qualifier « de méthode » et consistant à façonner des caricatures de « consciences situées par-delà le bien et le mal » en ôtant la signification criminelle des actes, des attitudes et des comportements requis pour le crime étatique de masse. La « fabrique de cadavre » désigne autant ce qui se passe quand les ingénieurs eux-mêmes ont détruit toute signification criminelle de leur projet que le fait même que, après de nombreux tâtonnements, ils aient réussi à mettre au point la fabrique idéale : celle où ce sont les prisonniers eux-mêmes, futures victimes désignées, qui accomplissent les actes nécessaires au bon fonctionnement de la fabrique. Les nazis avaient parfaitement compris que la technique de l’extermination – les Juifs, les Tziganes, les Slaves… – ne remporterait des succès notables qu’à la condition d’effacer, chez les cadres de la fabrique, chez certains « ouvriers spécialisés » mais surtout chez les bénéficiaires de la technique, toute notion de crime.

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Göring plaidant non coupable au procès de Nüremberg :

Zzzzzzzzzzzzzzzzzgoring

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« Au sens des « calomniateurs » je me déclare non nazi ». (Citation apocryphe de Heidegger)

2. Cette caractéristique essentielle – la négation « en acte » du crime comme condition du crime lui-même – se retrouve dans toute la rhétorique nazie : la « voix du peuple » étant censée, mais c’est une  voix accordée à l’affect de la communauté de sang et de sol, légitimer l’effacement de la dimension criminelle du crime, le système de la dénégation devient comme une « énergie noire » permettant l’accumulation des cadavres dans la fabrique. Lorsqu’au procès de Nüremberg les accusés ont déclaré qu’ils plaidaient non coupable (nicht schuldig) – et cela apparaît aujourd’hui invraisemblable – ils n’ont fait, persuadés qu’ils ne pourraient échapper de toutes façons à la mort, qu’être cohérents avec le système qu’ils ont contribué à mettre au point. Dans ce système, en effet, le crime n’est pas un crime. Mais je veux surtout dire que Göring est aussi non coupable  que Heidegger n’est pas nazi.

3. Ce que la polémique soulevée par la publication des travaux de Faye a en général parfaitement occulté c’est précisément ce qu’il en est de cette rhétorique qui sait si bien se tenir sur la crête du « crime qui n’est pas un crime ». Nous pourrions même avancer que, s’agissant du « nazisme dans la philosophie », il ne faut précisément pas, de même, que le « nazisme soit du nazisme ». La traduction du « crime n’est pas un crime », dans la philosophie, ne peut être que « le nazisme n’est pas un nazisme ». La compréhension de ce principe est la condition minimale requise pour comprendre quoi que ce soit au projet heideggerien. Cela dit le paradoxe cruel est que, pour qui sait s’y prendre, la philosophie est le « lieu » idéal où le nazisme peut se déployer sous la forme d’un « le nazisme n’est pas un nazisme » (entendons « le crime n’est pas un crime »). La personne qui sut remarquablement s’y prendre se nomme précisément Heidegger. Heidegger : le « nazi qui n’est pas nazi »!

4. L’autre face du paradoxe est que, une fois admis que dans une logique totalitaire il n’y a aucune raison pour que la philosophie soit a priori indemne d’instrumentalisation et d’implication, seul un écrivain d’un talent exceptionnel, et qui plus est non seulement rompu à la discipline philosophique mais aussi à la discipline de la philosophie subversive, était en mesure de faire de la philosophie ce que j’ai appelé ailleurs la « tanière de la bête immonde ».

4. 1. Si l’introduction du nazisme dans la philosophie avait été ouvertement « idéologique » l’existence philosophique du nazisme aurait été suspendue à l’autorité administrative gestionnaire des programmes. Quelques pages de Hitler et de Göbbels seraient proposées par exemple au commentaire. Autant dire que, sauf dans le moment particulièrement violent de la collusion entre le parti et l’état, un tel « nazisme philosophique » n’avait aucune chance d’être pérenne. Il est clair, par ailleurs, que sa fonction serait précisément de détruire la philosophie. Par exemple en interdisant de fait que fasse sens une question du type : « Peut-on fabriquer des cadavres sans commettre de crimes? »

4. 2. L’autre impossibilité est clairement mais aussi paradoxalement caractérisée par le cas d’un philosophe sans intérêt. Imaginons un « nazisme non nazi », c’est-à-dire « philosophique », développé par une personnalité fade et sans créativité conceptuelle! Ce qui peut nous sidérer, à ce point, et nous rendre incrédule quant à la possibilité même d’une présence du nazisme (non nazi…) dans la philosophie, tient au fait que nous sommes portés à disjoindre les horreurs totalitaires de la société dite normale. Comment! Heidegger aurait été complice de la fabrique d’Auschwitz?! Alors même que, si le monstre absolu qu’est Auschwitz a pu exister, c’est précisément parce que la société normale l’a voulu, avec ou sans Heidegger. Mais Heidegger y était.

5. Bien entendu la fidèlité que manifeste un Göring à Nüremberg quant au « mouvement » ne prouve pas celle de Heidegger. La citation apocryphe de Heidegger « Au sens des « calomniateurs » je me déclare non nazi »  révéle tout d’abord une possibilité. Mais pas seulement une possibilité. Elle est un « modèle » du « négationnisme de méthode » lequel est écarté a priori, et avec quelle légéreté, par de nombreux défenseurs de l’honnorabilité de Heidegger. Or, sans un minimum d’intelligence de la fonction de ce négationnisme, on ne peut rien comprendre au projet même d’une introduction du nazisme dans la philosophie. Cette introduction ne peut avoir de sens et d’intérêt, pour le point de vue nazi lui-même, que si non seulement le nazisme y est accompagné du négationnisme de méthode sans lequel il ne peut espérer en aucune efficacité – ce que j’ai appelé « énergie noire » – mais aussi sans que la philosophie elle-même ne devienne comme une école de ce négationnisme.

6. Cela signifie que le « dispositif Heidegger », pour être complet et efficient, a besoin d’une extériorité d’organisation partisane et d’appareils para-militaires. Il est alors dans le rôle du « philosophe introducteur » d’exercer son devoir de critique à l’encontre des dirigeants. En ce sens l’impunité dont a bénéficiée Heidegger dans le système nazi lui-même plaide effectivement contre lui. Il faisait à ce point partie du paysage y compris, malgré l’incompréhension et les attaques dont il a pu être l’objet, en tant que représentant de la « grande culture allemande », que les dirigeants nazis ont eu l’intelligence de le laisser en vie. Le « Reich pour mille ans »… c’est Heidegger lui-même, monument de cette « culture allemande » dans la philosophie. Je pense que, pour parvenir à occuper ce point dans le cerveau du système, Heidegger aura surtout convaincu par son extrême habileté de rhéteur. Il avait donné tous les gages possibles en matière de compréhension de l’implicite, de double langage et de langage codé. Mais, surtout, il aura convaincu ses « pairs » en nazisme en témoignant de sa capacité exceptionnelle à conjuguer fidélité et négationnisme de méthode. Certes, c’est tout d’abord un minimum du point de vue nazi. Mais quand, en plus, on a l’aura philosophique de Heidegger, un tel minimum vaut de l’or. Car Heidegger lui-même, dans la chair de ses textes, n’est pas autre chose que la combinaison d’une séduction intellectuelle et du « crime moins le crime ». La pensée de Heidegger n’est-elle pas alors, en un sens, la pensée du crime parfait?

7. « Mais, dira-t-on, il y a de la pensée, il y a de la grandeur ». Comment pourrait-il en être autrement puisqu’il s’agit, pour Heidegger, d’introduire le nazisme dans la philosophie? Le dispositif Heidegger  exige, pour fonctionner, la subsistance, après la cristallisation nazie de l’ultra-conservatisme politique de Heidegger, d’une fonction de légitimation de la philosophie. A mon sens il est cependant fondé de se demander si cette pensée et cette grandeur n’existent pas qu’à une certaine échelle de perception. L’étudiant ou le lecteur des sociétés démocratiques peut se contenter, au sens fort, d’une discursivité en rupture alors même que, ce faisant, ils oeuvrent dans l’ignorance du dispositif Heidegger tout en concourant à son fonctionnement. Quand on lit ceci : « La raison est l’ennemie la plus acharnée de la pensée » (Heidegger) on plonge quelque peu dans le vertige tout en s’apprêtant pour le lendemain : métro, boulot… Sans s’apercevoir que le fait même de prêter du sens à la déclaration rend impossible de pouvoir lui donner précisément raison. Ici Heidegger a trouvé un moyen « spirituel », autrement plus efficient que de l’idéologique, pour s’attaquer à la philosophie elle-même. Bien entendu je passerai pour un sourd et un balourd mais je reste convaincu que l’idée selon laquelle la raison est l’ennemie la plus acharnée de la pensée est une contradiction et une bêtise aux conséquences redoutables. Penser sans la raison… contre la raison… Mais, c’est bien sûr, on peut fabriquer des cadavres sans commettre de crime!

8. En ce sens protester que Heidegger, en grand philosophe du XXeme siècle, ait pu être nazi c’est passer légérement à côté du problème. Car Heidegger, en réalité, n’a rien à faire de la philosophie. En un sens, et notamment en se croyant libéré de la « métaphysique » – mais, dans le dispositif Heidegger, qu’est-ce que la métaphysique? – il estimait en avoir fini avec la « philosophie ». Il l’aurait en quelque sorte ex-terminée. Autrement dit s’interroger sur ce que philosopher veut dire après Heidegger consisterait pour une part à s’interroger en profondeur sur ce qu’il en est de la destruction heideggerienne de la philosophie. (J’utilise sciemment le terme de destruction et non celui de déconstruction. Heidegger n’est pas un déconstructeur mais un destructeur et sa destruction mène au « concept » du « crime qui n’est pas un crime »).

9. On serait alors fondé de se demander si la fameuse grandeur de Heidegger n’est pas un effet de perspective. Qu’en est-il de la grandeur, de la pensée elle-même – laquelle doit penser contre la raison, tout en se faisant entendre – si celles-ci sont instrumentalisées dans un dispositif comprenant dans son extériorité le camp et le centre d’extermination?  J’ai déjà dit que le problème que nous avons avec Heidegger est en réalité celui que nous avons avec une vision occidentale imbue de suffisance, de racisme et de bonne conscience meurtrière. Le nazisme, ce crime sans le crime, et ce crime gigantesque parce que le crime n’est plus un crime  mais une fabrication de cadavres, est la quintessence du « mal occidental ». Qu’un philosophe réputé parfois être le plus grand du XX°siècle soit en dernière instance le dépositaire de cette « disposition » est tragiquement dans l’ordre des choses. L’industrie heideggerienne hagiographique est pour le moins irresponsable. Et l’irresponsabilité se double d’une forme d’outrecuidance si on veut par le ton hagiographique prouver au monde qu’un personnage impliqué dans le nazisme fut tout de même un grand penseur. Cela aggrave en réalité le cas. Mais on comprend l’acharnement des « idiots utiles » en fonction dans le dispositif à consolider le mythe d’un Heidegger résistant spirituel au nazisme! Le fantôme de Göring lui-même doit être raide de jalousie.

