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Le phiblogZophe analyse ici une des premières séquences d’un western de John Ford de 1956 La prisonnière du désert.
Cette séquence est celle où, la famille étant réunie dans la maison autour de la table pour accueillir Ethan (John Wayne), on voit le jeune Martin Pawley arriver à cheval et entrer dans la maison pour se joindre à la famille et prendre son repas.
Le mieux est d’abord de décrire un des plans de la séquence. Si l’on compte les plans de la séquence depuis l’arrivée de Martin dans le cadre de la porte de la maison jusqu’au fondu-enchaîné où on le voit seul, la nuit tombante, assis devant la maison la séquence comporte 13 plans. Si 11 plans sont fixes 2 sont mobiles. Il s’agit du premier plan, qui est un panoramique léger et du sixième plan, qui est un très léger panoramique plongeant à droite pour accompagner le mouvement de Martin en train de s’asseoir à la table familiale.
I. Découpage
Soit donc le plan n° 3. Il nous permet de comprendre le dispositif de mise en scène et de filmage de la séquence.
La table familiale forme un angle droit avec une cuisine donnant, sur la droite, vers la porte par laquelle est entré Martin. On aperçoit celui-ci dans le lointain à travers l’ouverture de la « cuisine américaine ».
Ci-dessus le premier cadre de cette « cuisine américaine ». On observe que la croix des solives, au plafond, reprend le plan à angle droit de la table et de la cuisine. Nous sommes dans une famille de colons américains pauvres quelque part au bord du désert. Ford, catholique, souligne par la croix des solives la ferveur puritaine de cette famille chrétienne sans doute protestante.
La jeune Debby – Deborah – est debout sur la chaise pour accueillir Martin. (Elle est la future « prisonnière du désert »). La ligne de son regard appuie tous les autres regards – sauf celui de la mère – en train d’observer Martin. Ce plan nous l’appellerons le plan Debby-debout-sur-la-chaise.
Il faut nous familiariser avec l’espace scénique de la séquence. Au fond, sur la droite, se trouve la porte d’entrée. Le jeune Martin Pawley est vu dans le cadre de la « cuisine américaine » contourner la chicane pour se joindre à la famille d’Aaron et de Martha. Debby, vive et « amoureuse », accueille debout Martin. Il est trés important de remarquer que la jeune Debby est « amoureuse » de l’indien Martin. Martin est en effet un « métis ». Il a du « sang indien ».Tous les convives accueillent du regard Martin sauf Martha dont le rôle de mère est ici souligné par le contraste de la ligne de son regard pointée en direction de l’exubérante Debby. Elle lui demande en effet de s’assoir. Cette courte scène « dans » le plan est très significative. En se mettant debout sur la chaise Debby devient une grande fille, une femme et une « femme amoureuse » de Martin-l’indien. Nous reviendrons plus loin sur ce plan. Passons maintenant en revue les 13 plans de la séquence.
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Plan numéro 1 : L’arrivée-de-Martin.
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J’ai choisi deux photogrammes pour échantillonner ce plan tourné en panoramique léger. La caméra regardant vers la montagne se met ensuite légèrement en diagonale en serrant vers la table (la table étant dans le dos de la caméra). Tous les autres plans de la séquence seront ainsi filmés à la diagonale du carré virtuel dessiné par la croix des solives du plafond. Un des effets obtenus est de renforcer l’impression de cohésion du groupe tout en ne laissant pas échapper la complexité de la vie et les contradictions des personnages.
(On peut cliquer sur les photogrammes pour les agrandir.)
J’ai laissé dans le photogramme de gauche les traces du plan précédent. La séquence s’ouvre en effet sur un fondu-enchaîné. Elle se termine de même sur un autre fondu-enchaîné. Le spectateur, de même que Ethan qui ne l’a connu qu’enfant, ne connaît pas encore Martin Pawley. C’est un « métis » d’indien et de blanc. On le voit arriver à cheval. Il monte a cru, à l’indienne. Il semble jaillir du désert.
Après avoir laisser son cheval rentrer seul… à l’écurie Martin, après avoir montré brièvement son visage, se découpe en silhouette dans le cadre de la porte. Nous savons déjà grâce au plan n°3 que Martin semble parfaitement intégré à l’espace familial Martha/Aaron.
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Plan n°2 : La-table-attend-Martin.
