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"Heideggerisme" ne désigne pas ici une doctrine mais un objet ou un domaine d’étude qu’il s’agisse de le considérer comme un simple épisode de l’histoire intellectuelle ou comme un "grand oeuvre" de méditation. Dans cet espace multiforme je me situerais comme un amateur moyennenment éclairé. Il y a un marché "Heidegger".Il y a un lectorat, ou plutôt des lectorats, et ils ont des motivations diverses. Cela signifie qu’il y a des enseignements, des recherches, des thèses, des éditions, des traductions. Chez les libraires sont présentées des nouveautés heideggeriennes dont certaines accompagnent à leur manière le fait que Heidegger soit cette année au programme de l’agrégation. L’auteur est ainsi panthéonisé par la république française des philosophes, en tous cas des philosophes qui n’ont pas jugé que l’engagement pro-hitlérien de Heidegger soit une raison suffisante pour mettre à la marge une pensée dont ils reconnaissent la profondeur, la force d’incitation à penser, l’érudition, la puissance d’analyse, l’originalité de nombreuses vues etc.
L’attitude prise, à l’orée de certains de ces ouvrages, est d’ignorer superbement les hypothèses de ceux qui, à l’instar de Emmanuel Faye, estiment que le nazisme de l’auteur ne s’arrête pas à quelques engagements ponctuels indéfendables, mais pénètre, imprègne l’oeuvre en profondeur. Il est vrai que, lorsqu’ on lit tel article sur le rapport de Heidegger aux présocratiques ou sur sa lecture d’Aristote, on se trouve exclusivement "entre philosophes" débattant de questions délicates mais passionnantes voire décisives. On se retrouve parfois à 4 : Heidegger, un tiers (par exemple Aristote, Héraclite, Kant ou Husserl), l’auteur de l’article et soi-même comme lecteur.
J’éprouve cependant, et tant pis si j’endosse ici le rôle de l’amateur (très) moyennement éclairé, un profond malaise. Je fais état ici de quelques "frissons", de quelques interrogations.
1. A supposer (comme je le pense) que le nazisme de Heidegger imprègne son oeuvre nous ne pouvons écarter l’hypothèse selon laquelle les acteurs qui animent "respectueusement" le champ heideggerien se trouvent dans une situation suffisamment délicate pour, sans avoir aucune sympathie pour le totalitarisme et le nazisme, être dans l’impossibilité d’admettre en tous cas ouvertement l’hypothèse d’un Heidegger nazi. Comment, si tel était le cas, justifier de telles études et notamment le fait qu’on donne Heidegger à étudier aux lycéens et aux étudiants?
Il y a là un cercle qu’il faudrait pouvoir nommer. "Heidegger a été un "résistant spirituel" au nazisme. Cela légitime sa reconnaissance pleine et entière comme penseur digne d’être enseigné à la jeunesse. La preuve… c’est parce que nous, qui étudions et enseignons Heidegger, nous ne saurions cautionner une pensée nazie". Entendons : si nous le reconnaissions il serait scandaleux et inadmissible de continuer à faire comme si cela n’était pas. Quelle figure alors présenter dans l’espace public des "sociétés de droit" en général?.. des institutions de recherches?.. des associations de parents d’élèves en particulier?..
2. Certes on ne peut pas non plus écarter l’hypothèse selon laquelle ces acteurs ont fait, ou croient avoir fait une fois pour toutes le partage entre "l’idéologie" et la "pensée". Mais alors pourquoi entend-on parfois, et alors que les amateurs moyennent éclairés exigent plus de lumière, que nous savons ce qu’il faut savoir sur la question et qu’il n’y a plus grand chose à apprendre? Est-ce une attitude philosophique? Quel sens donné au fait qu’un des acteurs du champ heideggerien se soit vu (à juste titre) déjugé pour avoir rédiger une notice biographique révisionniste? (On se reportera, pour en savoir plus, à la note sur le GEME : Grammaire et étymologie du mot être). [Lien : http://skildy.blog.lemonde.fr/skildy/2006/02/sur_grammaire_e.html . De même voir l’article du Monde sur la notice biographique : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-739475,0.html ].