10. Le mythe est en voie de craquement. Et quelles que soient les nuages qui s’accumulent à l’horizon « l’occident » a tout a gagné à ne pas s’accrocher à une de ses idoles les plus encombrantes. Même si, en un sens, le mal est fait depuis longtemps à savoir qu’il existe dans le monde actuel certaines forces – que la crise environnementale qui s’annonce va conforter dans leur discours anti-occidental et anti-technique – dont le rêve est de transformer l’occident en Auschwitz. Heidegger, c’est la logique de l’instrumentalisation du spirituel – grandeur, pensée etc. – au service de la barbarie du « crime sans le crime ». Le logiciel, et là Heidegger est d’une certaine manière ridiculisé, est aujourd’hui parfaitement mondialisé.

11. L’ironie est aussi que les analyses les plus célébres de Heidegger, celles de la technique et du phénomène d’arraisonnement, peuvent s’appliquer en partie à lui-même. Heidegger ou l’ingénieur spirituel du crime parfait. Heidegger le penseur-effaceur de la fabrique de cadavres!

12. Les contorsions avec lesquelles il a tenté de mettre sur le dos du Ge-stell – l’arraisonnement technico-scientifique du monde qui, en tant que processus, détruit en réalité l’idéal d’une maîtrise « humaniste » du monde – l’horreur des camps est dans la grande tradition nazie du « je plaide non coupable ». Au fond, pour Heidegger, il faudrait que le Ge-stell comporte de quoi désigner les « cibles » de la technique d’extermination. Mais on ne voit pas comment le Ge-stell pourrait emporter des victimes bien identifiées – juifs, tziganes, slaves… – sans l’intervention des affects du « sang et du sol », affects dont la généalogie – si l’on peut parler de généalogie d’affects – passe par des constructions à dimension religieuse et archaïque.

13. Ce qui apparaît invraisemblable, en France, est bien que l’industrie heideggerienne n’ait jamais mis au centre de ses recherches l’explicitation du « silence » de Heidegger à propos précisément du nazisme. La réception médusée et idolâtre dont il a fait objet lui a même permis de relégitimer sa démarche, sérieusement mise en cause après la guerre, et de consolider l’installation du nazisme dans la philosophie.

14. Il faut des preuves, dira-t-on. Il nous faut des exemples. C’est aujourd’hui une pièce de choix de l’académisme heideggerien à savoir l’évocation de ce fleuve qui, étant semé de barrages, perd son identité de fleuve pour devenir une pure et simple réserve d’énergie hydroélectrique. L’image est frappante. Mais le fleuve, par exemple avec la manière avec laquelle Heidegger l’entend s’écouler dans le poème de Hölderlin sur le Rhin, signifie précisément le Volk, le Volk de sang et de sol. Il n’est pas alors très difficile de deviner quels sont les barrages qui détruisent l’identité et la souveraineté du fleuve-peuple : la démocratie, le socialisme, l’américanisme, l’enjuivement… La métaphore heideggerienne du fleuve conduit tout droit dans les camps… Là où, comme dans La dévastation et l’attente, il laisse entendre qu’il n’y aurait pas eu assez d’Auschwitz.

15. Ce qui est gravissime est bien que les lecteurs élèves ou étudiants de Heidegger se lancent dans l’aventure en général sans aucune connaissance ni historique ni politique du nazisme. Cela revient à les  faire actionner le dispositif Heidegger tel que celui-ci l’a rêvé c’est-à-dire comme « idiots utiles », l’idiot étant en l’occurrence celui qui est maintenu dans l’ignorance de la logique et de la finalité du dispositif. Dans le nombre il y aura bien de temps à autre un « cadre » pour occuper une position dans un dispositif plus ou moins réalisé. Cela est largement suffisant dans le cas de nouvelles aventures extrêmes, celles-ci étant « animées » essentiellement par des unités paramilitaires. On aimerait ainsi en savoir plus sur le Heidegger des militaires argentins de la dictature. En tous les cas la dimension textuelle du dispositif vise deux objectifs complémentaires : endormir les consciences afin d’enlever la dimension de crime du crime lui-même et former des agents relais disposant d’un arsenal de légitimation et sachant concrétement opérer. On frémit à ce qui pourrait alors advenir aux auteurs et aux lecteurs de cette « littérature négative » dont Heidegger parle encore en 1976 dans l’entretien posthume donné au Spiegel.

16. Il manque ainsi une introduction « renversante » aux écrits de Heidegger. Celle-ci consacrerait une partie importante à l’analyse historico-politique du nazisme. Dans un deuxième temps elle devrait montrer qu’il y a compatibilité entre le programme nazi et les grandes thématiques de l’oeuvre. Celle-ci en constitue une introduction dans la philosophie selon le principe du « négationnisme de méthode ».

17. Le « dispositif Heidegger » adore les consciences naïves. Il se charge de leur faire oublier progressivement la dimension de crime du crime lui-même. Il est attendu, du point de vue du dispositif, que seules quelques-unes de ces consciences parviennent à la pleine maîtrise du négationnisme de méthode (ce qui implique l’adhésion, qui doit parfois rester secrète, au programme nazi). Bref, c’est la sélection.

18. Dans le dispositif Heidegger même la différence ontologique ne demeure pas intacte. Elle perd son innocence de perspective purement pensante et devient comme l’algorythme en fonction duquel s’élabore la diffèrence entre les « maîtres » et les « soumis ». Dans le dispositif Heidegger la diffèrence ontologique se révéle être constitutive de ce clivage extrêmement violent entre « criminels non criminels » et exterminables. Elle est l’initiation et « l’entraînement spirituel » en vertu desquels le fleuve, le Rhin – l’Etre – ne se laisse pas soumettre aux « barrages » de l’objectivation – l’Etant. Ce que certains lecteurs expérimentent intensivement de manière spirituelle s’abîme dans le dispositif dans ce qu’il y a de plus bas. L’Etre n’est plus que ce qui nomme l’authenticité de sol et de sang. L’Etant ne désignant alors, de manière autant négative que menaçante, que ce qui se laisse subtiliser cette authenticité au profit de l’objectivation égalitaire des « conditions ». C’est l’égalité devant la SECURITE sociale, situation qui caractérise pour Heidegger la structure réelle de la dévastation. Disant cela, traduisant ainsi en 1945 la « différence ontologique », Heidegger réaffirme son adhésion à la « société » de camps, centres d’extermination inclus.

19. Certes il existe la « métaphysique Malabou ». Selon cette métaphysique il y aurait deux Heidegger : un idéologue abject et un penseur profond. Il y aurait ainsi un vrai penseur et un vrai philosophe d’un côté et, de l’autre, un idéologue abject. On nous dit donc par là que Heidegger était un nazi qui a philosophé pour le bien de l’humanité. A moins d’admettre que philosopher n’a précisément rien à voir avec un quelconque « bien de l’humanité » la distinction est extrêmement problématique. On a du mal a imaginé un idéologue abject s’abstenant d’instrumentaliser la philosophie alors même qu’il est en position d’ être une autorité. Cet idéologue abject a-t-il été aussi un saint? Il aurait laissé à chaque fois sa dépouille d’idéologue abject sur le seuil du temple de la philosophie et cela pour offrir aux générations futures le trésor de sa pensée. Quelle pirouette mais aussi quelle contradiction!.. Mais il est vrai que l’idéologue abject n’a en quelque sorte cessé, après la guerre, de souhaiter de nouveaux Auschwitz. (Hé!Oui!.. puisque, selon lui, la dévastation a pour cause l’égalité des conditions devant la sécurité sociale!). Autrement dit la pensée heideggerienne s’adresse en réalité à l’humanité moins tous les exterminables. Cela résoud  pour une part la contradiction. Telle est la vertu diabolique du dispositif Heidegger.

20. Mais la distinction entre les deux Heidegger se paie malheureusement le plus souvent non seulement d’une ignorance de ce que fut la logique du système nazi, mais aussi d’une mystification visant à minimiser l’abjection de l’idéologue. Certains auteurs comme Gérad Guest semblent s’être eux-mêmes si profondément mystifiés qu’ils soutiennent sans rire, en insultant au passage ceux qui pensent le contraire, que Heidegger aurait même été, dés 1934, un résistant spirituel au nazisme.

21. Le phiblogZophe propose à ce point le théorème suivant :

Compte tenu que le nazisme de Heidegger est demeuré jusqu’à sa mort une conviction et une motivation profondes la part philosophique, supposée détachable de son oeuvre, sert à légitimer une entreprise où le nazisme y est diffusé selon divers modalités, de la sublimité aux petites phrases de ralliement.

La conséquence du thèorème est qu’il s’impose, laissant par ailleurs les heideggeriens à leurs travaux, de rendre lisible, pour le déconstruire l’ensemble du dispositif Heidegger.

22. L’effet du dispositif Heidegger sur la réception de l’oeuvre de Heidegger se traduit par diverses positions :

a. Le projet d’introduction du nazisme dans la philosophie compromet la valeur philosophique de l’oeuvre elle-même. Celle-ci est à mettre au  rayon des documents d’histoire du nazisme. Le dispositif Heidegger est dangereux.

b. Quelle que soit la profondeur du nazisme de Heidegger il existe une pensée heideggerienne importante, exempte de nazisme, et elle mérite d’être diffusée et enseignée. Cela n’empêche nullement de condamner l’idéologue (abject) que fut Heidegger.

c. Non seulement il y a comme deux Heidegger distincts, mais le Heidegger philosophe est devenu, à partir de sa démission du rectorat de 1934, un critique sans concession du nazisme et, à travers lui, de tout ce qui relève de « l’arraisonnement ».

d. (Heidegger nazi?… et alors?!…)

23. Je précise que « l’idiot utile » est un effet du dispositif Heidegger en tant que celui-ci est méconnu. Car telle est la puissance du dispositif : la création d’idiots utiles « en veux-tu en voilà ». Et d’autant plus utiles qu’on les maintient dans l’ignorance du dispositif.

24. Pourquoi craindre une déconstruction fondée sur la reconnaissance du dispositif? Ne serions-nous pas récompensés par l’émergence de nombreuses questions philosophiques?

