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Reposant sur des critères rationnels d’argumentation – « je ne te demande pas, disait Socrate, de me donner des exemples de choses belles, mais de me dire ce qu’est le beau en tant que beau » – et sur un fond de valeurs, plus ou moins consistant, plus ou moins problématique, universelles la philosophie sanctionne les discours faiblement argumentés ainsi que les énoncés dont la violence s’oppose clairement aux droits de l’homme.
Heidegger a pour le moins soutenu un système de pouvoir dont la plupart des aspects s’opposent à l’éthique intellectuelle philosophique. Y aurait-il ainsi des valeurs philosophiques pour philosophes qui justifient qu’il est possible de proposer aux masses la violence, le meurtre, le mysticisme de la race et du sang?
Il s’ensuit notamment que la reconnaissance académique philosophique de Heidegger exige au moins formellement l’exclusion de ce qui, chez Heidegger, contrevient à ces critères ou encourage leur subversion.
On comprend alors pourquoi cette reconnaissance ne peut qu’encourager les récits, au prix de la recherche historique et philosophique, qui minimisent le nazisme de Heidegger. La première contradiction, susceptible d’affoler quelque peu l’esprit, est d’abord qu’une partie de l’institution philosophique transforme l’amour du savoir – philo/sophie – en haine du savoir – miso/sophie.
Philosophant avec et sur Heidegger il ne faudrait rien vouloir savoir sur son nazisme. L’insulte est même recommandée par certains : Heidegger philosophe ne peut être qu’horriblement calomnié par ceux qui voit en lui un nazi.
Cela enferme la philosophie dans un ghetto élitiste. Heidegger est philosophe, et un des plus grands. Quant à son engagement nazi il concernait la masse. Cela ne fait rien si cette dualité fait admirablement le jeu d’une introduction du nazisme dans la philosophie.
On dira de ma naïveté qu’elle est calculée. Mais comment ne pas s’étonner que tous les philosophes intéressés par Heidegger ne se soient pas précipités pour participer à la clarification et à la précision de son nazisme? Le refus de certains, pour être véhément, serait suffisant pour « prouver » la consistance du nazisme heideggérien.
Il y aurait un dehors du philosophique des philosophes qui serait parfois extrêmement sale. Il faudrait le laisser au seuil du temple lors même que c’est nommer par là la possibilité de ce que j’ai appelé l’acculturation philosophique du nazisme.
L’institution philosophique trahit de manière incroyable sa mission en décourageant la recherche sur le nazisme de Heidegger. Comme si, dans les sociétés démocratiques modernes, l’espace philosophique était destiné à se constituer en tant qu’opacité.
Les conditions ne sont même pas réunies pour que se développe à plusieurs voix un dialogue platonicien qui porterait sur la caractérisation la plus précise possible du nazisme de Heidegger. Celui-ci fournit au reste de bonnes excuses, la véritable pensée grecque originaire et fondatrice s’arrêterait précisément avec Socrate.
L’au-delà heideggérien de la philosophie, de la métaphysique sert ainsi à esquiver la question.
Mais l’ « affolement » a encore d’autres causes. L’interdit de certains s’explique en réalité par le fait que, dés que l’on décode le discours heideggérien, on s’aperçoit à quel point Heidegger a été un nazi acharné et décidé. Le beau texte heideggérien se transforme en texte de la mort, du meurtre. Je crois avoir compris que, pour Heidegger, le nazisme aurait du être une « extermination tous-azimuts ».
Au soir de sa vie, dans le Spiegel, Heidegger a réitéré son approbation de la manière avec laquelle le national-socialisme avait abordé la question de la technique.
Un lecteur mal informé du nazisme imaginera on ne sait quel nazisme techniquement correct d’un point de vue heideggérien. Pourquoi ne pas imaginer un nazisme comme possibilité pour tous de vivre comme Heidegger en forêt noire et donc de pouvoir aller chercher son eau pure de montagne à la source? Mais même cette icône presque sainte et bucolique fait partie d’un dispositif, d’un Gestell, destiné à habiller l’horreur nazie.
Car, et Jean-Pierre Faye a osé poser la question dans un colloque strasbourgeois – dans l’espace des débats en tous cas – cet accord de Heidegger n’est-il pas un accord avec la chambre à gaz et les fusées V1 et V2?
Cela nous avait amené à formuler l’hypothèse que, pour Heidegger et pour autant qu’il est impossible d’échapper à la technique, la bonne technique est celle qui, dans des mains qui auraient compris en profondeur la « différence ontologique », fait tout ce qu’il est nécessaire pour assurer au « peuple de penseurs et de poétes » de demeurer dans la proximité de la question de l’être, de l’Ouvert.
Autrement dit, effectivement, et telle serait alors la folie même de Heidegger, la bonne technique est celle qui extermine tous les peuples – les juifs, les câfres… – qui font obstacle au destin du peuple qui, avec l’allemand, parle la seconde langue de l’être après le grec.
Pour cette raison j’ai pu dire que, pour Heidegger, la chambre à gaz était un des traits de génie du III° Reich.
Il a dénoncé, paraît-il, l’extermination industrielle, la « fabrication de cadavres ». Personnellement il m’est impossible de faire confiance à un tel auteur, à un auteur nazi. Ce qui m’intéresse c’est de savoir comment le philosophe Heidegger ment et pourquoi.
Et pour autant que ces « critiques » du nazisme font elles-mêmes l’objet de vifs conflits d’interprétation, cela prouve que Heidegger, en extraordinaire publicitaire du nazisme qu’il a été trés tôt, a eu un sens magistral de la formule ambigue.
Ne faire du nazisme qu’un cas particulier de la subversion général de l’humanisme traditionnel par la technique c’est reprendre à son compte une idée nazie. Car c’est notamment oublier que, pour Heidegger, la bonne technique fut celle que le nazisme employa pour exterminer tous ceux qui étaient censés être responsables de l’engluement dans « l’ontique ».
Le testament du Spiegel (re)met dans une perspective résolument nazie le texte heideggérien, la petite maison dans la montagne et l’eau pure compris.
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