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Heidegger à perdre la raison
Dans l’obscure chambre de service qui lui tient lieu de cabinet philosophique, François Fédier ne décolère pas. Sous le regard tutélaire de Martin Heidegger (1889-1976), dont les portraits côtoient ici les oeuvres complètes en allemand, le gardien du temple exhibe une à une les pièces de l’interminable « affaire Heidegger », et de son tout dernier rebondissement : la décision – assez inhabituelle – des éditions Gallimard de renoncer à la publication d’un ouvrage collectif coordonné par lui-même, et intitulé Heidegger à plus forte raison. Annoncé pour le 23 mars, le livre n’est pas sorti en librairie. Et il apparaît désormais que s’il doit être publié un jour, ce ne sera pas chez Gallimard, l’éditeur traditionnel d’Heidegger en France, où François Fédier est venu déposer, au fil des ans, chaque tome des Œuvres du Maître.
A en croire Fédier, c’est justement à l’occasion d’une remise de disquette que serait né le projet Heidegger à plus forte raison, un épais volume au titre manifeste, qui devait venir riposter au livre publié par Emmanuel Faye au printemps 2005 : Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie (Albin Michel). Faye y développait l’idée selon laquelle, loin de constituer un simple accident de parcours, l’engagement hitlérien du penseur allemand coïncidait avec la vérité profonde de son oeuvre (« Le Monde des Livres » du 25 mars 2005).
Devant le puissant écho rencontré par cet essai, certains heideggeriens avaient ressenti le besoin d’une contre-offensive. D’après François Fédier, toutefois, c’est Marcel Gauchet lui-même, éditeur chez Gallimard, qui en a eu l’initiative : « Environ un mois après la parution du bouquin de Faye, raconte-t-il, je vais, avec un traducteur, remettre un tome des Œuvres à Marcel Gauchet. Pendant que le traducteur s’absente, Gauchet me demande si j’ai lu le livre de Faye. Je réponds que oui. Il me dit « vous savez, il faut faire quelque chose, il faut répliquer, c’est absolument nécessaire. Entreprenez quelque chose, je vous soutiendrai… » »
Dès le mois de juin, donc, François Fédier réunit une équipe de dix auteurs qui s’attèlent à la tâche. Objectif : réfuter point par point l’argumentation d’Emmanuel Faye. C’est l’affaire d’un été prolongé : à la mi-octobre, le texte est achevé. Le 2 novembre 2005, un contrat en bonne et due forme est signé. Après quelques corrections superficielles, plusieurs jeux d’épreuves sont imprimés puis expédiés aux journalistes. Tout semble en place, donc, et la petite troupe heideggerienne croit enfin tenir sa revanche. Heidegger à plus forte raison allait même faire l’objet d’un compte rendu publié dans le numéro inaugural de Philosophie Magazine, daté d’avril-mai. Au même moment, la revue L’Infini consacrait un numéro spécial à Heidegger (no 95, Gallimard), numéro rapidement épuisé – et qui vient d’être réimprimé.
Or voilà que passent les semaines, les mois, et l’ouvrage, lui, ne paraît toujours pas. Bien plus, le 4 août, Antoine Gallimard, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, écrit à François Fédier pour lui signifier que le contrat du 2 novembre 2005 est résilié. Après lecture du service juridique et consultation d’un avocat, la maison considère désormais que la publication de ce texte risquerait d’entraîner des poursuites judiciaires, explique le PDG de Gallimard dans ce courrier, non sans commettre un assez joli lapsus, puisque sous sa plume l’ouvrage est rebaptisé Heidegger à perdre la raison…
Comment, en effet, rendre raison d’une pareille volte-face ? Toujours selon François Fédier, Marcel Gauchet, l’éditeur chargé de ce manuscrit, n’avait rien trouvé à y redire. C’est de l’extérieur que l’alarme a été donnée. Car peu après la diffusion des épreuves, Emmanuel Faye, qui a pu en prendre connaissance, expédie un « mémento » à quelques journalistes, ainsi qu’à plusieurs figures de la scène intellectuelle, dont l’historien Pierre Vidal-Naquet, décédé depuis. Un texte bref, qui s’ouvre sur ce jugement sans appel : « Un an après la commémoration de la libération du camp d’Auschwitz, un ouvrage à paraître chez Gallimard fait l’apologie d’une position négationniste ».
