Heidegger, Neyrat et l’indémoniaque

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Dans L’indemne, Heidegger et la destruction du monde, Frédéric Neyrat ne propose rien moins que de chercher, « à la fois avec et contre Heidegger, à la fois au-delà et en deça de lui, et à la fois avec et contre une certaine tradition heideggérienne, la possibilité d’une politique heideggerienne pour aujourd’hui, ou comme l’écrit Frédéric Neyrat : une sorte « d’ontologie, mais transie par la politique ».

Une politique heideggérienne!

Publié en 2008 le texte envoie promener la thèse de « l’introduction par Martin Heidegger du nazisme dans la philosophie » (publiée en 2005) …  

Certes il s’agit d’une politique heideggerienne pour aujourd’hui. On peut alors supposer qu’il ne s’agit nullement de nazisme. Cela dit le projet ne vaut que si l’on minorise le nazisme heideggerien. L’auteur, notamment, dénie qu’il y ait une vraie politique  chez Heidegger. C’est pourquoi il serait justifié de parler d’une politique heideggerienne pour aujourd’hui.

On voit bien que si la politique heideggerienne avait toujours consisté dans le nazisme – qui est, il est vrai, une politique de l’antipolitique – le projet de Neyrat pourrait passer purement et simplement pour une forme de néo-nazisme.

Une politique heideggerienne pour aujourd’hui signifirait un nazisme pour aujourd’hui.

L’auteur, proche de Nancy et de Malabou, opte pour la théorie des « deux corps heideggeriens ». Le premier corps se serait quelque peu compromis avec le nazisme, le second est le corps glorieux d’un grand penseur, d’un « grand philosophe ». (Neyrat). Le processus de séparation mène ainsi à l’obtention d’une pensée pure quoique non sans failles. Un peu comme chez Hegel : « la fin est au commencement » et il faut lire ainsi Heidegger. S’il a été nazi c’est comme s’il l’avait été sur une autre planète.

Aucune « correspondance » ne semble ainsi pouvoir être faite entre la genèse du texte et les événements historiques et politiques.

Je ne sais ce qu’il faut exactement en penser car Neyrat ne manque pourtant pas de nous avertir de quelques « dangers ». « Pensons à ces fameux derniers mots, écrit-il, prononcés à l’occasion de l’entretien au Spiegel : si aucun dieu ne vient à nous sauver, qu’au moins nous « déclinions » à la « face du dieu absent », qu’au moins nous « crevions » la tête haute… »

On retrouve là la « sensibilité spenglérienne » et ce qu’elle a de terrifiant. « Crever la tête haute »… c’est crever les armes à la main en faisant le plus possible de morts. Neyrat, qui plus est, lit Heidegger avec une certaine innocence : « le danger, nous dit-il, (à propos de Heidegger), ce serait que l’homme se détourne absolument de sa propre essence ». (Page 68) 

Mais que signifie « homme » chez Heidegger? Cela n’est asbolument pas un signifiant universel.

Il est désolant de voir qu’un lecteur comme Neyrat nous laisse lire le mot « homme » chez Heidegger comme si le mot désignait les grecs, les allemands, les latins, les français, les juifs et les cafres (1).

Certes il y a l’indemne. Quelque chose, et alors que le monde est devenu un non-monde, se tient à l’abri. C’est ce qui fait problème pour Neyrat. « Car une fois l’indemne posé, le danger risque de perdre de son sens, de sa gravité, de sa fonction alarmante. Ainsi que le salut. Le Pire fondant sous nos yeux, sous le soleil de l’indemne. » (Page 28).

D’accord mais pourquoi ne pas voir, ou ne pas dire si cela aurait été vu ou simplement entrevu, que l’indemne était précisément nécessaire dans l’ économie politique du nazisme heideggerien?

Pour le phiblogZophe Heidegger n’a jamais été un grand penseur perdu sur une planète nazie qui lui aurait pourtant permis de faire ses cours pendant 11 ans sans qu’il soit tenu de faire le salut hitlérien.

Heidegger est un des concepteurs d’Auschwitz. « Ce n’est pas un livre, mais une tâche », a-t-il dit à la fin de l’ Introduction à la métaphysique.

Et l’indemne est précisément le corrolaire de l’extermination. Quelque chose de l’historial consiste précisément à prendre en garde l’indemne. Nous sommes dans une construction mythologique aberrante. L’indemne demande l’extermination, pour demeurer à l’abri, et l’extermination « prouve » en retour l’indemne. Que Neyrat veuille se séparer de cet indemne heideggerien ferait bien signe qu’il a touché au « démoniaque nazi » qui se tient dans la supposée pensée pure.