Nous voyons bien se former la diagonale des regards. Dans le plan précédent la première direction de la caméra était à l’intention du spectateur. Celui-ci voit arriver dans le lointain, à travers l’embrasure de la porte, le personnage de Martin. Dans la seconde direction, à la suite du léger panoramique, la direction de la caméra épouse cette diagonale des regards. Dans un second temps elle se retourne dans une logique champ-contrechamp chère à John Ford. Ce qui est remarquable est que, par cette mise en scène intuitive, le spectateur devient tout autant un membre de la famille accueillant Martin que Martin accueilli par elle. Tous les regards, dans ce plan, sont tournés en direction de Martin. A l’extrême droite Ethan (John Wayne) est le seul qui ne connaît pas encore Martin devenu homme. Notons que la jeune Debby est peu visible dans cette partie du plan. Elle sera au contraire l’élément dominant du début du plan suivant. La porte, si importante au début de la séquence, fait une charnière d’opposition entre le désert et l’intérieur de la maison, accueillante et chaleureuse. Martin rejoint sa « famille ». Notons que le champ, en embrassant la famille et l’espace de la pièce, fait de toute la maison un lieu amical et hospitalier. Attaquée plus tard par les indiens elle partira en fumée…
Debby, en se mettant debout sur la chaise : Marty, c’est l’oncle Ethan!
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Plan n°3. Debby-debout-sur-la-chaise.
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Nous avons, puisque nous connaissons déjà le plan n°3, isolé le regard contrapuntique que Martha adresse à sa fille Debby pour modérer avec gentillesse ses ardeurs. Effacée dans la plan n°2 – c’est la petite dernière – elle se met en avant dans le groupe pour saluer celui qu’elle admire et dont elle amoureuse. Debout sur la chaise elle devient une femme!
Observons au passage la diagonale haut-bas qui part de Debby et rejoint les autres membres de la famille.
Au cours de ce plan, cependant, on voit Martin venir se placer face à Ethan pour le saluer. Celui-ci a autant de mal à le reconnaître qu’éprouvant de l’inquiétude à propos de son physique.
Martha, s’adressant à Debby : Debby, assieds-toi!
Martin, saluant Ethan : Bonsoir oncle Ethan!.. Soyez le bienvenu monsieur…
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Plan n°4 : Martha-Ethan 1.
Le regard de Martha est on ne peut plus significatif. Elle a épousé le frère d’Ethan, Aaron. Mais c’est Ethan qu’elle aime. Ce cadrage moyen sur Martha et Ethan est comme un mariage symbolique dans l’espace de la famille. Nous apprenons ainsi que, dans cet univers profondément chrétien, la réalité humaine effective fait toujours comme une diagonale par rapport à une vision rigide de la croix. Tel est le regard de Martha qui, et alors que Aaron son mari est au bout de la table selon la direction de la croix formée par les solives du plafond, préfère la diagonale. La caméra de Ford donne l’impression de pénétrer ainsi des secrets qui sont ceux de la vie dans sa complexité. Elle se fait complice des « diagonales ». Quant à Ethan, intrigué par Martin – lequel sera son compagnon d’errance et de recherche pendant des années – il le regarde de manière interrogative et inquiéte. Et c’est sous le regard intrigué d’Ethan que, dans le plan suivant, le spectateur découvre la vérité de la silhouette de Martin.
Martha, à Ethan : C’est Martin… Martin Pawley!
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Plan n°5. La-silhouette-se-fait-chair.a-s
Dans ce plan américain le spectateur, et la spectatrice, fait enfin connaissance avec Martin lequel s’apprête à s’asseoir parmi les siens. Avec le cadre, comme avec les étagères du fond, Martin forme une croix. Il a du sang indien.Il est l’indien crucifié mais aussi l’indien homme, enfant de Dieu comme les autres… blancs.
Martin, à Martha : Je m’excuse d’être en retard Tante.
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Plan n°6. Lucy-Martin-1.