« FAUSSE MANOEUVRE »
A l’appui de sa démonstration, Faye relève notamment que, dans sa contribution, François Fédier prend la défense de Jean Beaufret (disparu en 1982), l’une des figures tutélaires de l’heideggerianisme à la française, et qui avait jugé bon, en 1978, d’envoyer une lettre de soutien à l’agitateur négationniste Robert Faurisson. Dans un autre passage du même texte, relève encore Emmanuel Faye, Fédier expose que loin de « nier l’extermination » des juifs d’Europe, Beaufret s’était contenté de « mettre en doute l’existence des chambres à gaz ».
Il faut croire que la nuance n’a pas convaincu les juristes de Gallimard, qui ont en outre fait valoir que plusieurs passages du livre étaient particulièrement « discourtois » à l’encontre d’Emmanuel Faye. Celui-ci aurait-il été fondé à porter plainte pour diffamation ? Toujours est-il que c’est la perspective d’un procès qui semble avoir fait reculer les éditions Gallimard, comme le suggère Marcel Gauchet : « Ce n’est pas mon rayon direct, je ne me suis absolument pas occupé de la question, et je ne comprends pas très bien ce qui s’est passé. Mais ce que je vois là-dedans, c’est d’abord une fausse manoeuvre au niveau des épreuves, qui ont été diffusées de façon précipitée, et ensuite les effets de la judiciarisation qui gagne l’édition. Tout se passe maintenant dans les coulisses, entre avocats et éditeurs. Et ce n’est pas ce qui peut arriver de mieux à l’intelligence… », regrette l’éditeur, qui croit également savoir que François Fédier a refusé les corrections proposées par Antoine Gallimard.
Faux, rectifie François Fédier, qui affirme avoir « entièrement réécrit » sa contribution. Et de fait, dans une nouvelle version dont Le Monde a pu prendre connaissance, l’auteur a largement remanié son texte, émoussant ses attaques contre Emmanuel Faye et supprimant la quasi-totalité du passage consacré à Jean Beaufret. Dans un courrier adressé à Antoine Gallimard et daté du 28 août, Fédier se dit « profondément choqué » par la décision de l’éditeur. En renonçant à la publication du livre, déplore-t-il, la maison « se soumet sans coup férir à l’avis des détracteurs de Heidegger, ceux-là mêmes que nous avions d’un commun accord décidé de combattre ».
Jean Birnbaum
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Soit la mise au point suivante d’Emmanuel Faye :
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« Gallimard a pris ses responsabilités »
Certains auteurs de Heidegger à plus forte raison prétendent que vous avez fait pression sur Gallimard pour que ce livre ne soit pas publié. Qu’en est-il exactement ?
Il s’agit d’une rumeur absurde, et j’aimerais savoir qui a tenté de la répandre. Mais il ne faut plus s’étonner de rien après le ton incroyablement injurieux d’un livre où, par exemple, les personnalités qui ont publiquement défendu mes recherches (Jacques Bouveresse, Jacques Brunschwig, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, entre autres) sont assimilées à de la « pègre universitaire » qui se « laisse acheter » !
Par ailleurs, François Fédier soutient dans ce volume que l’on peut « mettre en doute l’existence des chambres à gaz » sans « nier l’extermination ». J’ai consulté Serge Klarsfeld qui a été formel : si l’on nie l’arme principale conçue pour éliminer les juifs, on conteste les millions de morts dans les camps d’extermination et l’on met donc en doute le génocide par lequel les juifs ont été exterminés.
Pierre Vidal-Naquet, qui s’est indigné du livre, avait accepté d’écrire un article à la demande du Monde diplomatique. Sa disparition ne lui en a pas laissé le temps. Pour ma part, je me suis limité à rédiger une note rappelant les positions respectives de Faurisson et Beaufret en 1978, et de Fédier en 1995 et aujourd’hui, et je l’ai adressée au Monde et à Libération pour les informer de cette dérive d’un heideggérianisme radical vers le négationnisme ; mais je n’ai eu aucun contact avec Gallimard, qui a pris seul ses responsabilités.
Articles du Monde. (28 et 29 septembre 2006).
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