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François Fédier a longuement préfacé un recueil d’écrits politiques de Heidegger, rédigés de 1933 à 1966, recueil qui fut publié chez Gallimard en 1995. François Fédier n’a pas seulement, dans l’ouvrage, répondu aux « calomnies » que Victor Farias aurait publiées en 1987 dans son livre Heidegger et le nazisme. S’appuyant sur la gloire de Heidegger, notamment celle qu’il a particulièrement en France, il s’est livré à une trés étrange cuisine. Est-ce pour cette raison que l’ouvrage, épuisé, n’a pas fait l’objet d’une seconde édition? Pourtant, et surtout dans la prestigieuse collection fondée par Sartre et Merleau-Ponty, du Heidegger ça se vend bien. (Il s’agit de la Bibliothèque de philosophie! )
Voici un exemple de cuisine fédierienne.
Page 11, et aprés qu’on ait été averti qu’il serait inadmissible de faire un quelconque procès « stalinien » à Heidegger – et qui plus est à François Fédier lui-même – il écrit ceci : « …un homme qui tenterait aujourd’hui de trouver quelque côté « positif » au nazisme, montrerait par là même qu’il n’entend pas donner à l’extermination planifiée des Juifs, des Tziganes, à la mise en esclavage des Slaves et en général de toute « race inférieure » la place qu’elles ont fini par prendre effectivement dans la politique hitlérienne, à savoir la place centrale et déterminante du but à atteindre coûte que coûte. »
L’essentiel de l’argumentation repose sur le fait que la population allemande, surtout effrayée et traumatisée par l’ampleur de la crise économique, aurait voté pour un sauvetage national et non pour un plan criminel.
Et de citer Philippe Burrin : « La conquête de l’espace vital et l’antisémitisme, très présents dans les années 20, passèrent à l’arrière-plan à la fin de la décennie, et surtout en 1930-1932 lorsque Hitler s’efforçait de rassembler le plus large soutien possible. Mais chose significative, ils ne disparurent pas. » (1) (in Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide. )
Fédier, sans broncher, commente : « Sans disparaître, l’antisémitisme et la « théorie » géopolitique de l’espace vital se retrouvaient donc, dans les années où Hitler s’approche du pouvoir, à l’arrière-plan. Au premier plan, c’est la situation de plus en plus chaotique de l’Allemagne qui tient en haleine tous les acteurs du drame ».
Notons l’expression « tous les acteurs du drame ». Elle a pour fonction de faire oublier précisément que la « chose significative » était bien que la conquête de l’espace vital et l’antisémitisme ne disparurent pas. (P. Burrin.)
La faute de raisonnement, parfaitement contrôlée par Fédier, est de mettre sur le même plan une opinion publique large et le projet d’une « avant-garde ».
Alors même que Burrin lui tend la perche – mais, ici, son but est bien de neutraliser la remarque capitale de Burrin – il ne voit pas, il ne veut pas voir que les cadres nazis auraient commis une grave erreur stratégique en mettant en avant leur projet criminel.
C’est en faisant de celui-ci un implicite pour « qui veut bien comprendre » qu’ils pouvaient espérer rassembler la population allemande autour de leur projet.
Fédier ne semble pas voir une seule seconde qu’un plan criminel, surtout quand il est d’envergure, a besoin d’être secret quand bien même, pour certaines couches, serait-il un secret de polichinelle.
L’expression « tous les acteurs du drame » est donc trompeuse. Pour certains de ces acteurs le plan criminel était arrêté dans son principe. Le mettre de côté était au contraire la condition sine qua non de sa réussite. Il fallait d’abord réunir le Volk dans l’enthousiasme de l’illusion de la renaissance nationale puis, progressivement, mettre en oeuvre ce qui deviendra la solution finale. Elle était dans l’air dés les années 20 précise Burrin.
Le texte de Fédier vise-t-il à rendre certains lecteurs stupides?
Pour mettre en oeuvre un crime de masse de type génocidaire au pays de Goethe il fallait :
1. Une avant-garde résolue, imaginative, tacticienne et stratégique.
2. Rassembler la population allemande de manière à la tenir idéologiquement et administrativement. (Et le rassemblement pu se faire contre le parlementarisme de Weimar.)
3. Cela nécessitait d’abord une mise de côté du projet. Une propagande axée sur l’assassinat des Juifs et des Tziganes aurait sans doute provoqué plus que des remous.
4. Il fallait progressivement, dans une deuxième grande phase, « faire monter la pression ». Les lois antijuives de 1934 constituèrent une étape.
5. La mise en oeuvre du crime fut toujours relativement mise à l’écart. Si une grande partie de la population approuvait le principe de la solution finale elle aurait peut-être changé d’avis en réalisant ce que cela signifiait concrètement. D’où le caractère abstrait et lointain de la shoah par balles et des camps de la mort. (N’oublions pas non plus que le projet fut réalisé à l’échelle européenne).