Mais alors qui est Heidegger? Il est l’auteur d’une oeuvre  reconnue comme une oeuvre philosophique majeure du XX° siècle. Il s’est lui-même trés tôt installé dans cette posture et l’a assumée comme étant la preuve vivante du génie d’un Volk qui, par cela même, était d’autant plus fondé à dire quels peuples devaient vivre et mourir que la pensée – du Volk-Heidegger – exprimait autant l’indemne qu’elle disait le prendre en garde.

Cela nous hantera encore des décennies puisqu’aussi bien il est dans l’ordre des choses qu’une certaine forme de reconnaissance vaille comme une thèse – Heidegger n’est pas un « idéologue » nazi – alors que le nazi Heidegger a magnifiquement oeuvré, sans faire beaucoup de gaffe, pour que cette reconnaissance serve d’abri à la part indemne du « Reich pour mille ans ».

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Consternation : voilà comment Frédéric Neyrat, qui ambitionne une nouvelle politique heideggerienne, expédie la thèse de l’introduction du nazisme : « Nous avons montré que cette différence spéciale en l’homme n’était pas une différence spéciste : Heidegger répond ici par avance à ceux qui lui imputent l’introduction du nazisme en philosophie. Tout biologisme est écarté, et la Terre elle-même, nous l’avons vu, n’a rien de la naturelle ou raciale patrie. »

Nous pourrions appeler ça : « faire l’idiot ». C’est assez fréquent chez les heideggeriens. Comme si, en l’occurrence, le nazisme se réduisait au biologisme. Des études déjà anciennes ont montré qu’il y avait des versions « spirituelles » du racisme nazi. Neyrat parle de même de « ceux qui… » sans citer aucun des auteurs partisans de la thèse de l’introduction en bibliographie. Ce sont, n’est-ce pas, des travaux méprisables et sans portée.  

On méditera par ailleurs cette pensée heideggerienne issue du cours de 34 sur La logique… : “La voix du sang provient de la disposition affective fondamentale de l’homme. Elle n’est pas suspendue au-dessus pour elle-même, mais elle a sa place à elle dans l’unité de la disposition affective. A cette unité appartient aussi la spiritualité de notre être-le-là, laquelle advient en tant que travail”.

Quand est-ce que Heidegger est sérieux et s’adresse à tous les futurs Neyrat du monde? Quand est-ce qu’il fait le bouffon pour les hitlériens? Et que signifie, dans ce texte sinistre, le mot « travail »? Heidegger est un exterminator.

Aussi quand Neyrat écrit : « Mais ce que nous soutenons, c’est que Heidegger est resté insensible à l’injustice » (page 202), nous hésitons entre le haussement d’épaules et l’éclat de rire. Cela ne fait rien l’auteur sera sans doute encore de nombreuses fois félicité pour sa lecture profonde de Heidegger. Même si elle n’est pas exempte d’un forçage gauchisant : « …comment traduire politiquement cette nécessité révolutionnaire d’un « autre commencement » qu’invoque Heidegger en 1935? » Certes Neyrat parle de son projet. Il cite Heidegger : « Il faut que le commencement soit recommencé plus originairement ». C’est une phrase extraite de l’ Introduction à la métaphysique.  Et là c’est autre chose qu’un mouvement d’épaules ou qu’un rire, c’est un écoeurement. Car ce plus « originairement » désigne trés précisément le nazisme, qui est la politique réelle de Heidegger, extermination comprise. Un secret… il en aurait parlé à Eugen Fischer, son ami personnel de toujours, inspirateur du programme d’extermination des handicapés – ils n’étaient pas des « hommes » – et une des références de Hilter pour Mein Kampf.

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(1) Ailleurs Neyrat évoque l’idée selon laquelle l’homme doit se laisser pénétrer par le Dasein. (L’homme n’est pas le Dasein). Précisément chez Heidegger le Dasein est aussi une (pré-) compréhension de l’être. Notre thèse est que cette pré-compréhension est constituée par les fondamentaux  völkisch, ce mouvement raciste et antisémite qui préfigura le nazisme. Le mot « Dasein » est aussi le mot utilisé par Heidegger pour faire entrer les idéologèmes völkisch dans l’espace universitaire-philosophique. C’est un des  premiers gestes d’introduction du (pré) nazisme dans la philosophie.

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