The Great Ecstasy of Robert Carmichaël, film de Thomas Clay (GB-2005)

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Robert Charmichaël est un bon élève et joue superbement du violoncelle au sein de l’orchestre scolaire d’une petite ville de pêcheurs d’Angleterre. Il se drogue. Et se masturbe dans les WC en lisant des passages de Sade. Le soir d’un concert qui le consacre violoncelliste de talent il fait une virée avec deux dealers. L’un deux a préparé un coup dans une maison bourgeoise. Ils ligotent le couple. La femme sera violée devant son mari pleurnichant. Robert, qui "éjacule précoce" dans le corps de la femme tétanisée et en larmes décide de lui faire sentir son "pouvoir" en la violant avec des objets contondants. Robert connait alors une extase de sang pendant qu’un de ses acolytes tue le mari avec un couteau. Ils sortent de la maison dans une aurore de fin du monde.

18479934Entre-temps on verra sur des écrans télés des extraits d’actualité sur l’arrivée de la "coalition" à Bagdad. Et nous découvrirons le corps d’une jeune fille violée la veille au cours d’une soirée "musicale". Ses poignets sont tranchés et un couteau repose sur le sol : suicide ou crime maquillé?

L’auteur, âgé de 24 ans, et dont le film a été intégré à la dernière limite dans les marges du festival de Cannes, se réclame de Kubrick et de Tarkoski. Il filme la catastrophe et le village où se déroule l’action est à la fois au bout du monde et au fond du monde. Il filme un Tchernobyl social.

Mais j’ai surtout pensé à Ozu. La caméra est contemplative, jamais voyeuse. Elle observe, méditative et jamais moralisatrice, la décomposition de la famille humaine. Cela lui donne une force exceptionnelle de "pénétration". Les actions ne sont pas filmées en mimant le désir des protagonistes mais en épousant la ligne d’horizon de leur désert intérieur, de leur frustration annoncée et de leur propre mort qui, déjà, envahit leur corps, le "pourrit" ainsi que celui qu’il touche dans le viol. Comme pour Tchernobyl le mal est "invisible" et se laisse saisir "trop tard" quand les corps sont abîmés.

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Mary est la future victime de la "bande de copains". On la retrouvera les poignets sectionnés avec un couteau trouvé prés du corps. S’est-elle suicidée après le viol? Ou a-t-elle été suicidée pour effacer le crime?

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S’agissant des scénes de viol l’auteur a commis une petite trouvaille. Il y a deux scènes de viol dans le film.

1. Dans la première scène Mary est violée par une bande de "copains" qui lui ont fait avaler, en guise de "préliminaire", deux pillules d’ecstasy. Mais le spectateur ne perçoit  pas visuellement le  viol  car il se déroule dans une pièce dont ne voyons qu’une petite partie. Nous n’assistons qu’aux allées et venues des violeurs. Nous entendons cependant leur dialogue mais, surtout, les cris et les pleurs de Mary. Elle est violée en "pédé".

2. Dans la seconde scène la jeune femme est violée devant son mari. Nous redoutons à juste titre, les violeurs étant complétement allumés, que ne s’enclenche une spirale d’horreur. Le pire est commis, d’une abjection totale, par le "bon éléve doué pour le violoncelle". C’est avec une sorte d’archet qu’il tire les sons d’un corps instrumental dont le silence, lors de son éjaculation précoce, l’avait semble-t-il humilié…

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Robert assiste d’abord en voyeur au second viol. Puis transforme le spectacle en un fantasme où il va exercer sa toute-puissance.

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Bon… La réussite tient déjà à ce que, jamais, ces scènes ne semblent prendre  le sens d’un divertissement pornographique serait-il à tonalité sadique. La prééminence du son dans la première et sur fond d’un délire de DJ oriente le spectateur vers une compréhension du martyr de Mary. J’ai pensé à Mizoguchi et à la manière extraordinaire avec laquelle ses élipses sonores touchent le spectateur et "l’illuminent". Pour cette première scène on peut dire qu’il s’agit d’une sorte de cinéma "aveugle et parlant". Mais, bien sûr, nous voyons, nous, spectateurs, ce qui se passe dans l’antichambre du lieu du viol. Exactement comme si la petite bande était une partie possible des spectateurs eux-mêmes.  Précisément, ici, le cinéma voit de manière plus pénétrante que s’il s’agissait de regarder à travers un trou de serrure. La caméra s’insinue dans le vide, mais c’est le vide toujours possible de notre cécité éthique. Les violeurs agissent du reste en aveugles. Ils semblent "aller au charbon" comme s’il s’agissait de sacrifier à un rituel routinier. Mary n’existe pas. Mary n’est pas vue par ceux qui la violentent.

Quant à la deuxième scène, celle où l’on ne fait pas qu’entendre mais que l’on voit aussi, elle prolonge et confirme ce que l’on a pressenti au cours de la première. Nous marchons d’autant moins avec les violeurs que l’association sexualité-socialité-amour, association réveillée par le scandaleux désastre de la première scène, est elle-même bafouée et violée par des corps, proches de nous en apparence, mais en réalité malades d’une morbidité contagieuse. On pressent vaguement que cette "maladie" est comme le rempart faussement défensif d’une peur de la vie et de l’autre laissée en friche et abandonnée à sa prolifération mortifère.