25. On étudie donc, notamment à l’université, Heidegger comme s’il s’agissait de Platon ou de Hegel. Et comme cela serait trés gênant que cet auteur soit un « nazi profond », on s’arrange en général pour admettre que sa démission de 1934 le blanchit de ses errements antérieurs. Le plus scandaleux, cependant, est que cette rapide absolution s’accompagne d’une profonde ignorance du nazisme, de son langage, de sa rhétorique, de son fonctionnement. Comme si l’objet nazisme ne pouvait être véritablement un objet philosophique. Il y a comme une sorte de négationnisme par absentation, par omission, qui consiste à bannir de fait du travail philosophique la question du nazisme. On préfére étudier Heidegger. On fait comme si on se plaçait dans son sillage pour rénover l’université tout en refermant celle-ci sur un académisme aveugle philosophiquement aux questions les plus brûlantes du siècle à venir en tant qu’elles sont en partie posées dans les termes des horreurs du siècle passé. En ce sens l’amalgame qui est fait entre nazisme, communisme, libéralisme, le tout placé sous l’autorité heideggerienne de la critique de l’arraisonnement, relève du pire des habitus philosophique : généralisation, globalisation, négation des situations concrètes…

26. Voilà un véritable cours de philosophie vivante :

1 Qu’est-ce que le nazisme?

   2 Rôle de certains acteurs de la culture et de la recherche

   3 Le cas Heidegger

   4 Qu’est-ce qu’introduire le nazisme dans la philosophie

   5 Philosopher après Heidegger

   6

27. La thèse d’E. Faye d’une introduction du nazisme dans la philosophie (par Heidegger), au lieu de constituer un « crime contre l’intelligence » (C. Malabou), fait en réalité honneur à l’intelligence philosophique. Comment un « idéologue abject » comme l’était Heidegger (ce que reconnaît C. Malabou), et j’ai envie dire « aussi abject que Heidegger », aurait-il pu mettre en veilleuse son abjection à chaque fois qu’il pénétrait dans le temple – mais où se trouve ce temple? – de la philosophie… (allons même jusqu’à dire « temple de la pensée »)?

La thèse fait honneur à l’intelligence, et à l’intelligence philosophique, pour deux motifs principaux :

a. Compte tenu de la mythification-mystification qui entoure le personnage, littéralement béatifié après sa glorieuse démission « résistantielle » de 1934, ce serait d’abord et avant tout une simple application du « principe de précaution » que de se demander si le nazisme idéologico-politique de Heidegger ne se prolonge précisément pas dans sa philosophie. J’ai déjà dit comment il était indispensable, du point de vue du projet de Heidegger, de conserver un volant philosophique de légitimation. En ce sens une brillante lecture d’Aristote, apparemment innocente, peut donner un coup de main, dans le « dispositif Heidegger », à des textes qui codent de manière plus certaine des motifs nazifiants. La règle est cependant que, sur une telle question, des réprobations scandalisées et sur l’honneur ne suffisent absolument pas. L’accusation non plus, dira-t-on. Mais là aussi la règle voudrait que, plutôt qu’un refus de principe souvent formulé de manière haineuse et insultante, on formulât un encouragement critique, mais un encouragement tout de même, aux recherches conduites sur le nazisme philosophique de Heidegger. En ce sens la « dénégation haineuse » tendrait plutôt à prouver l' »accusation ». D’autre part, et cela nous conduit à l’autre raison fondamentale, la démission de 1934 pourrait aussi bien s’interpréter comme faisant signe d’une résolution de Heidegger de mener désormais une politique nazie davantage dans le champ philosophique proprement dit plutôt que dans le champ institutionnel. La démission serait un jalon dans l’histoire du projet d’introduction du nazisme dans la philosophie.

b. L’autre raison fondamentale est encore « plus triste »… si c’est possible. Elle tient à ce que la philosophie est en réalité et paradoxalement un « lieu » idéal pour y entreposer, comme une sorte de logiciel en attente, un projet de type nazi. Les protestations « spirituelles et outrées » contre l’hypo-thèse de l’introduction montrent précisément quel rôle peut jouer le « philosophique » dans ce que j’ai appelé le « négationnisme de méthode ». L’apologie du crime contre l’humanité peut, et parce qu’il arrive que certains criminels possèdent une intelligence hors du commun, s’abriter dans le lieu, si intimidant et si impressionnant, de la philosophie. Et c’est au reste au coeur de la nation européenne traditionnellement la plus philosophique qu’a eu lieu Auschwitz. Heidegger salit la philosophie. Parce qu’il est parfaitement dans la tradition nazie.

Dans la métaphore du nazisme qu’est le vaisseau spatial de 2001 Odyssée de l’espace, Heidegger serait un des « logiciels » que le dernier homme du vaisseau détruit pour sauver sa peau.

28. Au moment même où j’esquissais mentalement le point 27 je suis tombé sur un texte publié sur un site heideggerien par monsieur Jean-Pierre Labrousse… J’ai failli éclaté de rire. Il faudra publier sur le blog une réponse pour rire à ce texte misérable. Ce qui m’a tout d’abord frappé c’est l’étroitesse de l’intelligence de l’auteur en comparaison de celle de celui qu’il porte aux nues à savoir Heidegger. J’y reviendrai mais il parle d’une machination, émanant de quelque université française décomposée, contre un philosophe. Son argumentation se borne à peu près à ceci : un philosophe ne peut être nazi. Reprocher à Heidegger son nazisme c’est s’attaquer à un philosophe. Quel cercle! « Crime contre l’intelligence » je suppose?.. Je crois savoir, du coup, où se trouve l’université française décomposée : dans les bandelettes de la momification de Heidegger.

(Le site diffuseur nous vend ainsi le papier de Labrousse :  « Une lucide analyse de la décomposition de l’Université française par Jean-Pierre Labrousse »… Dites-moi que je rêve!)

29. La philosophie de Heidegger? C’est une philosophie non-philosophique… du crime. C’est le crime de masse comme « oeuvre d’art philosophique ». L’intelligence de Heidegger, qui est exceptionnelle, est une intelligence criminelle. Ce n’est pas commettre un crime contre l’intelligence que de se donner comme but l’étude de son fonctionnement. Relève de celui-ci cette part que l’université étudie avec d’autant plus de vénération qu’elle se convainc elle-même que, par là, elle se « révolutionne » et échappe à la sclérose. Elle oublie entre temps de s’interroger sur le nazisme et de se demander si Heidegger ne jouerait pas un rôle fondamental dans sa garde et sauvegarde.

30.

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14 commentaires à Qu’appelle-t-on « dispositif Heidegger »?

  1. Bonjour Monsieur Skildy,
    ¨Permettez-moi de vous signaler un article de Michel Vanoosthuyse (www.atheles.org/agone, intitulé « De l’intérêt de lire Jünger et ses afficionades ») qui montre clairement comment Jünger a réussi à euphémiser ses passions nationalistes et guerrières grâce à un discours littéraire de grand style, « aristocratique », qui agit sur le lecteur comme une drogue destinée surtout à lui faire perdre et engourdir sa raison pour mieux lui injecter, sans résistance, le poison de l’idéologie de l’auteur. Voici un extrait qui illustre cette analyse:
    « La procédure qui consiste à « oublier » ou à secondariser un contenu déplaisant pour promouvoir ce qui serait acceptable est méthodologiquement injustifiable. Bien entendu, chacun est libre de chercher dans le menu Jünger les plats qui lui plaisent. Chacun est libre aussi d’y projeter son désir : c’est d’ailleurs ce que fait Gracq. Chacun est libre aussi d’y trouver des éléments exploitables. Ce qui pose problème, c’est de donner un goût pour une vérité universelle ; et c’est que la promotion des éléments exploitables s’effectue par soustraction arbitraire du reste. La lecture hémiplégique de Jünger est (au mieux) une abdication devant l’effort intellectuel d’analyse. Par exemple, Le Travailleur est l’aboutissement de douze années pendant lesquelles Jünger a déployé une activité intense d’auteur, de publiciste et d’essayiste, et la distinction entre l’écrivain et le publiciste est donc en ce cas nulle et non avenue. Le Travailleur m’impose en outre d’articuler et de hiérarchiser ce qui est politique et ce qui relève d’une phénoménologie de la modernité, et non de séparer ces aspects. La description de la modernité comme mobilisation totale de la technique par la Figure du Travailleur n’est pas séparable de la fin poursuivie, la Domination et du combat néo-nationaliste. Le Travailleur conjugue étroitement un versant polémique (contre le libéralisme et le marxisme), un versant descriptif (la modernité technique) et un versant programmatique (la construction du nouvel État néo-nationaliste, celui qui saura reprendre la guerre provisoirement perdue). Et ce n’est qu’après-coup, par un coup de force, qu’on inscrit ce texte dans la haute spéculation philosophique (haute spéculation dont, on le sait maintenant, l’ami Heidegger au demeurant se moquait, même s’il lui est arrivé, comme Recteur nazi de l’Université de Freiburg, d’utiliser politiquement et publiquement le texte de Jünger). La promotion du Travailleur en texte philosophique « autonome » participe donc, chez Jünger et ses thuriféraires, du déminage idéologique dans son intention, mais elle est en outre, dans tous les cas, le résultat d’une procédure dépourvue de toute pertinence méthodologique. »
    Jünger n’est pas le seul artiste es déminage idéologique!
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 24/11/2006 à 16:29 | Répondre | Modifier
  2. Bonjour Monsieur Schildy,

    J’ai trouvé une autre façon de définir le dispositif heidegerrien et d’en apprécier sa dangerosité: c’est le manque d’humour. Voici comment Simon Critchley (http:ciph.org.pdf), dans un article intitulé « De l’humour », décrit la pose heideggerienne:
    « Suivant une logique argumentative qui remonte, curieusement mais sans doute
    possible, à l’analyse de la tragédie donnée par Schelling en 1803, c’est à travers
    un rapport anticipatoire à sa mort que le Dasein peut assumer librement sa
    nécessité, et, de cette manière, achever ou atteindre l’union individuelle de la
    liberté et la nécessité. Le nom pour cette union est bien le destin. Pour Schelling,
    une telle union constitue l’essence même de la tragédie et l’expérience
    fondamentale du héros tragique, que ce soit le roi Oedipe, ou King Lear. De
    plus, cette liberté destinale qui est la constitution même de l’historicité
    individuelle est aussi la condition de possibilité pour ein Mitgeschehen, une
    occurrence historiale collective, et pour la détermination destinale (als Geschick)
    de la communauté du peuple (die Gemeinschaft des Volkes). Bien sûr, il y a
    seulement un tout petit pas du paragraphe 74 de Sein und Zeit à la
    mécompréhension totale du rapport entre la philosophie et la politique telle
    qu’elle fut donnée par Heidegger quelques années plus tard, n’est-ce pas ?
    En tant que tel, le Dasein authentiquement historial peut choisir son héros (dass
    das Dasein sich seinen Helden wählt); c’est-à-dire, le Dasein peut se choisir
    comme un héros tragique, un être libre et destinal qui se tend et s’offre dans le
    néant de la mort, ou bien choisir das Man et retomber dans la chute de
    l’inauthenticité. »
    Et M. Critchley de définir l’humour de la façon suivante:
    « Finalement, ce qui nous fait rire, c’est bien le fait même d’avoir un corps, un
    fait, une facticité qui me met constamment en question, dans la maladie par
    exemple, dans la souffrance ou même dans une simple allergie. À mon avis, la
    situation se laisse décrire de la manière suivante : une personne peut se détacher
    de soi-même, se désintéresser de soi-même en adoptant l’attitude contemplative
    de la philosophie. Ainsi, c’est précisément cette attitude philosophique de
    détachement qui est la condition de possibilité du comique, c’est-à-dire du
    moment où le corps revient et prend le pas sur l’âme. »
    Mais, comme Anders l’a judicieusement remarqué, le Dasein heideggerien n’a pas de corps. Il fait, si je puis dire, corps uniquement avec son âme, ce qui l’empêche de rire. D’où ma conclusion : le manque d’humour de Heidegger, et donc son manque de philosophie, l’a empêché de voir ce qu’il y avait de grossièrement ridicule dans le national-socialisme. C’est une forme de Dummheit! Il convient donc de sauver par l’humour la philosophie contre ceux qui veulent la détruire. Ce n’est pas l’être que nous ne devons pas oublier, mais le fait que nous avons un corps, miroir parfait de notre finitude!
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 25/11/2006 à 18:15 | Répondre | Modifier
  3. Bonjour à tous,

