Sur la thèse de « l’introduction du nazisme dans la philosophie »

Protester contre le concept même de la thèse, au nom par exemple de la grandeur d’une pensée qui, même si celui qui l’a portée s’est un temps fourvoyé dans l’hitlérisme, demeurerait en son fond intacte – une pensée, une pensée avérée, reconnue, commentée, enseignée ne saurait être nazie – ne constitue pas une objection. C’est pourquoi à la protestation de "coeur et de pensée" doit s’adjoindre l’argumentation selon laquelle Heidegger aurait trés tôt été, sinon un résistant politique – il aurait été alors contraint de quitter l’Allemagne – du moins un "résistant spirituel".

Il est essentiel tout d’abord de voir que si "introduction du nazisme dans la philosophie" il y a cela ne peut absolument pas s’opérer à visage découvert. Tout d’abord seul un auteur prestigieux, "labellisé", pouvait envisager de mener à bien une telle entreprise. Et seul, par ailleurs, un rhéteur particulièrement habile était capable de "sublimer" ce que des Hitler et des Goebbels ont proféré de manière "populiste".

Il est également important de se souvenir que si une chose comme le IIIe Reich a été possible c’est parce que de nombreux cadres intellectuels, et pas seulement allemands, ont apporté leur concours. Il n’est donc pas absurde d’imaginer qu’un philosophe allemand reconnu, mais ayant à son actif une compromission avec le "nazisme ordinaire", ayant cru en la pérennité du IIIe Reich – un Reich suffisamment pérenne, en tous cas, pour rencontrer un jour "son" grand penseur et sa véritable Fürhung – ait pu élaborer un nazisme philosophique.

Soit mais un autre "profil" se fait alors jour, celui d’un vrai penseur politiquement naïf mais spirituellement résistant, et dont nous n’aurions pas à attendre d’autre dénonciation du nazisme que la grandeur et la hauteur même de sa pensée. Puisque "nous" aurions à souffrir essentiellement du Gestell, en l’espèce par exemple de "l’américanisme", il aurait eu raison de ne pas mettre l’accent, aprés la guerre, sur les horreurs commises sous l’égide du parti national-socialiste. La vraie résistance serait là, dans le barrage fait à l’instrumentalisation "démocratique" des camps!

Pour ma part, et alors même que la critique de la technique et de l’arraisonnement se fait au nom d’un dépassement de la métaphysique, je tiens cette critique heideggerienne traditionnellement métaphysique et cela même dans le sens où, de portée générale, elle aura  permis à Heidegger de "faire l’économie" des horreurs nazies. En réalité la "hauteur" philosophique du propos heideggerien est la distance idéale pour participer à la fois à un genre trés particulier de révisionnisme et à un "recyclage" virtuose des "fondamentaux" nazis.

Les néo-nazis en mal de légitimation culturelle ne peuvent que lui savoir gré d’avoir eu le "génie" politico-philosophique d’avoir édifié, en passant par la philosophie et l’aura qu’il a su se construire, le pont qui manquait entre un Hitler vaincu et suicidé et l’éternité du Reich.

En ce sens il faut, semble-t-il, renverser la proposition initiale. La thèse de "l’introduction du nazisme dans la philosophie" n’a rien de scandaleux, de calomniateur, d’injurieux. C’est une thèse au fond "banale", "ordinaire", "évidente". La tâche serait bien plutôt de mettre à jour les points suivants :

1. Quels sont les fils qui relient la part honorable du discours heideggerien aux fondamentaux nazis? Où vont malgré tout les chemins réputés n’aller nulle part?

2. Analyser comment Heidegger "sauve" précisément le Reich – son concept, sa "mission", sa "grandeur" – aprés la guerre.

3. Mieux comprendre comment s’articule la politique nazie – qui est une politique dépolitisante – à sa sublimation dans l’ordre philosophique – même si Heidegger a pensé  un au-delà de la philosophie. En ce sens le barrage édifié par Heidegger dans l’entretien au Spiegel, entre la pensée et la démocratie – et quand bien même, par définition, la démocratie mérite la critique – est on ne peut plus clair politiquement parlant.

4. Qu’en est-il du néo-nazisme "culturel" et de Heidegger?

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Une autre remarque s’impose avant de fermer cette courte page. Ce qui rend la thèse de l’introduction choquante ou invraisemblable c’est notamment le constraste abyssal entre la sottise et la bestialité du nazisme réel et la grandeur sophistiquée de la pensée heideggerienne.