En arrière plan, faisant face à sa femme Martha qui se trouve au bout de la table, nous voyons Aaron. Nous savons déjà ce qu’il faut penser du couple et de la « diagonale » Martha-Ethan. L’important est ici le face à face de Lucy et de Martin. Lucy porte bien son nom : Lucy, Lux, Lumière. Elle est lumière y compris par la couleur de ses cheveux. Martin, l’indien Martin, a les cheveux noirs. Dans la séquence Lucy est associée à la flamme de la lampe à pétrole. Lorsque, lors de l’attaque des indiens, Martha recommandera à sa fille Lucy d’éteindre la lampe celle-ci comprendra tout de suite le tragique de la situation et poussera un cri d’horreur. En éteignant la lampe c’est sa propre vie qu’elle voit s’éteindre. Kidnappée par les indiens elle sera violée et torturée à mort. Dans ce plan tout laisse supposer que Lucy s’est refusée à Martin. Elle est fiancée à Fred un autre « rouquin ». Il s’agit moins d’un racisme doctrinal, de la part de Lucy, que l’expression d’une situation où les sentiments les plus généreux entrent en contradiction avec la guerre de conquête. Laquelle, il est vrai, a des résonnances profondément racistes. Martin, malgré son sang indien, est admis dans le groupe. Mais son indianité fait peur à Lucy. Au début de l’attaque de la maison par
les indiens Lucy a tout de suite compris quel sort affreux l’attendait. Ses cheveux roux sont un trophée particulièrement recherché par les guerriers indiens tentant, par la terreur, de défendre sinon leur territoire du moins leur liberté. (On peut cliquer sur l’image). On notera que ce plan est légèrement mobile. La caméra accompagne Martin s’asseyant à la table. (Léger panoramique à droite descendant.)
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Plan n°7 : Martha-Ethan-2-fourchette.
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Dans le nom donné au plan « fourchette » n’est qu’un indice de script. Le thème du plan n’est évidemment pas la fourchette… Il s’agit surtout de prendre connaissance de la manière dont Ford varie des plans de même famille. Ethan ne cesse de regarder Martin Pawley lequel s’est assis du même côté que lui.
Ethan, à Martin : On pourrait te prendre pour un métis.
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Plan n°8. Lucy-Martin-2-plat.
Dans le plan Lucy-Martin-1 Lucy se saisissait du plat de la main droite. Maintenant c’est de la main gauche qu’elle le tend à Martin. Mais tous les regards sont tournés en direction d’Ethan.
Martin, à Ethan : Je n’ai qu’un huitième de sang indien, le reste est anglais.
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Plan n°9 : Plan-général-Aaron.
A droite du plan nous voyons le jeune Ben. Le spectateur connaît déjà le jeune garçon. C’est à lui que l’ancien officier sudiste Ethan – un raciste « doctrinaire » – a offert, désenchanté et vaincu, son sabre. Le plat passe maintenant de Martin à Aaron. Tous ces plans sont d’une richesse inouïe. Terrorisée par les guerriers indiens Lucy est fiancé à un autre « rouquin ». Mais l’indien Martin mange à la table d’Aaron. Aaron représente un christianisme sincère mais quelque peu rigide. Aaron est plus dans les principes que dans la vie réelle, laquelle lui échappe. Il est un excellent père de famille. Mais ce n’est pas lui que sa femme aime le plus…
Martin : D’aprés ce qu’on m’a dit.
Ethan : Allons!
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Plan n°10 : Lucy-Martin-3.
Lucy, comme il se doit, se sert en dernier. Elle est ainsi parfaitement à sa place de future maîtresse de maison. Mais elle est aussi à sa place dans le jeu des contradictions sociales. Le père de famille Aaron protège le fils adoptif métis mais Lucy aime un autre « rouquin ».
Aaron, à Martin (et au spectateur) : Ethan t’a trouvé sous une sauge aprés le massacre de tous les tiens.
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Plan n°11. Martha-Ethan-3-cafetière.
Ce troisième plan sur le couple d’amants Martha-Ethan est marqué à la cafetière… Ethan regarde davantage sa tasse à café que Martin. Ethan apparaît à la lecture comme étant au bout d’une table virtuelle. L’amour platonique de Martha et d’Ethan représente la vie par opposition aux seuls principes.
Ethan : C’est un hasard. A quoi bon d’en parler.
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Plan n°12 : Lucy-Martin-4-fourchette.
Quatrième variation sur le plan Lucy-Martin. Retour à la main droite de Lucy. On admire comment, par des petits détails picturaux, Ford donne de la vie à ses images et à leur succession.
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Le silence se fait…
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Plan n°13 : Martha-Ethan-4-sucre.