    J’ai trouvé sur le blog de Cercamon (http:cercamon.wordpress.com/2006/09/10/leo-strauss-sur-heidegger) un extrait d’une lettre adressée par Leo Strauss à G.Sholem (7 juillet 1973) plein d’intelligence et de drôlerie:
    « De temps à autre, je feuillette aussi Heidegger. Après de longues années, j’ai compris ce qui était faux chez lui: une intellignece phénoménale qui repose sur une âme kitsch; je peux le démontrer. Lorsque j’ai lu un propos de lui de l’année 1934 où il se caractérise « comme un paysan de la Forêt Noire » s’est éveillée en moi-oui en moi!-le désir d’être un intellectuel ou de le devenir ».
    C’est bien ce côté « toc » de l’écriture de Heidegger qui m’empêche aussi de pouvoir le lire autrement que comme un histrion de la philosophie.
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 26/11/2006 à 12:35 | Répondre | Modifier
  4. Le problème de la corporéité a été reconnu par Heidegger comme étant l’un des plus durs auquel soit confronté la philosophie. Mais il serait quelque peu éxagéré d’affirmer tout de go qu’il l’aurait éludé. Il est traité notamment dans le tome XXVI de la Gesamtausgabe comme un problème de premier plan, tout comme dans le cours de 1935 « La volonté de puissance en tant qu’art », où il développe une approche intéressante de « corporéisation » par les tonalités fondamentales, à travers sa lecture de la conception nietzschéenne de l’ivresse.

  5. Bonjour à tous,

    Je vous signale la parution, chez Gallimard (2006), d’un remarquable ouvrage du professeur américain de géographie et de biologie, Jared Diamond, intitulé: « Effondrement: comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie ». Il s’agit d’une réelle analyse causale de l’histoire de la disparition de civilisations anciennes comme celle des Mayas, des habitants de l’île de Pâques, des Vikings (épuisement des ressources environnementales, démographie incontrôlée, conservatisme des « élites »…). L’auteur porte évidemment aussi un regard aigu sur les menaces qui pèsent sur l’avenir de notre espèce. Ce qui est autrement plus éclairant que les élucubrations conservatrices d’un Spengler, d’un Jünger ou d’un Heidegger, c’est de voir qu’aux yeux de Jared Diamond, la disparition d’une civilisation n’a rien de fatal, car il donne des exemples qui montrent que certaines se sont sauvées en prenant conscience des menaces et en modifiant leurs habitudes. Loin de tourner le dos à la science, ce sont des avancées scientifiques qui nous permettront de conjurer certains désastres. Bref, il vaut mieux compter sur notre raison et notre courage, plutôt que de se contenter de lire Hölderlin et d’attendre le retour … d’un dieu!
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 28/11/2006 à 12:45 | Répondre | Modifier
  6. Bonjour à tous,

    Voici un extrait d’un article de Montebello, « Heidegger et l’absence de monde » (http://w3.univ-tlse2.fr) qui m’éclaire sur l’aversion que j’éprouve à lire Heidegger:
    « De là la formule récurrente qui signe la philosophie de
    Heidegger : « ce n’est pas… mais c’est l’inverse ». Nous avons vu que ce
    n’est pas le logos qui rend l’homme possible mais l’inverse, l’essence du
    Dasein rend le logos possible. Il en va de même pour toutes les
    déterminations naturelles, biologiques, historiques…. Elles sont
    soustraites au monde pour être ontologisées dans le Dasein.
    Premièrement le monde lui-même, puisque ce n’est pas le Dasein qui est
    dans le monde mais le monde qui est dans l’être-au-monde du Dasein
    comme structure ontologico-existential du Dasein, « a priori de la
    mondanéité en général ». Ensuite la vie, ce n’est pas parce que le
    Dasein a de organes sensoriels qu’il relève de la finitude, mais c’est
    l’inverse, c’est parce que son existence est finitude qu’il y a sensibilité et
    réception. Ce n’est pas parce que le Dasein a une psyché qu’il a des
    affects, c’est l’inverse, c’est parce que le Dasein est jeté dans un rapport
    au monde que les affects sont ses modalités. Entre parenthèses, la
    sensibilité et les affects ne relèvent ni de la biologie, ni de la
    psychologie, ne cesse de répéter Heidegger, ajoutant que la théorie des
    affects n’a fait aucun progrès depuis la Rhétorique Aristote, ni non plus
    d’ailleurs la psychologie ou mêmes la biologie, tant elles restent souvent
    incapables de poser les problèmes dans leurs dimensions véritables ?
    Ce n’est parce que le Dasein est inséré en ce monde par son corps qu’il a
    rapport à l’espace mais c’est l’inverse, c’est la spatialité existentiale du
    Dasein du Sorge qui confère une spatialité au corps et au réel, « c’est le
    Dasein qui est spatial ».Enfin, et plus fondamentalement, le temps et
    l’histoire : ce n’est pas le Dasein qui est dans le temps du monde mais
    c’est la temporalité ekstatique qui constitue le Dasein, c’est sa
    temporalité qui précède l’intratemporel des processus naturels. Enfin, le
    dasein n’est pas dans l’histoire, il ne subit pas circonstances, passé et
    événements, c’est l’inverse, il est « historial dans son être », résolution
    par laquelle il assume son avenir dans la répétition des possibilités ayant été,
    son destin précède l’intra-historique de l’histoire du monde. »
    Présenter l’être du Dasein comme un originaire absolu, non plus transcendental, mais transcendant, autistique en somme, révèle, à mes yeux, une étrange subjectivité, qui conçoit les autres et le monde comme foncièrement étrangers à soi. Or, ce que la biologie révèle, au contraire, et Hans Jonas (cf « Le phénomène de la vie ») y a été très sensible, c’est une adaptation préformée des organismes à leur environnement. Non seulement le monde et les autres ne nous sont pas étrangers, a priori, mais pré-compris au contraire. Le refus de Heidegger de faire de son Dasein un être empathique (le concept d’empathie a été introduit par Husserl dans sa phénoménologie) est un symptôme très inquiétant, à mes yeux, de l’ontologie heideggerienne. Je comprends mieux, à présent, pourquoi la remarque de Leo Strauss que j’ai citée l’autre jour, m’avait tellement plu, dans laquelle il écrivait qu’il comprenait que ce qui était « faux chez lui » (Heidegger), c’était « une intelligence phénoménale qui reposait sur une âme kitsch ». J’ai oublié le nom de la personne qui avait remarqué un jour « la dureté » du style de SùZ. J’ajouterai aussi l’usage invraisemblable par Heidegger des termes d’essence, à commencer par celui d’être! Anders aussi a bien montré que, contrairement à ce que Heidegger prétendait, son oeuvre n’a pas, en fait, beaucoup de concrétude, je dirai elle n’a pas de corps, d’où mon sentiment pénible d’une oeuvre lointaine, distante, où tout ce qui est communément admis par les hommes est nié, inversé, comme l’écrit Montebello, parce qu’inauthentique, et remplacé par du singulier, du recherché, du particulier, du rare, du distingué. Lasciate ogni speranza voi qu’entrate!
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 29/11/2006 à 16:20 | Répondre | Modifier
  7. Bonsoir M. Skildy,
    Voici un extrait d’une conférence donnée par Jean Grondin lors des « Journées Dominique Janicaud » (12-13 Septembre 2002) (trouvée sur le site de Jean Grondin): il me semble que D.Janicaud avait perçu un des aspects les plus suspects de la pensée Heidegger, à savoir son extrémisme. Son désastreux engagement politique, mais aussi sa critique radicale du monde moderne et son appel au dieu salvateur ne sont-ils pas l’expression d’une position métaphysique non assumée? C’est ce que Janicaud semblait avoir pensé dans ses dernières oeuvres si l’on croit J. Grondin:
    « Destin à méditer donc, qui doit faire son deuil des tournants trop
    commodes et des procès intentés à la seule métaphysique, car cette nouvelle
    pensée du partage éprouve le plus grand respect pour l’inquiétude
    métaphysique, dont les derniers essais de Dominique, « Aristote aux Champs-Élysées »
    et « Les bonheurs de Sophie », sont de si vibrants témoignages. Il y a
    assurément dans la métaphysique une volonté de domination, mais il ne
    faudrait pas oublier son sens des questions ultimes et radicales, qu’il serait
    fatal de vouloir canaliser dans le sens d’une pensée unique : « Pourquoi
    résorber le vif de ces questions dans la massivité d’un sens destinal unique et
    exclusif? » La métaphysique n’a-t-elle toujours parlé que d’une seule voix tout
    au long de son histoire? Peut-on sérieusement soutenir que les grands penseurs
    de la métaphysique – Platon, Aristote, Plotin, Augustin, Avicenne, Duns Scot,
    Thomas d’Aquin, Suarez, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Fichte, Schelling
    et Hegel – n’ont tous été que des « ontothéologues » et des techniciens de
    l’étant? Heidegger ne procède-t-il pas à une réduction, elle-même technique,
    de notre tradition de pensée à l’aide de son concept réducteur de
    métaphysique? On sait que Heidegger a vu dans l’ère de la technique un
    mouvement d’arraisonnement (Gestell) de l’étant dans son ensemble. Mais ce
    concept de la métaphysique comme d’un arraisonnement ne constitue-t-il pas
    un singulier arraisonnement de la métaphysique elle-même, qui se rend sourd
    aux paroles de la métaphysique?
    Heidegger indiquait-il une voie responsable en misant exclusivement
    sur une nouveau commencement et un « saut » dans une autre pensée? Cette
    pensée du saut et de l’autre commencement ne restait-elle pas secrètement
    technique dans sa surdité vis-à-vis de la tradition et son impatiente volonté
    d’en finir avec la métaphysique? »
    Ce que vous appelez « le dispositif Heidegger » n’est-il pas celui d’un radicalisme irrationnel, d’une sourde volonté de puissance, d’un suspect oubli de la finitude humaine promise à un « avenir messianique » plutôt problématique? Bref, d’un déni de philosophie?
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 04/12/2006 à 19:59 | Répondre | Modifier
  8. Je serais plutôt d’accord avec ces analyses, mais par contre je ne pense pas que la source de la pensée heideggérienne de la mort soit un rapport quelconque avec Schelling. Il n’est pas cité dans SuZ à ce que je crois, mais par contre Scheler oui. En ce sens je pense que le renvoi que fait Losurdo (oui, celui que je viens de vous conseiller dans un précédent commenraire) à « l’idéologie de la guerre » et à son culte du sacrifice est plus convaincant.
    Salut René !
    Mourat

