JL Nancy, Heidegger, la philosophie etc.

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Je viens de prendre connaissance du dernier (petit) livre de Jean-Luc Nancy : Vérité de la démocratie (Galilée).

Il s’agit ici seulement de quelques remarques sur la philosophie et d’une esquisse de problématisation. Mais où il est surtout question de Heidegger.

Il me faut d’abord rappeler, pour nous qui estimons que Heidegger n’a jamais cessé d’être nazi, ce que peut signifier une expression comme le philosophe Heidegger.

Lorsque nous entendons une telle expression, surtout si nous sommes « étudiants », il nous vient à l’esprit quelque chose comme « Heidegger est une substance philosophique ». Je veux dire qu’il nous est difficile d’imaginer que Heidegger pourrait avoir noué avec la philosophie des rapports un peu plus compliqués et moins innocents que des rapports académiques.

Les deux questions qui affleurent alors sont des plus ardues qui soient : qu’est-ce qu’un philosophe? qu’est-ce que philosopher?

Il nous semble cependant judicieux de poser au moins cette possibilité : certains auteurs peuvent nouer avec la philosophie des rapports tels qu’ils débordent nécessairement le cadre strictement académique.

« Heidegger nazi et philosophe » : la conjonction, pour être choquante et constituer en réalité un oxymore, permet pourtant de comprendre quelle pourrait être une des sources de l’illusion académique qui court encore à propos de Heidegger.

JL Nancy, dans son texte, met surtout en avant un nietzschéisme de gauche, démocratique, associé à Pascal, Rousseau et Marx. La démocratie doit faire droit, pour résumer, aux déconstructions du nihilisme en l’espèce de « l’équivalence générale ». On reconnaît cependant une lecture de Heidegger et celui-ci est au reste évoqué à deux reprises.

Considérons ainsi le passage suivant : « Or le monde démocratique s’est développé dans le contexte – auquel il est lié d’origine – de l’équivalence générale. Cette expression – de Marx, encore – ne désigne pas seulement l’arasement général des distinctions et la réduction des excellences dans la médiocrisation – motif qui a dominé, comme on sait, l’analyse heideggerienne du « on » (où l’on peut désigner l’une des impasses symptomatiques de la philosophie face à la démocratie – et cela, sans préjuger ici en rien de l’analyse exacte qu’il convient d’en faire ». (Op. cité page 44).

Nancy nous dit que Heidegger est un philosophe et que c’est le motif de l’équivalence générale qui est à l’origine, dans Etre et Temps, de l’analyse du « On ». Et si cette analyse semble mériter la critique c’est parce qu’elle traduirait « l’une des impasses symptomatiques de la philosophie face à la démocratie ». Autrement dit, s’il y a un « petit problème » Heidegger, il serait l’expression d’une impasse symptomatique. « Démocratie et philosophie », sans paraître aussi étrange que « nazi et philosophe », ne laisse pas d’augurer au moins quelques frictions. (Je ne doute pas que certains esprits ont depuis longtemps, surtout avec Spengler, jugé que « nazi et philosophe » est au fond moins étrange voire plus naturel que « démocrate et philosophe »!)

Pourtant il y a chez Heidegger même de quoi esquisser autrement la question.

La philosophie n’est pas un système autonome de propositions. Il y a, pour le dire briévement, le Dasein en tant qu’avec le Dasein il y va du sens de l’être.

Quand le Dasein s’appelle Heidegger il y a une croyance, une Glaube, spécifique et qu’il est possible de caractériser par un système de convictions et de valeurs völkisch.

Est-ce ce völkisch qui, pour Heidegger, est chargé de résoudre la tension entre la philosophie et le danger démocratico-nihiliste? Il y aurait lieu, naturellement, de refaire toute la généalogie de l’instruction heideggérienne de la problématique.

Mais, voilà, il y a d’abord la « croyance ». Elle commande pour une part l’analyse et la réponse aux questions qu’elle soulève. Le nazisme sera cette réponse, jusqu’aux chambres à gaz.

Je veux surtout dire que Heidegger-philosophe (purement et simplement) fait absolument barrage à la prise en compte de cette « éventualité ».