3. L’amateur moyennement éclairé (AME) est littéralement écartelé entre deux "camps" : celui pour lequel Heidegger est suffisamment respectable pour continuer à être un auteur pour la jeunesse – et pour adultes… – et celui pour lequel Heidegger est un doctrinaire habile et d’autant plus dangereux qu’il a su mettre au point une sorte de scolastique capable à la fois d’intégrer le nazisme et de l’effacer idéologiquement. On l’a vu : même s’ils ont parfois des soupçons certains ne sont pas prêts à reconnaître que leur gagne-pain spirituel soit pire que tout. Qu’ils estiment qu’il y a de la pensée chez Heidegger, y compris chez un Heidegger parfaitement immoral, cela pourrait à la limite être concevable. Ce qui n’est pas acceptable ce sont les potages tiédasses qu’on nous sert, à nous les AME, pour qu’on bénéficie sans état d’âme de la pensée du maître… et qu’on ne remette pas en cause une légitimité intellectuelle et morale confortable.
4. Cette situation inextricable a pour effet de produire dans les deux camps des éberlués. Comment l’auteur de ces pages sur Kant et sur la phénomènologie un doctrinaire nazi?.. Comment l’habile rhéteur un résistant au nazisme?
5. Une seule solution : la philo-sophie! Et j’entends le mot dans son acception la plus "élémentaire" comme amour du savoir et comme recherche. Et il s’agit bien en l’occurrence d’amour pour le savoir et non d’amour pour Heidegger.
6. Concrètement cela signifie que la seule solution acceptable est, à partir notamment d’un fond d’archives totalement accessible, d’appronfondir l’hypothèse – je dis bien hypothèse – d’un Heidegger nazi. Il faut multiplier les études, les analyses, les essais de décryptage. L’opposition entre les deux camps n’a rien à voir avec la démarche philosophique. Et quand certains acteurs se parent de leur compétence particulière pour discréditer les hypothèses "maximales" ils n’agissent pas en philosophes, mais en dogmatiques.
7. Ce serait plus qu’un drame, pour la philosophie, si la question demeurait figée comme opposition entre deux camps irréductibles. Pratiquement, cependant, seules des recherches effectives sur le nazisme de Heidegger et leur publication pourront à terme modifier le paysage.
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Je partage toutes ces conclusions , à part qu’à mon avis la philosophie survivra à l’antagonisme entre éberlués
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Si j’ai bien compris le point 4, tout comme monsieur Domeracki, les « éberlués » sont ceux qui ne voient pas de lien entre la pensée et l’engagement de Heidegger et/ou n’arrivent pas à le penser, que ce soit pour rejeter ou encenser Heidegger (quoique ce type d’erreur soit en général fait pour l’encenser, elle peut aussi être le fait d’un rejet a priori sans doute condamnable pour son refus de lire et de comprendre, mais moins dangeureux que bien des attitudes « compréhensives »).
Pour les points indiqués par Skildy (la lecture de Kant et la phénoménologie), je pense qu’il faut se replonger dans les entretiens de Davos, voir comment Heidegger utilise sa lecture de Kant, avec son insistance sur l’imagination transcendantale (conforme à tout un courant issu de l’idéalisme allemand), comme une arme de combat contre la raison humaine, et comment il passe à côté de la théorie kantienne de la liberté, comme l’a vu Cassirer. Pour la phénoménologie le sujet est trop vaste, mais le jargon propre à ce courant permettait le mélange de technicité scolastique et de pathos existentiel (« existential », pour jouer au martinien) qui fait le style propre de Heidegger.
Dire que Heidegger a été nazi n’est plus une « hypothèse », sauf pour une poignée de révisionnistes, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure son nazisme imprègne sa pensée.