    Rédigé par : Mourat Türken | le 06/12/2006 à 19:58 | Répondre | Modifier
  9. Bonjour Mourat,

    L’hypothèse de Losurdo est intéressante. Dans les années après la défaire de 14-18 régnait en Allemagne un drôle de climat, fait de frustration, de désespoir, de révolte et de désir de revanche, bref une sorte d’hystérie collective, surtout dans la jeunesse, qui s’accompagnait de rêves de sacrifice pour la patrie meurtrie, de sang versé, de combat, d’héroïsme. Bref, un romantisme germanique assez nauséabond. Que Heidegger avec d’autres ait nourri ces sentiments, c’est possible. Mais, je me méfie de ce gars, car il savait prendre des poses, et en changer au gré des événements et de ses intérêts. Il se disait catholique aussi longtemps que l’église lui payait ses études, puis il s’est dit théologien protestant dans les années 20 à Marbourg, puis il devint pour un temps phénoménologue, avec Husserl, qu’il lâcha quand il n’avait plus besoin de lui. Puis, il a rallié les nazis, mais déçu par leur accueil, il adopta un position en retrait, en attente opportuniste. Enfin, après la guerre, le voilà dans la pose anti-technique, berger de l’être, sage contemplatif dans sa Hütte! Et, avec ça, il menait une vie paisible de fonctionnaire d’état. Beaucoup de littérature, pas de la meilleure, pour peu d’engagement réel. Je trouve ce personnage plutôt loufoque, je l’avoue.
    Cordialement
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 08/12/2006 à 11:17 | Répondre | Modifier
  10. Bonsoir à tous,
    Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous la lecture de cet extrait du livre de Schopenhauer: « Contre la philosophie universitaire » (Petite Bibiothèque, 1994, pp. 91-92):
    « Ce qui rend si pauvre d’idées, et par conséquent si mortellement ennuyeux, le gribouillage de nos philosophastres, c’est évidemment en dernière analyse, la pauvreté de leur esprit, et avant tout le fait qu’ils exposent habituellement des idées abstraites générales et excessivement larges qui revêtent nécessairement, dans la plupart des cas, une expression indéterminée, hésitante, amortie. Mais ils sont contraints à cette marche acrobatique parce qu’ils doivent se garder de toucher la terre, où, rencontrant le réel, le déterminé, le détail et la clarté, ils se heurteraient à des écueils dangereux, qui mettraient en danger leur trois-mâts avec sa cargaison de mots. Au lieu de diriger vigoureusement et sans écarts leur sens et leur intelligence vers le monde visible, comme la chose vraiment donnée, non falsifiée et non exposée en elle-même à l’erreur, grâce à laquelle nous pouvons en conséquence pénétrer dans l’essence des choses, ils ne connaissent que les plus hautes abstractions, telles que être, essence, devenir, absolu, infini etc. Ils partent a priori de celles-ci et bâtissent sur elles des sytèmes dont le fond n’aboutit en réalité qu’à des mots, qui ne sont à vrai dire que des bulles de savon; on peut jouer un instant avec elles, mais, dès qu’elles atteignent le sol de la réalité, elles crèvent…L’innocente jeunesse se rend à l’Université pleine d’une confiance naïve, elle se rend donc là, prête à apprendre, à croire, à adorer. Si maintenant on lui présente, sous le nom de philosophie, un amas d’idées à rebours, une doctrine de l’identité de l’être et du non-être, un assemblage de mots qui empêche tout cerveau sain de penser…alors l’innocente jeunesse dépourvue de jugement sera pleine de respect pour un pareil fatras, s’imaginera que la philosophie consiste en un abracadabra de ce genre, et elle s’en ira avec un cerveau paralysé où les mots désormais passeront pour des idées. »
    Qu’aurait-il dit du berger de l’Aître (Seyn) ? On ne le saura jamais, et pour cause, mais on peut toujours jouer à le deviner…
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 10/12/2006 à 00:19 | Répondre | Modifier
  11. Bonsoir à tous,
    Voici un extrait d’une lettre de Heidegger à son amie, E. Blochmann (18/12/1929) que cite S. Domeracki sur son site.
    « …Car la vérité de notre Dasein n’est pas chose simple. Conformément à elle, la sincérité avec soi-même à sa profondeur propre et ses multiples facettes. Elle ne consiste pas seulement en réflexions rationnelles qu’il n’y aurait plus qu’à appliquer. Il lui faut attendre son jour et son heure, celle où nous tenons le Dasein en entier. C’est alors que nous éprouvons qu’en tout ce qui lui est essentiel notre coeur doit se tenir ouvert pour la grâce. Dieu- ou comme vous voudrez dire- appelle chacun d’une voix différente… Le passé du Dasein humain dans les fastes de la grandeur n’est pas rien, mais ce vers quoi nous n’avons de cesse de faire retour; pour peu que notre croissance s’accomplisse en profondeur, ce retour n’est pas toutefois la simple reprise de ce qui a été, il est métamorphose…
    C’est pourquoi nous ne pouvons qu’avoir en exécration le catholisme actuel et tout ce qui lui ressemble, et non moins le protestantisme…
    … C’est ce qui suffit à montrer la position que vous avez adoptée à l’égard des complies, lesquelles ne pouvaient que vous apporter davantage que l’office. Que l’être humain chaque jour s’enfonce pas à pas dans la nuit, c’est là pour l’homme d’aujourd’hui, en mettant les choses au mieux, une banalité. Car de la nuit il fait communément le jour, à la façon dont il entend le jour, comme pousuite d’un affairement et d’un étourdissement. Dans les complies se fait encore sentir l’originelle puissance mythique et métaphysique de la Nuit, telle qu’il nous faut n’avoir de cesse de la percer afin d’exister véritablement. Car le Bien n’est tel que gagné sur le Mal.
    Les hommes d’aujourd’hui déploient des trésors d’ingéniosité dans l’organisation méticuleuse de toutes choses, mais ils ne sont plus à la hauteur du recueillement qui accueille la Nuit.
    Nous donnons l’apparence d’être consistants et performants lorsque nous sommes pris dans le « mouvement » de tout ce qui « bouge » -mais que viennent repos et loisir, et nous ne savons plus par quel bout nous prendre. »
    A cet extrait, je fais suivre un passage du livre de J. Patocka, « Essais hérétiques »:
    « Le dépassement du quotidien prend la forme du salut de l’âme qui s’est conquise dans la métamorphose morale face à la mort et à la mort éternelle, de l’âme qui vit dans les alternatives d’angoisse et d’espoir…Tout cela implique l’idée que l’âme est d’une nature tout à fait incommensurable avec l’étant chosique. » (p. 140, éd. Verdier, 1990). Patocka oppose dans ce passage la conception platonique de l’âme à celle du christianisme.
    Je cite le texte de Patocka pour accentuer encore un peu plus ce qui est si étonnant, à mes yeux, dans la lettre de Heidegger, à savoir son mysticisme chrétien. « Ame, Dieu, grâce, nuit, métamorphose », toutes ces idoles comme dirait Nietzsche de sublimation de la condition humaine. On se demande d’ailleurs à quoi il pense quand il écrit « le passé du Dasein humain dans les fastes de la grandeur n’est pas rien… », quel passé, quelle époque, où? Pour moi, j’ai l’impression, en lisant cette homélie, de baigner dans une atmosphère onirique, un peu comme si on essayait de me soumettre à une séance de lévitation. Quand on pense qu’il a écrit ce texte trois ans avant d’aller faire son prêche à l’université de Fribourg, avec l’espoir de devenir l’Abraham a Sancta Clara du chancelier Adolph… Mais le Führer n’avait pas besoin d’un autre Führer, il était auto-suffisant… en fanatisme! La nef des fous de Sébastian a fait naufrage et le rêve de Martin est tombé à l’eau. Pauvre Martin, pauvre fou. Voilà ce qui arrive quand on fait le pied de nez à la raison.
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 10/12/2006 à 22:19 | Répondre | Modifier
  12. Bonjour à tous,

    Voici un extrait d’un commentaire de Koffi, trouvé sur le net (http://feeds.feedburner/Atelier ClementRosset):
    « Clément Rosset subit aux yeux des gens du sérieux l’ostracisme tacite qui avilit de son opprobre indigné le renom des esprits réputés légers. Pour me répéter, Rosset a montré à quel point Nietzsche n’était considéré comme philosophe que dans la mesure où il n’avait rien pensé, (l’autre alternative à la reconnaissance étant d’en faire un métaphysicien, tel l’entreprise de Heidegger, dont on contestera moins la profondeur que la malhonnêteté). Soyons honnête justement : Rosset n’a même pas droit à ce traitement, le « dénigrement-tartuffe », qui, après tout, recèle, au moins en creux, la marque de la reconnaissance tacite. Il subit la même éviction que connurent des auteurs ou compositeurs comme Feydeau ou Offenbach : trop drôles pour être profond, en somme. Trop superficiels pour mériter la mention, même furtive ? »

    Rédigé par : Misslin René | le 11/12/2006 à 14:42 | Répondre | Modifier
  13. Bonjour

    j’ai attentivement lu les oeuvres de Heidegger et je n’ai rien trouvé de nazi, au contraire. Je suis donc très surpris de voir autant de réactions négatives à son égard.
    Je connais beaucoup de gens « heideggeriens » (Fédier, Guest etc.) qui en même temps tiennent sur les nazis des propos bien plus violents que ceux que j’ai pu lire ici.
    La famille de G.Guest a été partiellement exterminée par les nazis. Et quant à F.Fédier c’est quelqu’un qui voue une haine sans nom au nazisme. Je l’ai entendu dire des choses terribles à ce propos. Il n’a pas non plus de mots assez durs pour qualifier le ridicule dans lequel Heidegger est tombé en 33.
    Cela n’empêche pas ces gens moins suspects que quiconque de nazisme d’étudier Heidegger avec la plus grande attention parce qu’ils n’y ont rien vu de sédicieux.
    Je ne vois donc pas bien le sens de tout ceci.

    bien à vous
    joseph

    _____________________

    Réponse phiblogZophique :

    Ce sont là des arguments bien faibles, pour ne pas dire inopérants. Ils s’adossent sur une tradition de réception. Pourquoi ne pas parler de cet ancien élève de Heidegger, Günther Anders, qui a trés tôt, dés 1948, dénoncé les affinitiés d’ Etre et Temps avec l’hitlérisme et qui doit l’originalité de sa propre oeuvre à la distance prise avec son « maître »?