Les regards, dans cette fraction du quatrième plan Martha-Ethan, sont comme concentrés sur une vie de couple seulement virtuelle. Ethan se sert généreusement en sucre. C’est le dernier plan de la séquence. Il est « fondu-enchaîné » avec le plan suivant « 1-14 ».
… et se poursuit jusqu’à la fin de la séquence.
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Plan « 1-14 ». Une nouvelle séquence commence.
Un fondu-enchaîné nous conduit à ce plan où nous retrouvons Martin, assis le soir sur les marches devant la maison, regardant à travers la porte. Telle est sa situation. Il est « dehors-dedans ». Il est « intégré » mais seul. L’ironie de la situation fera que, pour rechercher la jeune Debby capturée par les indiens, il fera pendant des années équipe avec Ethan le doctrinaire sudiste et raciste. Pour rendre lisible ce plan voici le même en « croquis » noir et blanc.
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II. Diagramme des points de vue
Le diagramme suivant permet de visualiser comment l’espace est mis à profit pour filmer la famille Aaron/Martha et les points de fracture qui la fragilisent. « L’indien » Pawley est à la fois intégré et relativement marginalisé. Si la jeune Debby voit en Martin un homme aimable Lucy est prévenue du degré de férocité auquel est parvenue la guerre. Blancs et indiens se font une guerre de terreur. Au reste le côté « grand frère » de Martin est à la fois intégration et marginalisation sexuelle et raciale. C’est toute l’ambiguïté de la superposition de la croix et de la diagonale des regards.
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Les ronds noirs autour de la table représentent les personnages.
En bas à gauche du diagramme se trouve la porte d’entrée. Les pointillés représentent le cadre de la « cuisine américaine » par lequel on aperçoit Martin entrer dans la maison pour se joindre à la famille. Aux numéros correspondent les points de vue adoptés pour filmer les plans. Le diagramme est schématique. Il n’est pas à l’échelle et les flèches n’indiquent que la direction générale de la caméra.
Il est possible, en cliquant sur le schéma, de le mettre sur l’écran et de lire le descriptif des plans en suivant leur enchaînement sur le diagramme.
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III. Sur la dynamique interne des plans
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Jusqu’à présent nous avons vu comment la séquence était découpée en plans (11 fixes et 2 mobiles). Nous allons maintenant regarder de prés les trois premiers plans et observer comment ils sont dynamisés.
Plan 1-1bis. Il s’agit du premier plan de la séquence celui où l’on voit arriver à cheval et par l’embrasure de la porte « l’indien » Martin Pawley.
Nous allons simplement enchaîner quelques-uns des photogrammes de ce plan.
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(Il est possible, en promenant son regard sur les photogrammes, de restituer le mouvement interne au plan.)
Le détail agrandi n’a pas seulement l’intérêt de mettre en valeur la virtuosité indienne du cavalier Martin Pawley. Il permet de faire, dans notre présentation, la coupure entre les plans où le point de fuite des lignes de la porte part vers la droite et les plans où le point de fuite part vers la gauche. Cela correspond au fait que la caméra fait un léger panoramique gauche-droite. Au début du plan la caméra regarde l’extérieur « indien » comme en niant le groupe familial. A la fin du plan, au contraire, le groupe regarde Martin et Martin regarde le groupe. Il est passé du monde indien au monde blanc selon une ligne de fracture qui le traverse. Les deux derniers photogrammes montrent Martin en silhouette. Sa chair indienne s’efface au profit de sa chair « chrétienne ». Dans la maison il est extrêmement poli et civilisé. Il s’excusera auprès de sa tante de son retard.
Dans le diagramme nous avons ajouté une ligne fléchée en pointillé pour souligner l’importance de ce panoramique pourtant léger. C’est comme une porte qui nous fait passer d’un monde à l’autre. Il est comme la porte de la maison qui permet le passage entre un univers indien extérieur et un univers blanc et chrétien intérieur. Mais, nous l’avons dit, cette frontière objective traverse aussi les personnages.
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Plan 2 et 3. Les plan 2 et 3 sont ceux où l’on voit Martin Pawley aller se mettre à table parmi les siens, parmi ces chrétiens qui l’ont recueilli et adopté.
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La jeune Debby, assise au début du plan, s’apprête à se mettre debout sur sa chaise.