Il n’y a pas « deux camps » dans notre affaire. Il y a d’une part Emmanuel Faye, de l’autre une campagne de diffamation menée contre lui, où émergent régulièrement des argumentaires révisionnistes. Je ne crois pas que l’on puisse les opposer et les rabattre l’un sur l’autre facilement…
Tout le problème est bien qu’il n’y a pas débat, le silence des universitaires spécialistes de Heidegger étant assourdissant. Si leur stratégie consiste à contourner le problème et à balancer des roses sur le fumier pour l’anniversaire de la mort du maître, alors on va au devant d’une banqueroute intellectuelle-ou plutôt on y est déjà.
Mais la philosophie devrait effectivement y survivre, si l’institution telle qu’elle existe à ce jour n’y survit pas. Elle pourra continuer longtemps à tourner en automatique, sans se rendre compte qu’elle est morte et mortifère, ce qui du reste était déjà pour partie le cas. On peut bien répondre philosophiquement à des insultes, à des sophistes, à des graffitis…
on peut désormais philosopher sur un silence.
Cordialement,
Yvon Er.
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Monsieur Er;
Pensez vous sincèrement que le rapport à Heidegger se fasse en « deux » camps , celui de Faye et celui de ceux qui tentent de le discréditer (comme si il en était besoin).
N’oubliriez vous pas 99 pour cent des chercheurs qui ne prennent pas acte des affrontement entre éberlués?
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Monsieur Domeracki,
à ma connaissance monsieur Emmanuel Faye a déjà été reçu dans une demi douzaine de facultés de philosophie pour parler de son ouvrage, dont en Allemagne et aux Etats-Unis. Son livre connaît un retentissement mondial.
Il est vrai par contre que les résistances qu’il rencontre en France connaissent aussi un retentissement mondial. Je peux vous assurer qu’en Allemagne le pire qu’on a pu dire à l’égard du livre de Emmanuel Faye c’est de l’accueillir avec un peu d’ironie, en disant que somme toute avec ce livre les français allaient découvrir la lune, dont nous allemands connaissions déjà l’existence.
Les heideggériens français, seuls sur leur île qu’ils prennent pour le centre du monde dans la mesure où ils ignorent tout de ce qui se passe ailleurs, ont décidés que puisque eux, le centre du monde, ne voyaient pas le problème, il n’existait pas.
La réputation des intellectuels français pour ce qui est de recycler les « penseurs » de la soi disant « révolution conservatrice » n’est plus à faire, et j’ai honte, oui honte, chaque fois que je me rends à l’étranger, que des collègues me le rappelle.
M. Domeracki je vous ai demandé dans un courriel précédent, fût-ce avec humour, de prendre position clairement : si la question du révisionnisme ne déclenche chez vous que l’ironie facile et à peine articulée, je ne vois pas pourquoi je continuerai à échanger des arguments d’autorité avec un étudiant tout juste capable de découper des citations dans la traduction Klossowski et de recouvrir les blogs de graffitis dont la couleur passe fort bien avec les diatribes de « Parolesdesjours ».
Je vous ai laissé, monsieur Domeracki, par 3 fois la possibilité d’engager un échange argumenté. Vous me répondez, perché sur les épaules de François Fédier et consorts, que vous n’entendez rien de là haut.
On ne discute pas avec n’importe qui, considérez désormais que pour moi les conditions minimales du dialogue ne sont plus réunies.
Je ne vous répondrai donc plus, et n’interviendrai à la rigueur que pour désamorcer une autre de vos tentatives.
Yvon Er
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POUR UNE FOIS CE N’EST PAS MOI QUI SUIS AUX PRISES AVEC MONSIEUR DOMERACKI ET JE M’EN REJOUIS; MERCI MONSIEUR ER DE PRENDRE LE RELAIS;MICHEL BEL
J’APPROUVE CE TEXTE.MB
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Bonjour à tous,
Il est difficile à beaucoup de philosophes français de supporter le fait que l’oeuvre de Heidegger ne soit pas quelque chose de purement philosophique. Il faudrait évidemment savoir en fin de compte ce qu’il conviendrait d’entendre par purement philosophique. Je signale que tous les penseurs français ne sont pas devenus des admirateurs inconditionnels de Heidegger. Je pense en particulier à M. Bouveresse qui a manifesté à l’égard de cette oeuvre une allergie de tous les instants. Le pathos existential du mage de Messkirch lui est apparu comme une sorte de perversion de la pensée philosophique. Le déni de réalité, qui est un des grands comportements humains, trahit chez les détracteurs du livre de M. Faye une position défensive. Que défendent ces penseurs? Que représente pour eux la philosophie heidegerrienne? Que signifie cette adhésion inconditionnelle? Est-ce vraiment cela la posture philosophique? La philosophie est-elle une religion?
