Deux ou trois images du Goût du saké de Yasujiro Ozu (1962)

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En attendant une vision plus large de ce film voici quelques images et leur commentaire.

Première image. Le destin de Michiko.

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Remarquons tout d’abord cette évidence : l’espace de cette salle-à-manger d’un petit appartement d’une grande ville japonaise est physiquement fidèle à la tradition alors que les personnages sont vêtus de manière occidentale et moderne. Il ne faut pas conclure trop rapidement à la mise en scène tranchante et simple d’un conflit et d’une contradiction. Il s’agit tout autant de montrer comme un arrangement. Disposition traditionnelle de la pièce et des corps assis à même le tatami – dont on aperçoit le tracé des modules – relève d’un compromis pratique entre des habitudes ancestrales, magnifiques de simplicité et de rationalité, et d’un mode de vie moderne ouvert sur le monde.

Ce qui est vrai cependant est que l’effet de contraste fait signe de toutes les tensions qui traversent la société japonaise et principalement la famille.

Ozu, en  » bouddha cinéaste », filme en réalité le temps. Mais il filme le temps selon deux registres indissociables :

1) Il semble d’abord filmer comme une fuite générale du temps, son passage.

2) Mais l’intuition que l’on a de cette fuite, de cet incessant passage, est inséparable de l’expérience que nous avons du fait que toute réalité, quelle qu’elle soit, est promise à la dissolution et à la métamorphose. Rien, absolument rien, ne demeure dans l’éternité d’une identité substantielle.

Autrement dit Ozu filme ce qu’il en est de la société et de la famille japonaises en ce qu’elle sont emportées dans un processus de transformation. De quelle manière le « Japon » est-il un être temporel soumis à la métamorphose?

Les subjectivités individuelles constituent autant de forces de transformation et de résistance. Ozu s’efforce de saisir leurs variations et leurs tonalités affectives.

Il s’agit alors surtout de mettre en évidence à quel degré de clarté les individus sont susceptibles de parvenir dans la saisie des voies vers le bonheur qui s’ouvrent à eux dans le contexte du jeu social où ils se meuvent. Le paradoxe étant cependant qu’on ne saurait confondre – mais c’est parfois ce que font certains personnages – bonheur et calcul égoïste. Il y a paradoxe, en effet, parce que cela signifie que l’état de félicité peut coexister avec une certaine amertume. L’homme est seul et mortel. Il faut savoir, quand cette vérité s’impose à nous, ne pas entraîner autrui dans les illusions qu’on se crée pour ne pas voir « l’échéance ». L’interprétation égoïste de la recherche du bonheur, se payant souvent d’un profond dégoût de soi-même, détruit l’authenticité de celui-ci. Cette tragique contradiction est incarnée dans le film par le « sensei », par le professeur, qui finit par se maudire d’avoir contraint sa fille à renoncer au mariage pour s’occuper de lui. L’humain s’éveille à lui-même quand il comprend que le bonheur ne saurait s’obtenir au prix du malheur d’autrui. La fierté de soi est la condition nécessaire, quoique non suffisante, du bonheur. Le « bonheur amer », (le « goût du saké »), est cela qui demeure quand, dans la solitude et à l’approche de la mort, nous pouvons nous réjouir de n’avoir pas fait, alors que nous étions dans la situation de le faire, le malheur d’autrui.

Mais intéressons-nous aux personnages visibles dans la coupe proposée. (J’appelle coupe un fragment instantané d’un plan).

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A / Il s’agit de Michiko Hirayama. Elle est la fille de Shuhei Hirayama (D) et la soeur des deux autres (jeunes) hommes (C et B).

B/ C’est le plus jeune frère de Michiko. Il s’appelle Kazuo. Ozu a choisi un acteur d’allure carrée et sportive. C’est un jeune japonais « dans le vent » d’allure plutôt bourrue mais dont on pourra deviner la sensibilité.

C/Il s’agit de Koichi, le frère aîné de Michiko. C’est un employé modeste qui rêve de golf. Son épouse a beaucoup de caractère et un grand sens des réalités. On verra Koichi à la cuisine préparer des oeufs au bacon.

D/ Shuhei Hirayama. C’est le personnage central du film. C’est un ancien officier de la marine impériale. Il est cadre dans une grande entreprise. Veuf il commence à comprendre qu’il pourrait, en contraignant sa fille Michiko à demeurer avec lui, provoquer son malheur. La réplique « 28 ou 29 ans » renvoie au fait qu’il fait état à ses enfants qu’il a fait connaissance d’une serveuse de bar qui ressemble à sa femme et à leur mère. Nous comprenons qu’avec beaucoup de pudeur il dit surtout sa nostalgie des moments de bonheur qu’il a vécu avec son épouse.