Debby est debout sur sa chaise. Cette position fera le lien avec le plan suivant.
« Assieds-toi Debby »… Regardons les visages de Martin et de sa mère adoptive.
Martha se tourne pour accueillir Martin. Debby s’assied.
Filmé d’abord seul à travers la porte Martin entre enfin dans le cercle familial.
« Bonsoir oncle Ethan…
… soyez le bienvenu Monsieur! » Ce monsieur est en réalité son vrai « père adoptif ».
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IV. Petite philosophie fordienne.
Le jeu de la croix et de la diagonale est l’emblème de la philosophie fordienne.
Regardons par exemple ce plan :
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Pour nous repérer : à gauche du plan nous voyons le départ de la cuisine américaine. La table est « en fuite » dans le plan selon l’ordonnance signifiée par les solives croisées du plafond. A la droite du plan se trouve les chambres. Dans notre dos probablement les toilettes et plus loin les écuries. Un feu brûle dans la cheminée.
La caméra filme bel et bien en diagonale. Deux motifs complémentaires sous-tendent ce choix. Le premier motif relève du bon sens : les images sont plus détaillées et plus riches, plus « paysagères ». Et quitte à filmer une table avec tous ses convives on le fera de manière d’autant plus aisée que le point de vue de biais ou en diagonale contournera les obstacles que peuvent constituer parfois les personnages. Cela dit il n’était pas nécessaire de marquer l’espace de manière aussi fortement à la « croix ». Le plafond est en ce sens comparable au crossroad du premier plan des Raisins de la colère. Ethan, comme Joad, est spirituellement à la croisée des chemins.
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Le premier plan des Raisins de la colère. Au loin la silhouette de Tom Joad (Henry Fonda).
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En réalité cette diagonalisation de l’espace croisé signifie essentiellement que la vie réelle, la vie sociale et politique est toujours plus complexe et plus nuancée que les seuls principes et cela pour le meilleur ou pour le pire. Dans le plan ci-dessus la diagonale souligne la complicité secrète mais ardente qui unit Ethan à Martha. La rigidité de la croix des solives signifie le caractère à la fois sacré et aliénant du mariage. De l’union désirée avec Ethan Martha ne peut que goûter de s’envelopper briévement dans le manteau d’Ethan. Nous la verrons, croyant ne pas être vue d’un pasteur, caresser et embrasser le manteau d’Ethan. (Cliquer sur la vignette.) C’est le seul corps qu’elle peut caresser.
Il y a plus cependant. Le fait qu’Ethan soit un sudiste vaincu met en relief ce que j’appellerais la tragédie du christianisme. L’espace croisé de la maison symbolise un projet de civilisation chrétienne confronté aux contradictions que constituent l’esclavagisme et le racisme. Les mythes des noirs ou des indiens comme sous-hommes ou comme non vraiment hommes s’effritent et se révélent comme des constructions destinées à justifier des rapports violents de domination. Que signifie être chrétien et vouloir que son prochain soit détruit ou mis ou esclavage? La maison croisée d’Ethan est en réalité un avant-poste de la conquête coloniale. Lorsque les indiens attaqueront nous la verrons se transformer en petite forteresse.
Mais la diagonale ne se réduit pas à cette torsion que la réalité de la guerre et de la haine inflige à la droiture de la croix. Les personnages ont leur diagonale intérieure. Pourquoi Ethan le raciste a-t-il sauvé le jeune Martin après que les siens eurent été massacrés? C’est une sorte de mystère au sens quasi religeux. A table, répondant à Aaron qui rappelle à tout le monde comment Ethan a « adopté » le jeune Martin Pawley, Ethan dira que c’est un hasard, qu’il n’y a rien à en dire. Cette adoption révèle pourtant le caractère tragique de cet espace croisé.
Lucy, Lucy la lumière, est très intelligente. Certes, Martin est son frère de lait et on peut imaginer qu’elle l’a toujours considéré comme son frère et non comme un amant possible et un mari. Mais la seconde voie était de toutes manières barrée. Nous sommes en guerre et la vie de Martin Pawley est suspendue à un acte de haine. Il est suffisamment « anglais » par métissage pour figurer sur une photographie familiale de chrétiens. Mais il est de coeur indien. Et la haine est à un tel point qu’un rien pourrait précipiter Martin et ses trop ardents défenseurs dans la tragédie. Il y a donc quelque chose d’impossible dans la situation de Martin. Il est aimé mais nul ne peut vouloir fonder une famille avec lui sans s’exposer au pire. Les blancs massacrent les indiens par haine, concupiscence et vengeance. Les indiens en sont venus à commettre des actes désespérés de violence terrorisante : pillages, tortures, rapts… Ils sont à bout et la fin de leur indépendance est proche.
