Les ruses de l’Indien John Ford

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Ces deux portraits, l’un de John Ford, l’autre du chef indien du western Les deux cavaliers, sont-ils les emblèmes des deux visages du réalisateur américain?

Le premier serait celui d’une star de la mise en scène, auteur de succès mondiaux et essentiels à l’américanité cinématographique.

Le second, celui d’un artiste souvent révolté, parfois en colère et qui, se coulant dans le moule de genres convenus et bien rôdés, sait faire surgir un sens neuf et non soumis.

Mogambo a aujourd’hui tout pour qu’on détourne le regard : mélodrame à stars (Clark Gable – qui joue Victor Marswell; Ava Gardner – qui joue Eloïse « Honey Bear » Kelly; Grâce Kelly – qui joue Linda Nordley); structure classique du trio dynamisé par l’hésitation (« lui » et les deux « elles » : la blonde à la pudibonderie troube et inquiétante; la brune à l’érotisme magique); l’Afrique de la colonie avec captures d’animaux, safaris, musique de tambours, danses de guerre, animaux « exotiques », paysages paradisiaques; frissons et peurs face au monde sauvage.

Mais voilà Mogambo est une oeuvre sublime où Ford confie les blessures de son regard et ses plus grands espoirs.

Dans cette note je me propose de révéler ce qu’il en est d’un grand mouvement interne du film, mouvement qui conduit le personnage de Clark Gable à une véritable découverte de la vraie vie.

Ce qui est d’abord frappant est la très forte similitude entre les situations de départ des deux personnages de Clark Gable et de James Stewart dans Mogambo et Les deux cavaliers.

Tous les deux habitent dans des demeures surélevées. James Stewart vit avec une « matronne » – Belle Aragon – tandis que Clark Gable est célibataire, goûtant de temps à autres aux aventures qui se présentent au cours de safaris qu’il organise pour de riches clients. Mais Victor Marswell, et c’est central dans le film, vit également de la capture d’animaux sauvages qu’il expédie à de grands zoos.

Regardons l’hôtel Tascosa des Deux cavaliers et la maison Gable de Mogambo :

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On aperçoit, sur l’image du haut, les jambes bottées du « marshal » James Stewart surveillant depuis la véranda les allées et venues des habitants de Tascosa et des voyageurs. L’arrivée de la diligence révèle que Tascosa est une sorte de port. L’hôtel de Tascosa et la diligence forment un couple fonctionnel.

Dans l’image du bas on voit Clark Gable montant dans sa maison sur pilotis. Elle appartient également à un petit port. Elle est construite au bord d’un fleuve d’où les animaux captifs sont envoyés en Europe et aux Etats-Unis.

Les deux personnages habitent donc une demeure surélevée étroitement associée à une voie et à un moyen de transport : la diligence pour Les deux cavaliers, le bateau pour Mogambo. Mais tous les deux « bricolent » leur existence. Ils ne sont pas dans la vraie vie. Ils s’arrangent comme ils peuvent avec leur mal-être. La manière avec laquelle ils gagnent leur vie leur fait participer à un commerce général du monde qui n’est pas sans être inquiétant.

Avant d’apprécier d’autres plans instruisons-nous de ce qui me semble constituer le mouvement  interne du film. L’hypothèse est celle-ci : le personnage de Gable, grand séducteur et organisateur de safaris, sera mystérieusement impressionné par le personnage d’Ava Gardner (Eloïse Kelly). A ce point que, aprés un flirt torride mais très court, il décidera de la renvoyer par le prochain bateau. Il croira jusqu’à la fin que la femme de sa vie est cette étrange et inquiétante femme mariée que joue Grace Kelly. En réalité le charme d’Ava Gardner a triomphé. Peu à peu le personnage prend conscience du dégoût qu’il a à faire ce qu’il fait : enlever la liberté à de magnifiques animaux, en tuer pour protéger des « semblables » qu’il n’aime pas, participer au pillage et à la destruction du « continent des continents » : l’Afrique.