Le réalisateur tient-il un discours des causes?

Il filme en réalité un processus de décomposition. Tous les personnages participent malgré eux à ce processus.

Je n’utilise pas ici le terme dans son sens clinique mais Clay semble faire l’état des lieux d’une société psychotique. C’est une variation sur le thème de Big Mother. Ce qui est profondément en crise c’est l’érotisation des relations entre les hommes et les femmes. Comme si, dans la société sous la domination du politico-médiatique, les individus étaient noyés dans un imaginaire coupé de toute fonction symbolique de vérité.Il est vrai – et cela ne touche pas au fond de la question géopolitique de l’Irak – que le discours de Rumsfeld, que  l’on entend et voit à la télévision dans le film, et célébrant la chute de la statue de Saddam Hussein comme s’il s’agissait de la chute bis du mur de Berlin, est écoeurant de manipulation.

Voici quelques indices de cette psychose généralisée :

– La mamam de Robert, qui est depuis longtemps séparée du père du garçon,  est coquette mais on se demande pour qui. Le soir du concert elle éconduit un dragueur.

– Il y a un jeune professeur  d’histoire et de communication. A la fin d’un cours il est dragué par deux élèves brillantes qui le flattent. Certes c’est décalé… mais, acceptant de les rencontrer pour des explications complémentaires, il est visiblement soulagé de leur donner rendez-vous dans la salle des profs…

– Les hommes, souvent des pêcheurs, sont sous-employés ou au chômage. Ils tuent le temps devant la télévision ou devant une bière. Et profèrent de temps à autre des paroles politiques sans conséquence. Leur existence leur échappe totalement.

– Un policier tente de donner conseil à un dealer de la bande de Robert. Le conseil est judicieux… mais que vaut un conseil paternel ou tout simplement amical quand il est dit par quelqu’un qui a un uniforme et une casquette de policier?

– Le comble est atteint quand la proviseur du lycée, pour le grand concert de l’année, annonce de manière ampoulée que son invité d’honneur est une vedette de la télévision locale célébre pour ses émissions et ses livres de cuisine. C’est un homme. C’est lui qui sera tué ainsi que sa femme au cours de la seconde scène de viol. On assiste d’ailleurs à une scène d’amour où le "cuisinier" fait des allusions en termes de "lèche" à sa femme… De quoi effacer la différence, la coupure, c’est-à-dire le sexe.

– Notre grand professeur, si lucide et si critique devant ses élèves, tente de confier à cette grande vedette de la "cuisine médiatique" le manuscrit d’un roman qu’il vient de terminer.

– Les violeurs, quant à eux, sont enfermés dans l’imaginaire des genres. Les "pédés" ne sont pas des hommes susceptibles de s’aimer mais des violeurs sodomites de femmes.

Le film abonde ainsi en notations. A l’évidence tout le monde "se couche" devant les symboles de l’empire politico-médiatique. Le corps social semble en être gravement affecté comme si, pour avaler cette cuisine, il fallait renoncer à toute coupure et se glisser, désexué, homme ou femme, dans la peau d’un télé-voyeur standard. (Et gobeur de bobards).

Le concert, ce concert qui fait la gloire de Robert mais annonce l’horreur et sa mort sociale, peut faire penser à Hitchcock. Thomas Clay est un amateur de musique contemporaine et l’utilise dans son film. La musique qui est jouée au cours du concert est quant à elle kitsch-classique. Elle est le symbole d’une société qui ne se pense plus, qui ne se situe plus dans le temps, qui est privée du symbolique capable de l’inscrire dans le réel, et dans le réel érotisant de la coupure sexuelle. L’orchestre distille ainsi une image illusoire du lien social. Robert est en réalité noyé dans le "grand bleu" de la psychose sociale. Son sexe et son corps sont ailleurs. Il lit Sade non pas comme de la littérature mais comme un substitut du réel. Et c’est pourquoi il franchira l’espace de la vitre et jouera de "l’archet" dans le corps de la femme suppliciée. Aprés avoir pris sa dose d’ecstasy.

Sur les plages de la petite ville catastrophée la mer elle-même laisse entrevoir l’immensité du désastre écologique qui s’annonce. Les habitants n’habitent plus rien du tout. Ils sont de trop. Et comme ils pourraient être gênants il vaut peut-être mieux, aux yeux de l’empire politico-médiatique, qu’ils s’autodétruisent avec la drogue, le viol, la désérotisation. Ils sont déjà morts. Certains sont morts plus tôt que les autres. Et c’est cette "maladie" qu’ils transmettent quand ils violent et tuent.

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Ils viennent de tuer et de violer sous ecstasy. C’est l’aurore. Ils sont morts depuis longtemps. Ils n’ont pas dix-huit ans. Et le paysage ne semble rien n’y comprendre.

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Les critiques d’Arte ont donné 4 étoiles sur 4. Les Cahiers du cinéma 2 étoiles sur 4.

Ma note : 7/10.

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