L’espace croisé du christianisme guerrier est un espace tragique. On sait quels furent les vainqueurs des guerres indiennes. Dans le film de Ford, allégoriquement, la maison d’Ethan d’apparence si bien fondée partira en fumée. Martha sera violée et massacrée avec Aaron et le jeune garçon Ben. Lucy et Debby seront enlevées. Les guerriers indiens manquent de femmes les leurs étant souvent mortes ou bien cachées dans les montagnes avec les enfants.
La diagonale, toujours. Si Ethan n’avait pas sauvé Martin le film n’aurait raconté qu’un épisode simple et sans aspérité de l’histoire de l’Ouest. Nous serions restés dans l’épopée ou le drame et la tragédie nous aurait échappé.
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Martin Pawley comprend ce que les siens ont infligé à sa famille.
Ethan le frappera pour l’empêcher de voir ce qui est arrivé à ses parents adoptifs.
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La méthode est rude. Mais c’est la seule pour empêcher Martin de découvrir l’horreur. La diagonale de la scène est que, ce faisant, Ethan joue le rôle d’un père vis-à-vis d’un indien.
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V. Quel est le plan de la maison?
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Peut-on se représenter le plan de la maison d’Aaron et Martha?
Regardons cette photographie :
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La porte d’entrée par laquelle est entré Martin Pawley, au début de la séquence, se trouve non loin de l’angle formé par l’appentis que l’on voit à gauche et le mur de la partie droite de la maison. L’entrée doit contourner la cheminée. La grande table familiale est parallèle à la cheminée. A gauche se trouveraient les chambres. A droite les toilettes et diverses dépendances.
Les cavaliers vont contourner la ferme car l’entrée noble de la maison se trouve de l’autre côté. C’est par ce côté qu’Aaron et Martha aperçoivent Ethan venir vers eux à cheval.
Bien entendu il s’agit avant tout d’un décor. Rien ne dit que la maison n’est pas transformée en fonction des scènes à jouer. Faire le plan de cette maison c’est faire le plan d’un décor. Il faudrait donc pouvoir avoir accés aux documents de tournage, script et régie comprise.
De manière schématique le plan serait toutefois le suivant :
Il semble par ailleurs qu’une fenêtre se trouve à l’endroit de la cuisine. Elle est visible depuis le fond de la salle à manger.
Mais il est difficile de la placer le décor du fond étant moins évident que le décor de la salle à manger.
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Quoiqu’il en soit, grâce à un espace judicieux de mise en scène, cette séquence qui ne dure que 1 minute 7 secondes nous plonge au coeur de la tragédie à venir.
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Martin Pawley
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Supplément : article du Monde sur le 50e anniversaire du film.
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Les 50 ans de « La prisonnière du désert » de Ford (article du Monde)
‘est en plein mois d’août 1956 qu’est sortie en France La Prisonnière du désert, de John Ford. A l’occasion du cinquantenaire du film, Warner sort un double DVD qui contient une version admirablement restaurée du film et des suppléments passionnants (entretiens avec des cinéastes américains contemporains, extraits d’un bouleversant film amateur sur le tournage, spots publicitaires télévisés).
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Si le film est, presque unanimement, reconnu aujourd’hui comme une des oeuvres les plus importantes du cinéma américain, il n’en a pas toujours été ainsi. Au départ, il y a un fait historique : le kidnapping au Texas, en 1836, d’une petite fille qui deviendra la femme d’un chef Comanche et sera retrouvée plusieurs années plus tard, et ramenée de force dans la communauté blanche malgré ses protestations.
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Cet événement a fourni la matière d’un livre écrit par Alan Le May. John Ford, décidé à revenir à ce qui est considéré comme son genre de prédilection, le western, adapte le récit d’origine avec l’aide de son scénariste habituel, Frank S. Nugent, en y introduisant de substantielles modifications.
