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Pour Jean-Luc Nancy il semblerait surtout qu’Heidegger ait fait l’expérience de l’absence de sens. Son obstination à arrêter le nazisme de Heidegger à sa démission de 1934 – et alors même qu’elle est motivée par l’extrêmisme et le radicalisme du philosophe, qui « pétitionne » en faveur de la solution finale et cela conjointement à un projet de révolution hitlérienne totale de l’université – s’explique par le fait qu’une telle thèse serait totalement discréditée s’il s’avérait qu’Heidegger ne se soit pas contenté de s’égarer un temps dans l’ivresse nazie.
Tentons ceci : Heidegger répond à ce qu’il vit comme absence de sens par une surenchère en l’espèce d’une conception radicalement meurtrière. Il est le penseur de la biopolitique d’extermination à grande échelle. Nous l’avons dit ailleurs : lorsqu’il fustige l’indigence des dirigeants nazis c’est pour constater avec rage qu’ils ont été incapables de « génocider » jusqu’à Moscou. Concrétement ils se sont fait souffler la bombe atomique par les américains.
J’essaie surtout, en disant cela, de donner un contenu au radicalisme de Heidegger. Ces tentatives sont nécessaires car une des dimensions de la stratégie discursive de Heidegger nazi est de combiner l’ambiguïté, l’ambivalence et le code. Si les réalisateurs du génocide parlaient de « marchandise » pour désigner leurs victimes, Heidegger, grand philosophe, parlait quant à lui de commencement originaire pour désigner la solution finale. Et cela dans les années 34 et 35. Telle est, aussi, cette rhétorique particulière que j’ai décrite comme « magnification du simple ». L’extermination de masse est un simple qui est magnifié par « l’ontologie ».
Je crois qu’on peut distinguer trois réseaux de discours chez Heidegger, trois régimes de textualité.
1. Le premier est constitué par le discours philosophique respectable. C’est celui qu’on enseigne. Et qu’on peut compléter et gloser par le commentaire.
Je dirais alors qu’il faudrait toujours se demander à quel Heidegger avons-nous à faire. Parle-t-on de Heidegger-Lévinas? de Heidegger-Sartre? de Heidegger-Lacan? de Heidegger-Nancy? etc.
2. Le second c’est le discours nazi. Il est constitué aussi bien des textes explicitement hitlériens, il est vrai assez rares, que des textes qui transposent le nazisme ontologiquement. On n’a compris que, ici, moins le nazisme est explicite plus il prend place dans l’université selon Heidegger. Et celle-ci n’est pas morte en 1945.
3. Le troisième réseau est fait de toutes les petites phrases destinées à brouiller les pistes et à égarer le lecteur. Heidegger le chimique a ici fait trés fort. C’est vraiment trés bien dosé. Lorsque qu’il répond à un visiteur qui l’interroge sur son engagement : « Dummheit! » – bêtise, stupidité – c’est à l’évidence une manière de botter en touche… et de se moquer du monde. On se demande pour quelles raisons les grands esprits n’ont pas aussitôt dénoncé la ruse. Göring le militaire s’est dit « non coupable ». Le grand philosophe a trouvé le mot : « Dummheit ». Cela, à soi seul, mériterait tout un livre. Un grand philosophe qui reconnaît qu’il a été assez con pour apporter son soutien à Hitler est un nazi surdoué.
La métaphore serait la suivante.
1. Le premier réseau discursif est orienté vers l’horizon de la « pensée », de « l’histoire de l’être » etc.
Ici il a été possible de constituer des Heidegger-Lacan, des Heidegger-Foucault, des Heidegger-Mattéi etc.
2. Le deuxième réseau code la biopolitique d’extermination nazie en majeure partie avec des mots qui appartiennent aussi au premier réseau. Il est ainsi possible d’orienter l’ensemble vers l’horizon voulu par le Heidegger politique. Dans son champ, qui est celui du verbe philosophique, Heidegger est en réalité une « bête de pouvoir ». Il est tout le contraire d’un méditant-poète un peu perdu dans les passions humaines.
3. Le troisième réseau a pour but, surtout en période « d’attente », de maintenir les deux premiers en position de disjonction.
Dans les sociétés modernes de communication et tentant de mettre en oeuvre des politiques d’émancipation le texte heideggérien est une machine de guerre autant opaque qu’ambigüe destinée à transmettre dans le secret une conception exclusive de la domination et reposant sur la biopolitique d’extermination.
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