C’est pourquoi j’ai pu dire sur une autre note qu’Heidegger était un nazi en philosophie.

Ce n’est pas une impasse symptomatique qu’il faut à notre tour analyser et comprendre, c’est une véritable instrumentalisation nazie de la philosophie qu’il faut démont(r)er.

Heidegger, en tous cas, n’était pas dans l’impasse : il a toujours cru, sans retour critique véritable et fondamental sur ses pas, au bien fondé du nazisme.

Cela restera (très) schématique. Mais la « philosophie » de Heidegger se présenterait de cette façon.

1. Il y a d’abord des convictions völkisch puis une adhésion enthousiaste, jamais reniée sur le fond, à l’hitlérisme.

2. Il y a alors philosophie parce que Heidegger a le projet de former les cadres spirituels du nazisme. (Voir le cours sur La logique…).

3. Mais, dans le même temps, et parce que la philosophie était l’héritière du mouvement des Lumières, il y a un véritable projet d’une fin, d’un achévement de la philosophie. C’est très clair dans La lettre sur l’humanisme, la « philosophie » étant pour Heidegger ce qui a permis que se tienne le procès de Nüremberg, certainement jugé en secret absolument scandaleux.

Ce qui est trés étonnant chez Nancy c’est que son parcours parallèle à celui de Derrida, et sa fidélité à l’événement 68 – ce qui n’est pas ici contesté – ne l’empêche nullement de reconduire une figure comme « Heidegger philosophe ».

Il se sert de la notion même de  philosophie pour arrondir largement les angles!

Ainsi, on l’a vu, Heidegger philosophe ne peut pas avoir été jusqu’à sa mort un nazi.

Le trajet de Heidegger est celui d’un philosophe, confronté à des impasses – Heidegger n’était pas marxiste! – et non celui d’un « Dasein » animé de « préjugés », de croyances et cela jusqu’à l’exigence de l’extermination de « l’ennemi intérieur ».

C’est ainsi que Nancy parle des « politiques technologiques d’Etat qui ont permis Auschwitz et Hiroshima ».

Et c’est reparti : le Gestell, l’arraisonnement, la technique. Heidegger, nazi acharné, redevient subrepticement le philosophe qui transforme un mouvement de haine criminelle en « politique technologique d’Etat ».

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Pour le dire autrement : il est incompréhensible qu’un nietzschéen démocrate semble se satisfaire d’un Heidegger philosophe. L’analytique heideggérienne du Dasein doit elle-même beaucoup à Nietzsche. Mais, précisément, il  s’imposerait de mettre à jour l’ensemble des liens, le plus souvent invisibles, qui se tissent entre le « point de vue » ou la « perspective » de Heidegger et l’ensemble de ses textes. Or ce « point de vue » est précisément d’abord völkisch puis résolumment nazi. Et cela n’a jamais cessé et surtout pas avec la construction du concept d’arraisonnement (Gestell).

Le texte heideggérien est une machine de guerre antidémocratique. Il n’a donc pas à dire explicitement, de manière transparente et « en vérité », quels buts pratiques il poursuit effectivement. Il est surtout tenu à un certain type de secret. La « Vérité de la démocratie » se devrait de faire autre chose que de laisser tranquille ce que j’appelle la planque philosophique du nazi Heidegger.

Que JL Nancy ait retourné d’une certaine manière le gant heideggérien en « esprit démocratique » ne suffit pas à faire du lecteur démocrate quelqu’un que Heidegger ne mènerait plus en bateau.

Si la critique heideggerienne de la démocratie peut être démentie par la démocratie, c’est pour le moins l’espoir que semble nourrir Nancy (1), cela ne justifie en rien que cette démocratie doive se satisfaire d’un Heidegger philosophe, même dans l’impasse. Je l’ai déjà dit : cette impasse n’en fut surtout pas une pour Heidegger. Ce fut un boulevard et un boulevard nazi.

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(1) Le pire serait que Vérité de la démocratie soit en réalité un texte d’humour. Ce que je me refuse à croire.

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