Le livre décrivait la quête de deux Texans à la recherche d’une petite fille enlevée par les Indiens. Le scénario transforme le centre d’intérêt du récit en s’attachant davantage au plus âgé, en faisant de l’autre un jeune métis et de la petite fille enlevée, devenue adolescente, la femme et non la fille adoptée du chef indien. La quête des deux hommes durera plusieurs années et les événements dévoileront progressivement l’ambiguïté radicale de leurs motivations.
Le tournage débute en juin 1955 à Monument Valley, désert de l’Utah qu’affectionnait Ford et qu’il avait immortalisé dans plusieurs westerns. The Searchers (titre original) rencontre un certain succès public aux Etats-Unis et un relatif mais convenu soutien critique.
La sortie en France de ce qui a été titré La Prisonnière du désert se fait donc en plein été. Une sortie discrète pour ce qui n’a été globalement considéré que comme un western de plus.
L’aveuglement fut quasi général et les critiques seront insensibles à son insondable complexité. Les Cahiers du cinéma lui consacrèrent une courte notule déçue. Ford n’était plus en cour et beaucoup regrettaient sa précédente période, celle du cinéaste humaniste, spécialiste des grands sujets, parfois couvert d’Oscars, l’auteur du Mouchard, des Raisins de la colère, de Qu’elle était verte ma vallée.
Si le mélange des genres a désarçonné les commentateurs, c’est surtout la noirceur et la cruauté qui dominent, notamment dans la peinture d’un héros raciste, soldat perdu de la guerre de Sécession, incarné par John Wayne, décidé tout le long du film non pas à sauver la captive mais à effacer la souillure de la promiscuité sexuelle avec les Indiens en la tuant.
Jean de Baroncelli dans Le Monde, s’il est d’une indulgence un peu condescendante, regrettera que « le caractère (du) principal héros reste obscur. Nous aurions aimé en apprendre un peu plus sur les raisons de son extravagant préjugé racial ».
Radio cinéma télévision (ancêtre de Télérama) écrira : « Si la haine est une passion qui fait partie de la nature humaine, on admet mal qu’elle se présente dans une oeuvre comme une donnée acceptable… »
Le racisme du personnage principal est projeté sur le réalisateur. Les conventions du western y sont devenues d’impossibles et insolubles contradictions, et tout monde y perd son latin.
La reconnaissance viendra plus tard progressivement. Dans Les Cahiers du cinéma de novembre 1966, Jean-Luc Godard écrira : « Comment puis-je haïr John Wayne (…) qui soutient Goldwater et l’aimer tendrement quand il prend brusquement Nathalie Wood dans ses bras dans l’avant-dernière bobine de La Prisonnière du désert ? »
Désormais La Prisonnière du désert est considérée comme une oeuvre-somme, une forme d’accomplissement, le symptôme d’une histoire qui s’achève (celle de « l’ancien » Hollywood) et d’un genre (le western) qui atteignait là ses limites, mais aussi comme un film séminal, qui allait contenir tous les récits à venir d’un Hollywood qui ne sera plus jamais comme avant.
Dans son premier long-métrage Who’s that Knocking at my Door, Martin Scorsese filme, en 1967, une longue conversation sur le film de Ford entre Harvey Keitel et la jeune fille qu’il tente de draguer. Il insérera un extrait de La Prisonnière du désert dans Mean Streets et la structure de Taxi Driver est calquée sur celle du film de Ford. Tout comme celle de La Guerre des étoiles, de George Lucas, de Hardcore, de Paul Schrader. Michael Cimino ou John Milius (scénariste d‘Apocalypse Now et réalisateur) revendiquent son influence.
La Prisonnière du désert est un étendard, un point de ralliement pour de nombreux cinéastes de ce que l’on a appelé le « nouvel Hollywood ». Ceux-ci y ont vu l’origine de leur propre cinéma, hanté et chaotique. Si le propre d’une véritable oeuvre d’art est d’être en avance sur son temps, alors La Prisonnière du désert correspond bien à cette définition.
« La Prisonnière du désert », de John Ford, 1 coffret de 2 DVD Warner Home Video « édition collector ».
Un des films les plus aboutis de John Ford. Cette quête pour l’identité, qui commence dans les limbes d’un massacre et s’épuise dans une promesse improbable, se déploie dans les paysages célestes de l’Ouest américain. Un des plus beaux rôles de John Wayne !
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