    Que vous ne trouviez rien de nazi chez Heidegger ne prouve rien.

    Et puis personne n’est obligé de vous croire.

    Rédigé par : joseph | le 09/05/2007 à 00:35 | Répondre | Modifier
  14. Je ne prétend apporter de preuves. Il se trouve que les « heideggeriens »
    qui se font traités de nazis sont pourtant plus anti-nazis que vous et moi ne le seront jamais.
    Et en effet personne n’est « obligé » de me croire.

    Je peux citer G;Guest:

    « Je suis non seulement professeur de philosophie, j’essaie d’être un peu philosophe et il se trouve que ma famille a payé un très lourd tribut au nazisme, en tant que victime, en tant que combattant, en tant que résistant, et que j’ai été élevé dans cet esprit et dans cette éducation. Et par conséquent, je trouve intolérable à l’égard des victimes des camps de concentration et des camps d’extermination nazis, chambres à gaz y compris, je trouve inacceptable qu’on instrumentalise cette cause de manière à en faire la conclusion de l’ouvrage d’Emmanuel Faye pour accuser Heidegger de nihilisme ontologique alors que dans les deux textes pris ainsi à parti des conférences de Brême, Heidegger bel et bien critique et stigmatise l’anéantissement des êtres humains dans des chambres à gaz et des camps d’extermination, la liquidation qui en a été faite comme de bêtes à l’abattoir, et que bien loin de nier que les victimes ne soient réellement mortes, comme le conclue impudemment le livre d’Emmanuel Faye, permettez moi un peu d’humeur sur ce point (élevant la voix), Heidegger dit bel et bien, je tiens les textes à votre disposition, et d’ailleurs Emmanuel Faye les cite tout en commentant l’inverse de ce que disent ces textes aussitôt et sans protocole d’interprétation. Dans ces textes, on dit bel et bien que les victimes en masse des camps de concentration et d’extermination (et non pas simplement d’anéantissement mais d’extermination bel et bien, c’est le sens du mot allemand Vernichtungslagern) donc les victimes en masse des camps d’extermination nazis ont bel et bien été exterminées deux fois, exterminés physiquement, et de plus, leur propre mort leur a été dérobée. Il ne leur a pas été donné de mourir en êtres humains. »

    (extrait d’un débat avec E.Faye sur http://www.appep.net/debatheidegg.pdf )

    ____________________________

    Réponse du phiblogZophe :

    On peut appeler cela du Heideguest!

    .

    Que voulez-vous que j’y fasse si Guest fait « son » Heidegger.

    Heidegger est un  nazi tout simplement particulièrement malin.

    Qui dit que ce qu’il raconte sur l’extermination… n’est pas une manière de s’en féliciter!

    Voir par exemple ma note sur Sérénité.

    Rédigé par : joseph | le 09/05/2007 à 10:24 | Répondre | Modifier

14 commentaires

  1. Bonjour Monsieur Skildy,
    ¨Permettez-moi de vous signaler un article de Michel Vanoosthuyse (www.atheles.org/agone, intitulé « De l’intérêt de lire Jünger et ses afficionades ») qui montre clairement comment Jünger a réussi à euphémiser ses passions nationalistes et guerrières grâce à un discours littéraire de grand style, « aristocratique », qui agit sur le lecteur comme une drogue destinée surtout à lui faire perdre et engourdir sa raison pour mieux lui injecter, sans résistance, le poison de l’idéologie de l’auteur. Voici un extrait qui illustre cette analyse:
    « La procédure qui consiste à « oublier » ou à secondariser un contenu déplaisant pour promouvoir ce qui serait acceptable est méthodologiquement injustifiable. Bien entendu, chacun est libre de chercher dans le menu Jünger les plats qui lui plaisent. Chacun est libre aussi d’y projeter son désir : c’est d’ailleurs ce que fait Gracq. Chacun est libre aussi d’y trouver des éléments exploitables. Ce qui pose problème, c’est de donner un goût pour une vérité universelle ; et c’est que la promotion des éléments exploitables s’effectue par soustraction arbitraire du reste. La lecture hémiplégique de Jünger est (au mieux) une abdication devant l’effort intellectuel d’analyse. Par exemple, Le Travailleur est l’aboutissement de douze années pendant lesquelles Jünger a déployé une activité intense d’auteur, de publiciste et d’essayiste, et la distinction entre l’écrivain et le publiciste est donc en ce cas nulle et non avenue. Le Travailleur m’impose en outre d’articuler et de hiérarchiser ce qui est politique et ce qui relève d’une phénoménologie de la modernité, et non de séparer ces aspects. La description de la modernité comme mobilisation totale de la technique par la Figure du Travailleur n’est pas séparable de la fin poursuivie, la Domination et du combat néo-nationaliste. Le Travailleur conjugue étroitement un versant polémique (contre le libéralisme et le marxisme), un versant descriptif (la modernité technique) et un versant programmatique (la construction du nouvel État néo-nationaliste, celui qui saura reprendre la guerre provisoirement perdue). Et ce n’est qu’après-coup, par un coup de force, qu’on inscrit ce texte dans la haute spéculation philosophique (haute spéculation dont, on le sait maintenant, l’ami Heidegger au demeurant se moquait, même s’il lui est arrivé, comme Recteur nazi de l’Université de Freiburg, d’utiliser politiquement et publiquement le texte de Jünger). La promotion du Travailleur en texte philosophique « autonome » participe donc, chez Jünger et ses thuriféraires, du déminage idéologique dans son intention, mais elle est en outre, dans tous les cas, le résultat d’une procédure dépourvue de toute pertinence méthodologique. »
    Jünger n’est pas le seul artiste es déminage idéologique!
    R. Misslin

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  2. Bonjour Monsieur Schildy,

    J’ai trouvé une autre façon de définir le dispositif heidegerrien et d’en apprécier sa dangerosité: c’est le manque d’humour. Voici comment Simon Critchley (http:ciph.org.pdf), dans un article intitulé « De l’humour », décrit la pose heideggerienne:
    « Suivant une logique argumentative qui remonte, curieusement mais sans doute
    possible, à l’analyse de la tragédie donnée par Schelling en 1803, c’est à travers
    un rapport anticipatoire à sa mort que le Dasein peut assumer librement sa
    nécessité, et, de cette manière, achever ou atteindre l’union individuelle de la
    liberté et la nécessité. Le nom pour cette union est bien le destin. Pour Schelling,
    une telle union constitue l’essence même de la tragédie et l’expérience
    fondamentale du héros tragique, que ce soit le roi Oedipe, ou King Lear. De
    plus, cette liberté destinale qui est la constitution même de l’historicité
    individuelle est aussi la condition de possibilité pour ein Mitgeschehen, une
    occurrence historiale collective, et pour la détermination destinale (als Geschick)
    de la communauté du peuple (die Gemeinschaft des Volkes). Bien sûr, il y a
    seulement un tout petit pas du paragraphe 74 de Sein und Zeit à la
    mécompréhension totale du rapport entre la philosophie et la politique telle
    qu’elle fut donnée par Heidegger quelques années plus tard, n’est-ce pas ?
    En tant que tel, le Dasein authentiquement historial peut choisir son héros (dass
    das Dasein sich seinen Helden wählt); c’est-à-dire, le Dasein peut se choisir
    comme un héros tragique, un être libre et destinal qui se tend et s’offre dans le
    néant de la mort, ou bien choisir das Man et retomber dans la chute de
    l’inauthenticité. »
    Et M. Critchley de définir l’humour de la façon suivante:
    « Finalement, ce qui nous fait rire, c’est bien le fait même d’avoir un corps, un
    fait, une facticité qui me met constamment en question, dans la maladie par
    exemple, dans la souffrance ou même dans une simple allergie. À mon avis, la
    situation se laisse décrire de la manière suivante : une personne peut se détacher
    de soi-même, se désintéresser de soi-même en adoptant l’attitude contemplative
    de la philosophie. Ainsi, c’est précisément cette attitude philosophique de
    détachement qui est la condition de possibilité du comique, c’est-à-dire du
    moment où le corps revient et prend le pas sur l’âme. »
    Mais, comme Anders l’a judicieusement remarqué, le Dasein heideggerien n’a pas de corps. Il fait, si je puis dire, corps uniquement avec son âme, ce qui l’empêche de rire. D’où ma conclusion : le manque d’humour de Heidegger, et donc son manque de philosophie, l’a empêché de voir ce qu’il y avait de grossièrement ridicule dans le national-socialisme. C’est une forme de Dummheit! Il convient donc de sauver par l’humour la philosophie contre ceux qui veulent la détruire. Ce n’est pas l’être que nous ne devons pas oublier, mais le fait que nous avons un corps, miroir parfait de notre finitude!
    R. Misslin

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  3. Bonjour à tous,

    J’ai trouvé sur le blog de Cercamon (http:cercamon.wordpress.com/2006/09/10/leo-strauss-sur-heidegger) un extrait d’une lettre adressée par Leo Strauss à G.Sholem (7 juillet 1973) plein d’intelligence et de drôlerie:
    « De temps à autre, je feuillette aussi Heidegger. Après de longues années, j’ai compris ce qui était faux chez lui: une intellignece phénoménale qui repose sur une âme kitsch; je peux le démontrer. Lorsque j’ai lu un propos de lui de l’année 1934 où il se caractérise « comme un paysan de la Forêt Noire » s’est éveillée en moi-oui en moi!-le désir d’être un intellectuel ou de le devenir ».
    C’est bien ce côté « toc » de l’écriture de Heidegger qui m’empêche aussi de pouvoir le lire autrement que comme un histrion de la philosophie.
    R. Misslin

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  4. Le problème de la corporéité a été reconnu par Heidegger comme étant l’un des plus durs auquel soit confronté la philosophie. Mais il serait quelque peu éxagéré d’affirmer tout de go qu’il l’aurait éludé. Il est traité notamment dans le tome XXVI de la Gesamtausgabe comme un problème de premier plan, tout comme dans le cours de 1935 « La volonté de puissance en tant qu’art », où il développe une approche intéressante de « corporéisation » par les tonalités fondamentales, à travers sa lecture de la conception nietzschéenne de l’ivresse.

