Qu’appelle-t-on penser Heidegger (2)?

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Avec Heidegger ne pense pas qui veut! La notion de pensée,  (ou celle du penser), notion qui nous est pourtant si familière – « Je n’ai pas pensé à vous prévenir… » « Je pense à vous »… « Les Pensées » (Blaise Pascal)… « Pensées éternelles… » « Je ne pense qu’à ça… » « Pensez-y! »… « La pensée d’Albert Einstein »… « A quoi tu penses? »… – évoque avec Heidegger quelque chose d’un exercice spirituel exigeant certaines préparations si l’on veut éviter le non-penser qui se cache et ne cesse de se répéter et de proliférer à l’ombre de nos pensées, fussent-elles philosophiquement patentées. « La pensée à venir ne sera plus philosophie… » dit-il à la fin de la Lettre sur l’humanisme.

Notons d’abord que, dans le cas où la question du nazisme de Heidegger serait de celles qui vous requiert, c’est celle-là même de la pensée qu’on vous oppose en premier lieu le plus souvent. Il y a de la pensée – de la vraie, de la grande pensée – chez Heidegger et cela vaut le coup de passer par-dessus les compromissions de Heidegger avec l’hitlérisme. Cet argument suppose naturellement que cette pensée de Heidegger est exempte de nazisme. Il nous convainc d’autant plus facilement que nous acceptons trés bien l’idée que le nazisme n’est précisément pas de l’ordre de la pensée. C’est de la barbarie et de la brutalité pures, de l’anti-pensée. Nous nous figurons alors Heidegger en grand philosophe un temps emporté par les sombres remous d’une société en crise. Heidegger, disent certains, était en réalité apolitique. Le trésor serait  indemne et mérite amplement d’être transmis.

Cet argument est à examiner avec d’autant plus de circonspection qu’il exclut que le fait de s’enquérir de ce en quoi consiste au juste le nazisme de Heidegger – sympathie passagère  ou conviction profonde  et constante – ne relève pas vraiment de la pensée, ne constitue pas une problématique pensante. La non-pensée du nazisme constituerait le dehors de la pensée heideggérienne. Et quand bien même s’efforcerait-on d’en faire le thème d’une démarche philosophique sachons que « La pensée à venir ne sera plus philosophie… »

C’est impressionnant : nous ne savons pas ce qu’est penser! La science, qui peut nous éblouir – et qui est en réalité aujourd’hui livrée et abandonnée à nos peurs et du coup transformée en objet inquiétant – ne pense pas! Un tel homme ne peut apparaître que comme une grande autorité spirituelle.

Les « phiblogZophes » qui disent que Heidegger est un nazi sont eux-mêmes des barbares. Il faut apprendre à penser auprès du maître. Et ce n’est pas penser que d’essayer de comprendre comment il pourrait se faire qu’un tel grand penseur puisse tout de même être un nazi.

Ce n’est ici pourtant qu’un cas de la vieille histoire du doigt et de la lune : « quand on montre la lune du doigt, l’idiot regarde le doigt ». Regarder le doigt « Heidegger » c’est penser pour ne pas penser ce qu’Heidegger veut nous amener à penser : une ontopolitique destinée à justifier la biopolitique d’extermination.

D’où cette proposition, qui est une réponse précise à la question-titre de cette page : penser Heidegger c’est établir jusqu’à quelle profondeur son nazisme s’étend dans ses textes; quels thèmes viennent le « relever » en le fondant à distance et dans le déni tactique de toute effectivité institutionnelle de type national-socialiste.

Exemple.

Une des phrases les plus nazies de Heidegger date de l’après-guerre et se trouve dans la réponse à Jean Beaufret connue sous le titre ambigü  : Lettre sur l’humanisme.

Il est vrai que s’y trouve une critique de la conception sartrienne de l’existence et de l’existentialisme. Mais ce texte, profondément nazi, constitue surtout un rejet, au lendemain du procès de Nuremberg, des attendus et du jugement de celui-ci. En 1946 Heidegger « continuait le combat (Kampf) »!

Cette phrase est la suivante : Le corps de l’homme est quelque chose d’essentiellement autre qu’un organisme animal. (Der Leib des Menschen ist etwas wesentlich anderes als ein tierischer Organismus, page 58 de l’édition bilingue de chez Aubier parue en 1964 – Traduction Roger Munier).

Je formulerai deux justifications de niveaux différents de l’idée selon laquelle la phrase citée est nazie.