Ce qui est fondamental d’observer c’est la disposition des personnages. Le code de cette disposition est, malgré l’aspect moderne des personnages, conforme à la tradition. Michiko, en tant que femme, est en retrait et n’a pas le droit de figurer à la table familiale. Elle « sert » son père et ses frères. Ceux-ci sont en droit d’exiger d’elle qu’elle sacrifie son propre bonheur à la tenue de la maison.  

Petit trait de génie d’Ozu : les chaussettes qui sèchent dans le petit jardin rappellent ce que doit la superbe du masculin à la féminité domestique.

Le scénario repose sur la décision qui sera celle de monsieur Hirayama de pousser sa fille à se marier en dépit du fait que, ce faisant, il se retrouvera seul. Il tentera tout d’abord, en père héroïquement moderne, d’unir Michiko à un garçon qui plaît à celle-ci. Un jeune homme semble tout d’abord être l’élu de son coeur. Mais il fera défaut laissant Michiko sur la voie du « mariage arrangé ».

Si l’amère solitude de monsieur Hirayama est le grand thème final du film il a pour contrepoint le « temps suspendu » du destin de Michiko. Sortant de la cellule familiale mais échouant à se marier de coeur réussira-t-elle sa vie avec un homme qu’elle ne connaît pas et qu’elle n’aime pas? Monsieur Hirayama aura aussi la douleur de n’être pas certain du bonheur d’une fille qu’il a généreusement délié du devoir filial.

Dans le plan suivant nous voyons comment Michiko, ayant appris la nécessité du maraige arrangé, exprime son angoisse. Le ruban qu’elle fait passer entre ses doigts c’est le temps, mais c’est aussi le jeu du lien et de la déliaison. Dans une culture où les liens familiaux sont à la fois trés forts et très codés la quête du bonheur ne constitue pas une évidence.

Deuxième image. Le ruban du temps et du lien.

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Une troisième image, dans cet apéritif au Goût du saké, nous permettra de mieux comprendre encore comment Ozu parvient à saisir quelque chose d’un « temps japonais ».

Troisième image. D’un double seuil de la cellule japonaise.

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Dans cette coupe monsieur Hirayama vient chez son fils Koichi pour l’entretenir du projet de mariage de Michiko.

C’est aussi le moyen de saisir la finesse, l’élégance et la philosophie de la mise en scène ozunienne. L’appartement dont nous voyons l’entrée depuis le centre de la salle-à-manger se trouve dans un immeuble tout-à-fait ordinaire (sytle HLM de la « reconstruction »). Dans cet immeuble parfaitement « international » les appartements sont agencés à la japonaise. Le sol est couvert de tatamis et les portes sont des portes-glissières semi-transparentes. Koïchi va à la rencontre de son père pieds nus. Il est de règle, en effet, et l’on comprend pourquoi, de laisser à l’entrée des habitations et des édifices tout ce qui ressemble à des chaussures. On se déplace pieds nus ou en chaussettes sur le sol en paille de riz. Monsieur Hirayama, quant à lui, franchit le seuil d’un immeuble occidental. Il laissera ses chaussures dans l’espace situé entre le sol surélevé en tatamis et la porte d’entrée qui, elle, est montée sur gonds et ne coulisse pas.  Autrement dit tous les visiteurs franchissent deux seuils : celui de l’espace occidental et celui de l’espace japonais. La surélévation de ce dernier renvoie à l’idée que le sol de la maison doit être protégé des souillures du sol extérieur. La surélévation fait ainsi une interruption en isolant l’espace habité dans les trois dimensions. De plus cette surélévation est en quelque sorte rattrapée, relativement au sol normal, par le fait qu’on s’assoit à même les tatamis. Au Japon il y a des restaurants qui combinent l’espace occidental avec tables et chaises et l’espace japonais avec tatamis et tables basses. Le regard des personnes qui sont assises à l’occidental  est ainsi au même niveau que celui des personnes assises à la japonaise.

Mais, encore une fois, au-delà de la signification que le dispositif peut avoir en termes de conflits entre tradition japonaise et modernité occidentale, il exprime une volonté de combiner des motifs de confort et de luxe. C’est un mixte doué de vertus propres. Mais il est vrai que, compte tenu du peu d’aménité des « constructions de la reconstruction », l’espace intérieur japonais fonctionne comme un espace de résistance.

Cela dit c’est dans cet appartement que nous voyons Koichi préparer des oeufs au bacon. La recette n’est pas bien difficile mais le geste est là. 

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1 commentaire

  1. Merci de votre commentaire intéressant. Nous avons remarqué que dans tous les plans, un seau de couleur vive (bleu, rouge, orange) est au premier plan.
    Pensez vous qu’il y ait là un signe ? Il ne semble pas que ce soit uniquement de la couleur (ce qui se retrouve dans d’autres scènes, toujours une couleur vive quelque part) mais un symbole quelconque.
    Merci de votre avis.

    Jean et Janine VICTOR

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