R. Misslin
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Cher René Misslin,
j’attends pour ma part toujours la grandeur philosophique de Heidegger dont on nous parle depuis longtemps, et partagerais plutôt la position de J. Bouveresse.
Je m’interroge aussi sur la façon dont la philosophie accouche de dogmes et de sectes, alors qu’elle serait sensée plutôt apporter leur contraire.
Je continue à m’interroger, mais une piste serait peut-être de distinguer le projet philosophique et la philosophie comme instrument, dont les pouvoirs rhétoriques sont plus qu’utiles aux pouvoirs tout court.
Il y a peut-être aussi des désirs propres aux philosophes (tout savoir, convaincre…) qui sont des obstacles au projet critique.
Il faudrait en ce cas, pour reprendre un propos du même Jacques Bouveresse, tuer le philosophe en nous pour pouvoir continuer à philosopher.
Bien à vous,
Yvon Er.
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Bonsoir Monsieur Er
Merci pour votre réponse. Supposons que la philosophie était bien pour Heidegger un instrument. Mais pourquoi faire alors? Car, quoi faire avec une philosophie négative? Ou bien, la négativité de son ontologie était-elle, comme le suggère M. Bel, orientée, si je puis dire, vers la destruction de ce qu’il considérait comme l’égarement de la métaphysique occidentale. Mais, comment peut-on arriver à une idée de cette espèce? Comment peut-on avoir envie de rayer de l’histoire des siècles de métaphysique? D’où lui est venue une pulsion agressive aussi hénaurme? Le nihilisme comme agression? Un prétexte pour faire tabula rasa et s’établir dans la place laissée vide? Bref, un coup de force pour s’emparer de l’université allemande, de se faire des acolytes, les « disciples », pour y restaurer la pureté et l’autorité authentiques, aryennes,en un mot, afin de pouvoir se présenter au Prince, heil Hitler, comme le Guide spirituel de la politique raciale de purification du grand Chef germanique. Sur ce point aussi, je rejoindrai, en somme, M. Bel quand il montre comment, sous l’empire prussien, les philosophes et les militaires se distribuaient les rôles pour soumettre le peuple au pouvoir étatique. Peut-être qu’en fin de compte Heidegger n’a jamais eu d’autre « souci » que de restaurer le statut privilégié de philosophe de service. Bref, comme disait Bourdieu, une ontologie politique.
Amicalement
R. Misslin
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Cher René Misslin.
Vous me demandez, en somme, d’où vient le désir de domination. Il faudrait pour le comprendre se plonger dans la psychologie de ce monsieur, mais je vous avoue, comme je l’ai déjà dit à monsieur Bel, qu’il ne m’intéresse guère. Je ne suis donc pas à même de vous répondre plus avant.
Je pense qui plus est, et comme je vous l’ai plus ou moins déjà dit, qu’il n’y a somme toute rien de moins développé que ces pulsions là, quels que soient leurs déguisements. Voyage au bout de l’ennui…et de la répétition-de quoi ? Je n’ai je vous l’avoue plus envie de chercher, on découvre en général toujours les mêmes choses.
Par contre je pense que comme objet pour la sociologie il est un peu plus intéressant, tant sa posture « aristocratique » est typique d’un certain milieu intellectuel allemand de l’époque. En ce sens le travail de Pierre Bourdieu était et est toujours bienvenu.
Le statut de philosophe de service-de philosophe au service…
le philosophe de ses vices
le philosophe de sévices…
Skildy aurait sans doute plus de talent que moi pour développer ce genre de jeu, j’abandonne donc.
Bien à vous, et bonnes recherches.
Votre,
Yvon Er.
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