Dans son numéro 115 de l’année 2006 la revue Poe&sie publiait un dossier sur le concept heideggérien de dispositif. L’architecte Daniel Libeskind, l’auteur du Musée juif de Berlin, signe un des articles de clôture du numéro. Mais alors que la question du rapport de Heidegger au nazisme était, en 2006, beaucoup mieux documentée – c’est en avril 2005 que paraissait chez Albin Michel l’ouvrage d’Emmanuel Faye Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie – la revue rééditait des articles datés comme s’ils faisaient le point définitif sur une question que l’on se doit intellectuellement et moralement de maintenir constamment ouverte. Ainsi on peut lire un article de Hubert L. Dreyfus datant de 1992 et traduit de l’anglais ainsi intitulé : Heidegger et l’articulation du nihilisme, de l’art, de la technique et de la politique. « (…) Après 1938 Heidegger voyait le National Socialisme, y écrit H. L. Dreyfus, non comme la réponse à la technique et au nihilisme, mais, au contraire, comme leur expression la plus haute. » Autrement dit après un moment de ralliement enthousiaste au nazisme Heidegger aurait compris son erreur en même temps que lui apparaissait clairement l’essence nihiliste du mouvement.
Je pense que cette thèse est insoutenable. Mais faisons d’abord crédit à l’auteur d’inclure dans sa partie conclusive une remarque sur le caractère dangereux de la philosophie heideggérienne : « La philosophie de Heidegger est donc dangereuse parce qu’elle tente de nous convaincre que seulement un dieu (une figure charismatique ou quelque événement susceptible de rénover notre culture) pourrait nous empêcher de sombrer dans un nihilisme satisfait » (Page 63) Mais en faveur de Heidegger les dernières lignes de l’article sont consacrées à contester la figure du penseur en « prétention à une « connaissance infaillible » cette expression étant reprise à Habermas. Si la philosophie est dangereuse l’homme n’aurait pas le défaut de croire en son infaillibilité. L’article se clôt sur l’extrait d’une lettre que Heidegger adresse à un étudiant : « Un chemin est toujours exposé à devenir un chemin qui égare […] Demeurez dans la bonne détresse sur le chemin et, fidèle au chemin bien qu’en errance, apprenez le métier de la pensée ».
Je soutiens que cette phrase apparemment en happy end est en réalité troublante et inquiétante. Le « métier de la pensée », s’il est celui que maîtrise presqu’à la perfection Heidegger, pourrait effectivement être aussi celui de la dissimulation et du double langage. Pour le dire sèchement : le « chemin d’errance » est un des noms heideggériens du nazisme. Demeurer dans la « bonne détresse » pourrait ainsi vouvoir dire : « demeurez dans la « solution sans solution » du nazisme » seule manière d’échapper quelque peu, même si la manière est splenglérienne, au nihilisme triomphant. « … Fidèle au chemin bien qu’en errance… » voilà une formule qui serait celle d’un nazi et d’un hitlérien en philosophie. Peu importe qui était le destinataire de la lettre. H. L. Dreyfus ne le précise au reste pas.
On sait par ailleurs que, dans la mesure où Heidegger a admis le caractère définitif et testamentaire de l’entretien accordé en 1966 au Spiegel – il a signé le bon à tirer – il faut admettre que le texte publié en 1976, à la mort de Heidegger, vaut comme mise au point définitive. Outre le fait que certains faits sont rapportés de manière problématique et d’autres simplement occultés le « testament » contient des formulations accablantes pour Heidegger. Je ne crois pas qu’on puisse soutenir, au vu de ces propositions, que Heidegger aurait accompli en 1938 sinon un tournant antinazi du moins un virage d’abstention idéologique.
On peut en effet, dans l’entretien, lire ceci : « … Je vois bien plutôt la tâche de la pensée consister justement à aider, dans ses limites, à ce que l’homme parvienne d’abord à entrer suffisamment en relation avec l’être de la technique. Le national-socialisme est bien allé dans cette direction ; mais la pensée de ces gens était beaucoup trop indigente pour parvenir à une relation vraiment explicite avec ce qui arrive aujourd’hui et qui était en route depuis trois siècles ». (in Ecrits politiques, Gallimard 1995, page 266).
En 1966-1976 Heidegger ne qualifie pas le nazisme de sommet de nihilisme. Heidegger apporte tout son poids pour dire qu’il est allé dans la bonne direction quant à la relation avec « l’être de la technique ». Les nazis – « ces gens… » – ne sont pas des criminels mais des indigents en matière de pensée. Bref, Heidegger nazi se plaint que le peuple de la race supérieure ait eu pour parti dirigeant un groupe d’individus qui n’avaient pas sa hauteur de vue.
Mais on serait de plus fondé, puisque le nazisme est un système de domination qui se situe au-delà du bien et du mal – l’extermination de masse n’est pas (bien sûr…) une entreprise criminelle – à penser que Heidegger comprend sous le vocable d’indigence un certain manque de détermination quant à la conception « ontologique » du crime de masse. C’est parce que « ces gens » n’auraient pas été d’assez bons exterminateurs qu’ils auraient perdu la bataille de Stalingrad et la guerre contre l’URSS. Il faut ici distinguer ce qui relève d’une opposition démocratique au régime qui a créé le goulag et la surenchère nazie en ce que, de son point de vue, il y a toujours lieu d’exterminer ceux qui, emportés par la technique et son caractère dispositionnel, ne peuvent pas pour des raisons de race « poético-linguistique », habiter en poète.
Heidegger ne s’est donc pas retiré du champ idéologique nazi. Mais, suite aux conséquences de l’indigence de « ces gens » – l’occupation, le mur, la scission de l’Allemagne… – il a trouvé de nouveaux arguments pour relancer dans l’errance et le secret la guerre idéologique nazie.
Son testament est clair : les « nouveaux nazis » ne seront pas des indigents en matière de pensée. Il a, hélas, été entendu.