Les hyper-nazis comme Heidegger avaient bien compris que le projet aurait été compromis s’il avait fallu le réaliser sur le modèle de la Saint-Barthélémy. La population aurait sans doute été vite écoeurée. C’est là l’origine de la critique heideggérienne, qu’on trouve dans l’ Introduction à la métaphysique, de la gestion du peuple comme race.
Heidegger fait partie de l’avant-garde nazie pour laquelle l’idée de la solution finale a trouvé dans Hitler l’exécuteur habile et capable de stratégie. Il n’a cessé de le dire par des expressions comme « commencement originaire », « tournant », « décision ultime », « travail », « ceci n’est pas un livre mais une tâche » etc.
Heidegger lui-même habillait d’euphémismes son adhésion à l’antisémitisme d’extermination. Il voyait la chose proprement, de manière « ontologique », systématique et si possible sans « haine ».
Le livre de Fédier rend possible une lecture qui excuserait quelque peu le crime des « allemands » – crise économique, menace bolchévique… – alors même qu’une avant-garde « spirituelle », et Heidegger en fait partie, n’a cessé de faire le lit de ce qui a culminé en l’espèce d’Auschwitz.
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Supplément :
Cette cuisine, qui consiste à oublier en cours de route la signification tactique et stratégique de la mise en arrière-plan du projet « espace vital », permet à Fédier d’égarer le lecteur dans un raisonnement où il distingue un socialisme national, auquel il n’était pas honteux d’adhérer, et un national socialisme, ou nazisme, qui s’est avéré monstrueux.
« Le drame, dit Fédier, c’est bien que le « socialisme national » a servi de leurre au nazisme jusqu’à ce que dernier se dévoile enfin comme pure et simple doctrine de crime. Si bien que tous ceux qui se sont opposés à lui dès le début avaient raison – mais ajoutons aussitôt : avaient raison comme aucun d’entre eux n’aurait jamais souhaité avoir raison. Quant à ceux qui ne se sont pas opposés dès le 30 janvier 1933 au régime qui s’installait, ceux qui au contraire ont cru pouvoir placer leur espoir dans la « révolution sociale nationale », ils avaient tort. Mais il faut remarquer symétriquement – si l’on tient à l’équité – qu’ils avaient tort d’une manière dont ils ne pouvaient absolument pas se rendre compte au moment même où ils faisaient leur choix. C’est ce que permet de comprendre la distinction que nous venons de faire ». (P. 18).
Suit un développement sur le socialisme international et le bolchévisme qui, en faisant venir Soljenitsyne, conforte ceux qui ont cru alors au socialisme national.
Là où Fédier est trés faible c’est qu’il indique lui-même l’importance de ce qu’il met de côté : le « socialisme national », écrit-il, a servi de leurre au nazisme jusqu’à ce que dernier se dévoile enfin comme pure et simple doctrine de crime ».
Mais cela ne relève ni de la fatalité ni de la magie. C’est précisément de la tactique et de la stratégie. Et cela même fut le fait des hitlériens. Ma thèse est que Heidegger faisait partie du cercle des « initiés » et qu’il a réussi, avec une virtuosité qui l’a conduit parfois jusqu’à s’abaisser à la veulerie – dans ses rapports par exemple avec les responsables de l’épuration après la guerre – à tenir ensemble un discours magistral et une « résistance spirituelle » contre les plus mous des nazis. Heidegger, dés le départ, veut la solution finale… veut toutes les solutions finales possibles. Il n’a eu de cesse d’en produire la « magnification ». Heidegger n’est donc en aucun cas une victime de la manipulation nazie. Il en fut un acteur « éclairé » (!) et continue d’autant plus de l’être que son nazisme est nié.
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(1) Cette affirmation elle-même est discutable. George L. Mosse écrit dans Les racines intellectuelles du Troisième Reich : « Bien que l’antisémitisme s’intensifiât depuis plus de cinquante ans, ce fut Hitler qui en fit un vecteur politique, et l’opportunité de son choix est attestée par l’accueil qui lui réserva le public. » (Page 469, Calmann-Lévy -Points/Histoire 2008). Quoiqu’il en soit Fédier s’appuie sur Burrin pour négliger le fait significatif de la non disparition de la doctrine de l’espace vital. Je conviens que la précision de Mosse remet en question mon propre raisonnement. Mais cela ne fait que souligner combien Fédier cherche à faire croire qu’Heidegger se rallie plus un socialisme national « correct » qu’à un national socialisme hideux.
Il faut également ajouter que la situation en « second plan », même si on la soutient, ne saurait occulter le fait que, par le mouvement völkisch, l’idée d’une solution finale était dans beaucoup d’esprits depuis des dizaines d’années. Heidegger est l’héritier de ce mouvement. Il est le successeur de Lagarde, de Langbehn lesquels, dés la seconde moitié du XIX° siècle, appelaient à l’extermination. (Dont acte…)
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