On sait que Heidegger, et c’est encore ce qu’il fait dans l’entretien au Spiegel, faisait une distinction entre les aspects négatifs du mouvement et la grandeur de sa mission. Je me demande comment peut-on ne pas être convaincu qu’il s’est pensé jusqu’au bout comme le vrai fondateur d’un Reich de "mille ans"? Mais, surtout, il n’y a pas de contradiction, dans le référentiel nazi, entre la bêtise bestiale de l’idéologie et la "haute pensée". On faisait, ne l’oublions pas, jouer Schubert dans les camps. Le nazisme étant une politique de la dépolitisation il produisait ses "sujets" en les animalisant.

Les prisonniers des camps sont animalisés jusqu’à la limite, puis les kapos… et plus on s’éloigne des lieux où s’exerce la domination plus on retrouve de la "culture". Si Hitler collectionnait de manière "völkish" des croûtes supposés néo-classiques les armées nazies avaient raflé, pour le Reich futur, toute une collection, quoique "purifiée", de chefs-d’oeuvre.

Pour le dire autrement Heidegger s’adressait à une élite appelée à "structurer" une domination dont certains acteurs avaient non seulement le droit mais aussi le devoir de donner dans la "bêtise bestiale".

En ce sens le camp de concentration "ordinaire" – je ne parle pas ici des centres d’extermination – fait modèle. Moins il y avait d’aryens purs (et cultivés) à l’intérieur du camp mieux cela valait et mieux cela prouvait l’efficacité du dispositif. Mais cette efficacité réclamait que soit précisément tenu par ailleurs le discours "bête et bestial".

Toujours en inversant la perspective je dirais que, dans la mesure où Heidegger ne peut passer à l’évidence pour un héros de la résistance ses distances prises à l’égard de tel ou tel aspect du nazisme font partie d’une stratégie de légitimation révisionniste et "d’introduction". Le dispositif global de la domination nazie autorise cette stratégie apparemment paradoxale.

Pour le dire de manière sinistre mais que je crois juste, le Heidegger de la "hauteur" est déjà, à l’intérieur du système, le "penseur" du révisionnisme et celui qui fera le lien entre le nazisme réel et le "néo-nazisme" de l’avenir.

Il m’apparaît que la structure du camp explicite la logique du système. De même que l’idéal de l’organisation était que le moins possible d’aryens purs n’aient affaire à la réalité quotidienne des camps, de même on comprend que le penseur de ce système ait eu le moins de liens possibles avec le quotidien de la politique nazie. Le Reich vaincu, les camps libérés, les centres d’extermination neutralisés – mais ayant fait des millions de victimes – le Führer auto-détruit il reste le fleuron, la quintessence du système : Heidegger! Le "génie" du dispositif est resté le plus possible dans cette relation dehors-dedans qui lui a permis de consolider, aprés la guerre, son introduction du nazisme dans la philosophie.

Et quand on s’étonne qu’Auschwitz ait pu exister on n’a peut-être pas à s’étonner de l’existence d’un Heidegger. Selon mon interprétation il est le "nazi" le plus extérieur au Camp. Il est celui qui a porté, en plein IIIe Reich, les mêmes moustaches que Hitler. Tout en élaborant une "philosophie" qui n’avait pas à être hurlée dans les radios. Mais qui nous arrive aujourd’hui en pleine tête.

Je suggérerais alors que, à destination des agrégatifs, un cours réalisé de manière collégiale développe le thème suivant : Le discours de Heidegger comme "philosophie politique" nazie.

(On ne peut, comme le fait encore Catherine Malabou, séparer le penseur de l’idéologue. Il y aurait en effet une thèse de la séparation, thèse selon laquelle le diamant de la pensée philosophique se séparerait  sans problème de sa gangue idéologique. Appelons en effet ces deux éléments Pensée et Idéologie : P et I. La première chose à faire, avant toute séparation purifiante, est de construire une sorte de "modèle" de ce que peut être une cohérence entre P et I, entre la philosophie supposée indemne et l’engagement idéologique de Heidegger. Mon hypothèse est que ce que nous espérons être une séparation nette et franche est en réalité une sorte de distance fonctionnelle propre au dispositif global heideggerien. Poser comme un "isomorphisme"  entre P et I, tout en admettant que cette distance fonctionnelle permet une "déterritorialisation", n’est pas s’adonner à un anti-heideggerisme idéologique, mais consiste à poser comme hypothèse que P est, au minimum, compatible avec I, au maximum le terreau philosophique où se ressource et s’affine I elle-même.)

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On lira, pour plus d’informations, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie. Emmanuel Faye, Editions Albin Michel.

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