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  5. Bonjour à tous,

    Je vous signale la parution, chez Gallimard (2006), d’un remarquable ouvrage du professeur américain de géographie et de biologie, Jared Diamond, intitulé: « Effondrement: comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie ». Il s’agit d’une réelle analyse causale de l’histoire de la disparition de civilisations anciennes comme celle des Mayas, des habitants de l’île de Pâques, des Vikings (épuisement des ressources environnementales, démographie incontrôlée, conservatisme des « élites »…). L’auteur porte évidemment aussi un regard aigu sur les menaces qui pèsent sur l’avenir de notre espèce. Ce qui est autrement plus éclairant que les élucubrations conservatrices d’un Spengler, d’un Jünger ou d’un Heidegger, c’est de voir qu’aux yeux de Jared Diamond, la disparition d’une civilisation n’a rien de fatal, car il donne des exemples qui montrent que certaines se sont sauvées en prenant conscience des menaces et en modifiant leurs habitudes. Loin de tourner le dos à la science, ce sont des avancées scientifiques qui nous permettront de conjurer certains désastres. Bref, il vaut mieux compter sur notre raison et notre courage, plutôt que de se contenter de lire Hölderlin et d’attendre le retour … d’un dieu!
    R. Misslin

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  6. Bonjour à tous,

    Voici un extrait d’un article de Montebello, « Heidegger et l’absence de monde » (http://w3.univ-tlse2.fr) qui m’éclaire sur l’aversion que j’éprouve à lire Heidegger:
    « De là la formule récurrente qui signe la philosophie de
    Heidegger : « ce n’est pas… mais c’est l’inverse ». Nous avons vu que ce
    n’est pas le logos qui rend l’homme possible mais l’inverse, l’essence du
    Dasein rend le logos possible. Il en va de même pour toutes les
    déterminations naturelles, biologiques, historiques…. Elles sont
    soustraites au monde pour être ontologisées dans le Dasein.
    Premièrement le monde lui-même, puisque ce n’est pas le Dasein qui est
    dans le monde mais le monde qui est dans l’être-au-monde du Dasein
    comme structure ontologico-existential du Dasein, « a priori de la
    mondanéité en général ». Ensuite la vie, ce n’est pas parce que le
    Dasein a de organes sensoriels qu’il relève de la finitude, mais c’est
    l’inverse, c’est parce que son existence est finitude qu’il y a sensibilité et
    réception. Ce n’est pas parce que le Dasein a une psyché qu’il a des
    affects, c’est l’inverse, c’est parce que le Dasein est jeté dans un rapport
    au monde que les affects sont ses modalités. Entre parenthèses, la
    sensibilité et les affects ne relèvent ni de la biologie, ni de la
    psychologie, ne cesse de répéter Heidegger, ajoutant que la théorie des
    affects n’a fait aucun progrès depuis la Rhétorique Aristote, ni non plus
    d’ailleurs la psychologie ou mêmes la biologie, tant elles restent souvent
    incapables de poser les problèmes dans leurs dimensions véritables ?
    Ce n’est parce que le Dasein est inséré en ce monde par son corps qu’il a
    rapport à l’espace mais c’est l’inverse, c’est la spatialité existentiale du
    Dasein du Sorge qui confère une spatialité au corps et au réel, « c’est le
    Dasein qui est spatial ».Enfin, et plus fondamentalement, le temps et
    l’histoire : ce n’est pas le Dasein qui est dans le temps du monde mais
    c’est la temporalité ekstatique qui constitue le Dasein, c’est sa
    temporalité qui précède l’intratemporel des processus naturels. Enfin, le
    dasein n’est pas dans l’histoire, il ne subit pas circonstances, passé et
    événements, c’est l’inverse, il est « historial dans son être », résolution
    par laquelle il assume son avenir dans la répétition des possibilités ayant été,
    son destin précède l’intra-historique de l’histoire du monde. »
    Présenter l’être du Dasein comme un originaire absolu, non plus transcendental, mais transcendant, autistique en somme, révèle, à mes yeux, une étrange subjectivité, qui conçoit les autres et le monde comme foncièrement étrangers à soi. Or, ce que la biologie révèle, au contraire, et Hans Jonas (cf « Le phénomène de la vie ») y a été très sensible, c’est une adaptation préformée des organismes à leur environnement. Non seulement le monde et les autres ne nous sont pas étrangers, a priori, mais pré-compris au contraire. Le refus de Heidegger de faire de son Dasein un être empathique (le concept d’empathie a été introduit par Husserl dans sa phénoménologie) est un symptôme très inquiétant, à mes yeux, de l’ontologie heideggerienne. Je comprends mieux, à présent, pourquoi la remarque de Leo Strauss que j’ai citée l’autre jour, m’avait tellement plu, dans laquelle il écrivait qu’il comprenait que ce qui était « faux chez lui » (Heidegger), c’était « une intelligence phénoménale qui reposait sur une âme kitsch ». J’ai oublié le nom de la personne qui avait remarqué un jour « la dureté » du style de SùZ. J’ajouterai aussi l’usage invraisemblable par Heidegger des termes d’essence, à commencer par celui d’être! Anders aussi a bien montré que, contrairement à ce que Heidegger prétendait, son oeuvre n’a pas, en fait, beaucoup de concrétude, je dirai elle n’a pas de corps, d’où mon sentiment pénible d’une oeuvre lointaine, distante, où tout ce qui est communément admis par les hommes est nié, inversé, comme l’écrit Montebello, parce qu’inauthentique, et remplacé par du singulier, du recherché, du particulier, du rare, du distingué. Lasciate ogni speranza voi qu’entrate!
    R. Misslin

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  7. Bonsoir M. Skildy,
    Voici un extrait d’une conférence donnée par Jean Grondin lors des « Journées Dominique Janicaud » (12-13 Septembre 2002) (trouvée sur le site de Jean Grondin): il me semble que D.Janicaud avait perçu un des aspects les plus suspects de la pensée Heidegger, à savoir son extrémisme. Son désastreux engagement politique, mais aussi sa critique radicale du monde moderne et son appel au dieu salvateur ne sont-ils pas l’expression d’une position métaphysique non assumée? C’est ce que Janicaud semblait avoir pensé dans ses dernières oeuvres si l’on croit J. Grondin:
    « Destin à méditer donc, qui doit faire son deuil des tournants trop
    commodes et des procès intentés à la seule métaphysique, car cette nouvelle
    pensée du partage éprouve le plus grand respect pour l’inquiétude
    métaphysique, dont les derniers essais de Dominique, « Aristote aux Champs-Élysées »
    et « Les bonheurs de Sophie », sont de si vibrants témoignages. Il y a
    assurément dans la métaphysique une volonté de domination, mais il ne
    faudrait pas oublier son sens des questions ultimes et radicales, qu’il serait
    fatal de vouloir canaliser dans le sens d’une pensée unique : « Pourquoi
    résorber le vif de ces questions dans la massivité d’un sens destinal unique et
    exclusif? » La métaphysique n’a-t-elle toujours parlé que d’une seule voix tout
    au long de son histoire? Peut-on sérieusement soutenir que les grands penseurs
    de la métaphysique – Platon, Aristote, Plotin, Augustin, Avicenne, Duns Scot,
    Thomas d’Aquin, Suarez, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Fichte, Schelling
    et Hegel – n’ont tous été que des « ontothéologues » et des techniciens de
    l’étant? Heidegger ne procède-t-il pas à une réduction, elle-même technique,
    de notre tradition de pensée à l’aide de son concept réducteur de
    métaphysique? On sait que Heidegger a vu dans l’ère de la technique un
    mouvement d’arraisonnement (Gestell) de l’étant dans son ensemble. Mais ce
    concept de la métaphysique comme d’un arraisonnement ne constitue-t-il pas
    un singulier arraisonnement de la métaphysique elle-même, qui se rend sourd
    aux paroles de la métaphysique?
    Heidegger indiquait-il une voie responsable en misant exclusivement
    sur une nouveau commencement et un « saut » dans une autre pensée? Cette
    pensée du saut et de l’autre commencement ne restait-elle pas secrètement
    technique dans sa surdité vis-à-vis de la tradition et son impatiente volonté
    d’en finir avec la métaphysique? »
    Ce que vous appelez « le dispositif Heidegger » n’est-il pas celui d’un radicalisme irrationnel, d’une sourde volonté de puissance, d’un suspect oubli de la finitude humaine promise à un « avenir messianique » plutôt problématique? Bref, d’un déni de philosophie?
    R. Misslin

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  8. Je serais plutôt d’accord avec ces analyses, mais par contre je ne pense pas que la source de la pensée heideggérienne de la mort soit un rapport quelconque avec Schelling. Il n’est pas cité dans SuZ à ce que je crois, mais par contre Scheler oui. En ce sens je pense que le renvoi que fait Losurdo (oui, celui que je viens de vous conseiller dans un précédent commenraire) à « l’idéologie de la guerre » et à son culte du sacrifice est plus convaincant.
    Salut René !
    Mourat

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  9. Bonjour Mourat,

    L’hypothèse de Losurdo est intéressante. Dans les années après la défaire de 14-18 régnait en Allemagne un drôle de climat, fait de frustration, de désespoir, de révolte et de désir de revanche, bref une sorte d’hystérie collective, surtout dans la jeunesse, qui s’accompagnait de rêves de sacrifice pour la patrie meurtrie, de sang versé, de combat, d’héroïsme. Bref, un romantisme germanique assez nauséabond. Que Heidegger avec d’autres ait nourri ces sentiments, c’est possible. Mais, je me méfie de ce gars, car il savait prendre des poses, et en changer au gré des événements et de ses intérêts. Il se disait catholique aussi longtemps que l’église lui payait ses études, puis il s’est dit théologien protestant dans les années 20 à Marbourg, puis il devint pour un temps phénoménologue, avec Husserl, qu’il lâcha quand il n’avait plus besoin de lui. Puis, il a rallié les nazis, mais déçu par leur accueil, il adopta un position en retrait, en attente opportuniste. Enfin, après la guerre, le voilà dans la pose anti-technique, berger de l’être, sage contemplatif dans sa Hütte! Et, avec ça, il menait une vie paisible de fonctionnaire d’état. Beaucoup de littérature, pas de la meilleure, pour peu d’engagement réel. Je trouve ce personnage plutôt loufoque, je l’avoue.
    Cordialement
    R. Misslin