1 Premier niveau  ou interprétation « vulgaire ».

La phrase est d’abord correcte, dans sa généralité, du point de vue du discours standard nazi du surhomme. C’est assez simple : le surhomme nazi transcende essentiellement l’animalité. C’est un fantasme, un imaginaire mais les sous-hommes sont précisément considérés comme des bêtes : cafards, poux, rats.

Dans les dispositifs répressifs nazis la sous-humanité, qui est une animalité, est littéralement produite comme résultat de spectacles de mise en évidence.

C’est l’empire de la tautologie : celui qui est humilié est un humiliable; celui qu’on animalise était toujours déjà un animal, un animal rusé dissimulé sous des apparences humaines. En même temps l’humiliant s’excepte par ce cercle infernal. Celui qui animalise l’autre, souvent pour le détruire – le rat, le poux, le porc… – se projette dans un espace essentiellement non animal. Il est Ubermensch, surhomme.

L’Ubermensch se constitue ainsi, comme image extérieure et croyance intérieure, par et dans le fait même qu’il tuera l’autre homme sans commettre de crime. Plus la machine à tuer fonctionne et moins il y a de crimes commis. L’ampleur des massacres efface le crime. Un tas de cadavres d’enfants gazés ressemble à un tas de rats morts. Et ceux qui commettent ces horreurs sont précisément et essentiellement d’une autre nature. Il n’y a pas de crime, il n’y a pas d’humanité du côté des cadavres. Et cela prouve circulairement l’essentielle humanité des tueurs! Du point de vue nazi rien n’est plus humain qu’un SS au travail!  

Dans la phrase d’Heidegger l’expression der Leib des Menschen – le corps de l’homme – est à comprendre en réalité comme le corps du surhomme (dans un sens parent du surhomme hitlérien).

Dans l’économie du texte heideggérien c’est l’association entre le mot Mensch et l’idée d’une essentielle non animalité du corps de l’homme qui constitue la notion nazie d’ Ubermensch. La notion est nommée habilement par un mot neutre et dont la signification est en apparence de portée universelle.

Tout le monde est Mensch croit-on. Mais certains Mensch le sont plus que d’autres, ces autres étant alors plus proches de l’organisme animal et risquant de contaminer les authentiques Mensch.

2. Deuxième niveau ou interprétation ontopolitique.

Dans le dispositif général nazi il y a compatibilité des deux niveaux distingués ici. Mais Heidegger a pour mission de défendre ou de protéger le nazisme dans l’espace philosophique.

La thèse de l’essentielle non identité du corps de l’homme avec l’organisme animal permet à Heidegger de répudier un certain nombre de conceptions de l’humain. Il ne suffit pas, par exemple, d’ajouter une âme à un organisme animal pour qu’il y ait du Mensch.

Nous ne passerons pas ici en revue les doctrines qu’il rejette.

Il importe surtout  de prendre connaissance de la conception heideggérienne de la « menschitude » et de l’interpréter.

Pages 66/67 de la Lettre on peut donc lire ce qu’il en est de la thèse heideggérienne : … l’ « essence » ne se détermine plus désormais, ni à partir de l’esse essentiae, ni à partir de l’esse existentiae, mais à partir du caractère ek-statique de l’être-là. En tant qu’ek-sistant l’homme assume l’être-le-là, lorsque en vue du « souci » il reçoit le là comme l’éclaircie de l’Etre. Mais cet être-le-là déploie lui-même son essence comme ce qui est « jeté ». Il déploie son essence dans la projection de l’Etre, cet Etre dont le destin est de destiner.

Qu’est-ce que cela signifie? L’essence de Heidegger… si essentielle dans son dispositif… n’est pas le vis-à-vis de l’existence. Elle n’est pas le possible que l’existence actualise ou réalise. Elle n’est surtout pas l’existence sartrienne comme épreuve de la liberté et engagement. Elle reste d’ailleurs précisément une essence, mais elle n’est plus cette essence soit qui se révéle et qui se réalise en devançant l’existence, soit qui se constitue comme dans le sillage de l’existence. Rappelons-nous ce que disait Sartre en disant qu’on est seulement, au sens de l’essence, qu’au moment de notre mort. Tant qu’il y a de la liberté le pire des salauds peut se métamorphoser; la personne la plus brave peut devenir ignoble.

L’ontopolitique heideggérienne consiste à catégoriser l’appartenance d’un peuple à une terre et à un sang tout en croisant cette appartenance aux phénomènes du langage et de la langue. Le fait de naître allemand est certes contingent. C’est du « jeté ». Mais le « né allemand » reçoit en don une terre, un sang et une langue. Or cette langue n’est pas n’importe quelle langue, c’est la deuxième langue de l’Etre après le grec ancien.