Les deux femmes, la blonde Kelly et la brune Gardner, symbolisent l’alternative suprême. Vivre dans « l’arrangement », le mensonge, l’apparence, mais aussi vivre de pillages et de destructions. Ou vivre dans la sympathie profonde pour le monde et ses habitants : l’autre féminin, africains, fleuve, hyppopotames, panthères… et soi-même qui ne cesse de se renouveller en expérimentant de manière « durable » la diversité constitutive du monde.

Comme le marshal Mac Cabe des Deux Cavaliers, le personnage de Gable est divisé. Lorsqu’il étreint la première fois Ava pour l’embrasser c’est en réalité un personnage enfoui qui s’exprime, celui qui est profondément touché, et bouleversé, par la manière avec laquelle Ava contemple le fleuve africain :

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Evidemment arrachée au mouvement du film l’image paraît d’une affligeante banalité. Mais, est-ce notamment un effet lointain du néo-réalisme, le regard émerveillé d’Ava Gardner et sa petite phrase condensent tout un monde. Ce monde est déjà enfoui chez certains personnages. De toutes façons il est en voie de destruction. Gable est à la fois bouleversé de trouver là son « double » et déstabilisé car il ne se juge par digne du défi que lui pose la « mystique » d’Ava.

Peu avant cette contemplation Ford nous aura gratifié d’un contre-jour sur la nudité d’Ava :

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Il y a une ironie dans la scène. A l’artifice de la prise de vue est opposé le plan sur le fleuve, la terre d’Afrique, le Monde. L’indien Ford ironise-t-il sur la star Ford?

La nudité d’Ava – trés rarement entrevue au cinéma – n’a au reste rien d’un simple stimulus. Elle exprime le sentiment d’être une partie d’un tout naturel. L’humanité d’Ava est en sympathie avec tout ce qui vit sur terre. Elle n’est pas une femme blanche troublée par le continent noir, mais un être ravi par la diversité du monde.

Après la petite phrase sur la beauté du fleuve et de la nuit Gable enlace Ava et l’embrasse. Le lendemain il la conduit au fleuve et la met dans un bateau en partance vers la mer en compagnie d’animaux captifs… et alors que Grace Kelly vient de débarquer avec sa blondeur et sa beauté irréelle et inquiétante.

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La signification de ces plans n’est peut-être pas celle qu’on pense. La panthère Ava, artiste de second rang, renvoyée avec les léopards… Lutte animale des sexes. 

En réalité Ava fait peur à Gable, mais pas d’une simple peur « orgasmique ». Elle le remet en cause dans ce qu’il est. Et ce qu’il est il ne l’aime pas. Il n’aime pas organiser des safaris pour les (autres) blancs. Il n’aime pas capturer des animaux. Il n’aime pas piller et saccager l’Afrique, ce second Ouest américain. Un seul Ouest détruit suffit largement. Un second et c’est la fin du monde.

Ce qui est extraordinaire dans ce film est bien que Ford filme, la gorge serrée, un monde  – le monde – en train de disparaître. Il a vu mourir, avec la fin des indiens libres, l’Ouest de ses westerns. Il voit, à travers les souffrances de l’Afrique, la possibilité de ce que Michel Deguy a nommé géocide. Gable, et son personnage l’entrevoit lui-même de moins en moins confusément, est un géocideur. Mogambo raconte l’itinéraire intérieur d’un géocideur repenti.

A la fin du film le couple Ava Gardner et Clark Gable se retrouve. Mais ils sont au bord du fleuve, et non dans une demeure surélevée. Et, surtout, ils sont entourés de piroguiers africains, piroguiers – ces hommes du fleuve – qui leur font, souverains dans leur monde, une véritable haie d’honneur. Les « premiers hommes »  sont des blancs trouvant leur place dans un monde qu’ils n’exploitent et ne détruisent pas à leur profit.

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Mogambo est comme un vitrail narrant une résurrection : celle des âmes retrouvant le chemin de la sympathie avec le monde. Mais le paradis n’est pas ailleurs que là où nous pourrions commettre l’irréparable.

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Dans une prochaine note je décrirai plus en détail l’itinéraire du personnage.

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