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  10. Bonsoir à tous,
    Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous la lecture de cet extrait du livre de Schopenhauer: « Contre la philosophie universitaire » (Petite Bibiothèque, 1994, pp. 91-92):
    « Ce qui rend si pauvre d’idées, et par conséquent si mortellement ennuyeux, le gribouillage de nos philosophastres, c’est évidemment en dernière analyse, la pauvreté de leur esprit, et avant tout le fait qu’ils exposent habituellement des idées abstraites générales et excessivement larges qui revêtent nécessairement, dans la plupart des cas, une expression indéterminée, hésitante, amortie. Mais ils sont contraints à cette marche acrobatique parce qu’ils doivent se garder de toucher la terre, où, rencontrant le réel, le déterminé, le détail et la clarté, ils se heurteraient à des écueils dangereux, qui mettraient en danger leur trois-mâts avec sa cargaison de mots. Au lieu de diriger vigoureusement et sans écarts leur sens et leur intelligence vers le monde visible, comme la chose vraiment donnée, non falsifiée et non exposée en elle-même à l’erreur, grâce à laquelle nous pouvons en conséquence pénétrer dans l’essence des choses, ils ne connaissent que les plus hautes abstractions, telles que être, essence, devenir, absolu, infini etc. Ils partent a priori de celles-ci et bâtissent sur elles des sytèmes dont le fond n’aboutit en réalité qu’à des mots, qui ne sont à vrai dire que des bulles de savon; on peut jouer un instant avec elles, mais, dès qu’elles atteignent le sol de la réalité, elles crèvent…L’innocente jeunesse se rend à l’Université pleine d’une confiance naïve, elle se rend donc là, prête à apprendre, à croire, à adorer. Si maintenant on lui présente, sous le nom de philosophie, un amas d’idées à rebours, une doctrine de l’identité de l’être et du non-être, un assemblage de mots qui empêche tout cerveau sain de penser…alors l’innocente jeunesse dépourvue de jugement sera pleine de respect pour un pareil fatras, s’imaginera que la philosophie consiste en un abracadabra de ce genre, et elle s’en ira avec un cerveau paralysé où les mots désormais passeront pour des idées. »
    Qu’aurait-il dit du berger de l’Aître (Seyn) ? On ne le saura jamais, et pour cause, mais on peut toujours jouer à le deviner…
    R. Misslin

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  11. Bonsoir à tous,
    Voici un extrait d’une lettre de Heidegger à son amie, E. Blochmann (18/12/1929) que cite S. Domeracki sur son site.
    « …Car la vérité de notre Dasein n’est pas chose simple. Conformément à elle, la sincérité avec soi-même à sa profondeur propre et ses multiples facettes. Elle ne consiste pas seulement en réflexions rationnelles qu’il n’y aurait plus qu’à appliquer. Il lui faut attendre son jour et son heure, celle où nous tenons le Dasein en entier. C’est alors que nous éprouvons qu’en tout ce qui lui est essentiel notre coeur doit se tenir ouvert pour la grâce. Dieu- ou comme vous voudrez dire- appelle chacun d’une voix différente… Le passé du Dasein humain dans les fastes de la grandeur n’est pas rien, mais ce vers quoi nous n’avons de cesse de faire retour; pour peu que notre croissance s’accomplisse en profondeur, ce retour n’est pas toutefois la simple reprise de ce qui a été, il est métamorphose…
    C’est pourquoi nous ne pouvons qu’avoir en exécration le catholisme actuel et tout ce qui lui ressemble, et non moins le protestantisme…
    … C’est ce qui suffit à montrer la position que vous avez adoptée à l’égard des complies, lesquelles ne pouvaient que vous apporter davantage que l’office. Que l’être humain chaque jour s’enfonce pas à pas dans la nuit, c’est là pour l’homme d’aujourd’hui, en mettant les choses au mieux, une banalité. Car de la nuit il fait communément le jour, à la façon dont il entend le jour, comme pousuite d’un affairement et d’un étourdissement. Dans les complies se fait encore sentir l’originelle puissance mythique et métaphysique de la Nuit, telle qu’il nous faut n’avoir de cesse de la percer afin d’exister véritablement. Car le Bien n’est tel que gagné sur le Mal.
    Les hommes d’aujourd’hui déploient des trésors d’ingéniosité dans l’organisation méticuleuse de toutes choses, mais ils ne sont plus à la hauteur du recueillement qui accueille la Nuit.
    Nous donnons l’apparence d’être consistants et performants lorsque nous sommes pris dans le « mouvement » de tout ce qui « bouge » -mais que viennent repos et loisir, et nous ne savons plus par quel bout nous prendre. »
    A cet extrait, je fais suivre un passage du livre de J. Patocka, « Essais hérétiques »:
    « Le dépassement du quotidien prend la forme du salut de l’âme qui s’est conquise dans la métamorphose morale face à la mort et à la mort éternelle, de l’âme qui vit dans les alternatives d’angoisse et d’espoir…Tout cela implique l’idée que l’âme est d’une nature tout à fait incommensurable avec l’étant chosique. » (p. 140, éd. Verdier, 1990). Patocka oppose dans ce passage la conception platonique de l’âme à celle du christianisme.
    Je cite le texte de Patocka pour accentuer encore un peu plus ce qui est si étonnant, à mes yeux, dans la lettre de Heidegger, à savoir son mysticisme chrétien. « Ame, Dieu, grâce, nuit, métamorphose », toutes ces idoles comme dirait Nietzsche de sublimation de la condition humaine. On se demande d’ailleurs à quoi il pense quand il écrit « le passé du Dasein humain dans les fastes de la grandeur n’est pas rien… », quel passé, quelle époque, où? Pour moi, j’ai l’impression, en lisant cette homélie, de baigner dans une atmosphère onirique, un peu comme si on essayait de me soumettre à une séance de lévitation. Quand on pense qu’il a écrit ce texte trois ans avant d’aller faire son prêche à l’université de Fribourg, avec l’espoir de devenir l’Abraham a Sancta Clara du chancelier Adolph… Mais le Führer n’avait pas besoin d’un autre Führer, il était auto-suffisant… en fanatisme! La nef des fous de Sébastian a fait naufrage et le rêve de Martin est tombé à l’eau. Pauvre Martin, pauvre fou. Voilà ce qui arrive quand on fait le pied de nez à la raison.
    R. Misslin

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  12. Bonjour à tous,

    Voici un extrait d’un commentaire de Koffi, trouvé sur le net (http://feeds.feedburner/Atelier ClementRosset):
    « Clément Rosset subit aux yeux des gens du sérieux l’ostracisme tacite qui avilit de son opprobre indigné le renom des esprits réputés légers. Pour me répéter, Rosset a montré à quel point Nietzsche n’était considéré comme philosophe que dans la mesure où il n’avait rien pensé, (l’autre alternative à la reconnaissance étant d’en faire un métaphysicien, tel l’entreprise de Heidegger, dont on contestera moins la profondeur que la malhonnêteté). Soyons honnête justement : Rosset n’a même pas droit à ce traitement, le « dénigrement-tartuffe », qui, après tout, recèle, au moins en creux, la marque de la reconnaissance tacite. Il subit la même éviction que connurent des auteurs ou compositeurs comme Feydeau ou Offenbach : trop drôles pour être profond, en somme. Trop superficiels pour mériter la mention, même furtive ? »

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  13. Bonjour

    j’ai attentivement lu les oeuvres de Heidegger et je n’ai rien trouvé de nazi, au contraire. Je suis donc très surpris de voir autant de réactions négatives à son égard.
    Je connais beaucoup de gens « heideggeriens » (Fédier, Guest etc.) qui en même temps tiennent sur les nazis des propos bien plus violents que ceux que j’ai pu lire ici.
    La famille de G.Guest a été partiellement exterminée par les nazis. Et quant à F.Fédier c’est quelqu’un qui voue une haine sans nom au nazisme. Je l’ai entendu dire des choses terribles à ce propos. Il n’a pas non plus de mots assez durs pour qualifier le ridicule dans lequel Heidegger est tombé en 33.
    Cela n’empêche pas ces gens moins suspects que quiconque de nazisme d’étudier Heidegger avec la plus grande attention parce qu’ils n’y ont rien vu de sédicieux.
    Je ne vois donc pas bien le sens de tout ceci.

    bien à vous
    joseph

    _____________________

    Réponse phiblogZophique :

    Ce sont là des arguments bien faibles, pour ne pas dire inopérants. Ils s’adossent sur une tradition de réception. Pourquoi ne pas parler de cet ancien élève de Heidegger, Günther Anders, qui a trés tôt, dés 1948, dénoncé les affinitiés d’ Etre et Temps avec l’hitlérisme et qui doit l’originalité de sa propre oeuvre à la distance prise avec son « maître »?

    Que vous ne trouviez rien de nazi chez Heidegger ne prouve rien.

    Et puis personne n’est obligé de vous croire.

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  14. Je ne prétend apporter de preuves. Il se trouve que les « heideggeriens »
    qui se font traités de nazis sont pourtant plus anti-nazis que vous et moi ne le seront jamais.
    Et en effet personne n’est « obligé » de me croire.

    Je peux citer G;Guest:

    « Je suis non seulement professeur de philosophie, j’essaie d’être un peu philosophe et il se trouve que ma famille a payé un très lourd tribut au nazisme, en tant que victime, en tant que combattant, en tant que résistant, et que j’ai été élevé dans cet esprit et dans cette éducation. Et par conséquent, je trouve intolérable à l’égard des victimes des camps de concentration et des camps d’extermination nazis, chambres à gaz y compris, je trouve inacceptable qu’on instrumentalise cette cause de manière à en faire la conclusion de l’ouvrage d’Emmanuel Faye pour accuser Heidegger de nihilisme ontologique alors que dans les deux textes pris ainsi à parti des conférences de Brême, Heidegger bel et bien critique et stigmatise l’anéantissement des êtres humains dans des chambres à gaz et des camps d’extermination, la liquidation qui en a été faite comme de bêtes à l’abattoir, et que bien loin de nier que les victimes ne soient réellement mortes, comme le conclue impudemment le livre d’Emmanuel Faye, permettez moi un peu d’humeur sur ce point (élevant la voix), Heidegger dit bel et bien, je tiens les textes à votre disposition, et d’ailleurs Emmanuel Faye les cite tout en commentant l’inverse de ce que disent ces textes aussitôt et sans protocole d’interprétation. Dans ces textes, on dit bel et bien que les victimes en masse des camps de concentration et d’extermination (et non pas simplement d’anéantissement mais d’extermination bel et bien, c’est le sens du mot allemand Vernichtungslagern) donc les victimes en masse des camps d’extermination nazis ont bel et bien été exterminées deux fois, exterminés physiquement, et de plus, leur propre mort leur a été dérobée. Il ne leur a pas été donné de mourir en êtres humains. »

    (extrait d’un débat avec E.Faye sur http://www.appep.net/debatheidegg.pdf )

    ____________________________

    Réponse du phiblogZophe :

    On peut appeler cela du Heideguest!

    .

    Que voulez-vous que j’y fasse si Guest fait « son » Heidegger.

    Heidegger est un  nazi tout simplement particulièrement malin.

    Qui dit que ce qu’il raconte sur l’extermination… n’est pas une manière de s’en féliciter!

    Voir par exemple ma note sur Sérénité.

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