L’entreprise heideggerienne est, dans un langage philosophique, une entreprise de justification du « droit » des « allemands » à la souveraineté inconditionnée et absolue.

La langue de l’Etre est aussi et surtout la langue du pouvoir en tant qu’elle dit ce qui est « ouvert » et ce qui « obscurcit ». (Le thème de l’obscurcissement est trés présent dans l’ Introduction à la métaphysique.)

Pour le dire autrement : par la terre, le sang et la langue le dasein allemand, l’être-le-là, est disposé  de manière à pouvoir dire, dans le souci et en déployant « son essence dans la projection de l’Être », ce qui est Mensch et ce qui ne l’est pas. Au reste, quand on écarte le voile illusoire de la signification universelle du Mensch tactiquement posé par Heidegger, on saisit que le Mensch de l’être-le-là a d’autant moins un organisme animal qu’il parle la seconde langue de l’être après le grec.

La conclusion est cependant parfaitement nazie : on sera d’autant moins Mensch et d’autant plus proche de l’animalité qu’on sera privé de cette langue de l’être.

L’expression « cet Être dont le destin est de destiner » prend une signification horrible. Elle justifie l’extermination et rejette les attendus du procès de Nuremberg. Ce sont des « organismes animaux » qui ont jugé et condamné des Mensch, des hommes véritables!

Heidegger est tout sauf un apolitique! Il perfectionne dans la Lettre une ontopolitique aux visées redoutables. Elles sont connues dans les grandes lignes : Hitler a brillamment réalisé une partie de la grande oeuvre; l’Allemagne demeure la tête pilote d’une Europe de la domination; l’ontopolitique est fondée à dire, dans l’éclaircie, ce qui est Mensch et ce qui ne l’est pas; le Reich éternel doit désigner ce qui est appelé à disparaître comme organisme animal et qui menace le déploiement « dans la projection de l’Être » de l’être-le-là.

La Lettre sur l’humanisme est un manifeste d’un nazisme confirmé et aux visées conquérantes. Elle est en réalité un traité ontopolitique de l’ Ubermensch. « … sur l’humanisme » veut dire en réalité : surhumanisme au sens hitlérien, « Ubermenschisme ». Elle dit le « droit » à la domination et à la souveraineté absolue notamment par l’usage d’un « droit » à l’extermination des organismes animaux d’apparence humaine. Ils doivent se soumettre à la langue de l’Etre ou disparaître. Mais, parce qu’animaux, la soumission ne les protège même pas de la disparition.

La Lettre est bien pire qu’un négationnisme par omission. C’est une répudiation et un renversement du procès de Nuremberg. Elle a été rédigée en automne 1946 tandis que le procès de Nuremberg s’est achevé le 1er octobre de la même année.

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Problème :

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Il est inacceptable, et illégal, « d’enseigner le nazisme ». Or on enseigne Heidegger. Il ne faut donc pas que Heidegger soit un « penseur nazi ». Ce qu’il est fondamentalement. D’une certaine manière, je n’aurais même pas le droit de le dire. La seule introduction possible à Heidegger est celle qui montrerait comment il introduit le nazisme dans la philosophie et en cherchant notamment à la détruire. (En prétextant de son identité avec la métaphysique. Avec la métaphysique du procès de Nuremberg?).

S’il y a eu des sympathisants nazis dans le « processus » de réception de Heidegger en France – certains textes originaux de Heidegger ont été publiés en tant que traductions en France – ils avaient également intérêt à taire le nazisme de leur mentor. Autant par souci d’image que par respect de la légalité.  

La pensée à venir sera philosophie ou sombrera dans la fange des nazismes.

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Qu’appelle-t-on penser Heidegger? C’est aussi penser sa « pensée », cela même que nous ne saurions pas encore faire.

Définition : la pensée selon Heidegger est la production d’un corps non animal par un art de l’habiter reposant sur une purification ontologique. Gare à ceux qui ne parlent  ni ne s’ouvrent à la langue de l’être! Cette langue de l’être est celle de la souveraineté. Par elle le corps humain véritable se produit. Par purification ontologique et sélection : par ici l’ontique, par ici l’ontologique. J’avoue que, en lisant La logique… , je ne m’étais pas attendu d’avoir à comprendre de cette manière ce que j’avais jadis admiré en l’espèce de la « différence ontologique ».

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