Vision naturelle et vision transcendantale

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Par vision transcendantale je n’entends pas ici ce qui serait désigné par la vision en tant que métaphore. Il ne s’agit pas, par exemple, de "l’oeil de l’esprit" ou même de ce qu’on appelle évidence mais bien de la perception visuelle, de cette vision qui, au terme de ce que Husserl définit comme la réduction transcendantale, se dévoile à nous comme un état de conscience intentionnel, comme conscience perceptive-visuelle de…

C’est un fait que la conscience naturelle se trouve particulièrement "paradoxée" par la méthode phénomènologique husserlienne. Puisqu’il s’agit, par l’époché, ou mise entre parenthèses, de suspendre la croyance au monde et donc, aussi, la croyance en nos sens, nous nous retrouvons avec un état de conscience, en l’occurrence une perception visuelle qui, pour être intentionnel, nous apparaîtrait comme privé de tout substrat physique. Qu’est-ce qu’un état de conscience transcentantal, une vision transcendantale par exemple, alors que la réduction semble le soustraire à tout ancrage dans le monde, dans ce monde en tant qu’il comprend notre corps et donc nos organes sensoriels?

Il ne s’agit évidemment pas d’une "folie" solipsiste. L’intentionnalité suppose le monde puisqu’elle le vise. Le transcendantal n’est pas la sensation, dira-t-on, mais le sens (au sens de signification). Il est, pour reprendre le mot à Erwin Straus, le sens du sens.

La question serait  cependant de savoir si ou en quoi l’analyse phénomènologique a une portée anthropologique. Husserl l’envisage comme la philosophie véritable, comme la philosophie en tant que science rigoureuse. Mais elle est aussi une théorie de la culture, une théorie du fait humain comme phénomène de significations. Si nous restons captifs du naturalisme non seulement ce phénomène nous demeure caché mais nous contribuerions à compromettre la vitalité et le développement même de la culture.

Le point de vue transcendantal semble en ce sens nous permettre de jeter un regard sur notre être naturel lui-même. Si l’intentionnalité est bien une structure, et ce qui fait que toute conscience est conscience de…, nous ne cessons, à "l’état naïf", d’avoir des "intentions transcendantales" tout en les considérant comme "naturelles". Or, et sans que nous puissions sans doute atteindre l’essence même de ce naturel, l’évidence transcendantale nous ferait découvrir l’impasse que représente la stricte naturalité du point de vue de l’émergence des significations culturelles. Qu’est-ce à dire?

Imaginons une montagne, sa vallée et, sur un sentier, un homme marchant dans le paysage. Si nous opérons comme une coupe qui traverse l’ensemble, l’homme compris, nous ne ferons que saisir un complexe de relations strictement naturelles. Nous ne saisirons rien de ce qui fait que cet homme a des représentations de cette montagne, des projets, des croyances, des angoisses…

Pour considérer la vision, par exemple, elle peut s’analyser comme un processus strictement mécanique et naturel. Le mécanisme de la vision humaine, au même titre que le mécanisme de la vision du lynx ou de l’aigle, est lui-même une composante du monde naturel objectif. Mes yeux sont aussi réels que la montagne elle-même. Bien sûr, sans la lumière solaire, il n’y aurait rien à voir, il n’y aurait pas d’yeux, il n’y aurait pas de vie. Mais  il n’y aurait pas non plus ce climat que nous connaissons et qui contribue à façonner la montagne elle-même. Bref, la montagne et le promeneur ont en commun d’être, à leur manière, articulés au phénomène de la lumière en tant que rayonnement "mécanique" en provenance du soleil.

En ce sens nos yeux et les rochers de la montagne sont les parties d’un vaste système naturel objectif. Ce système n’est pas semblable à un mécanisme ajointé tel que, par exemple, celui d’un moteur. Par définition ce qui voit est en mouvement dans le système. L’arbre, qui ne voit pas, ne se meut pas. Il obéit à d’autres règles systémiques.

Cela signifie que la montagne se prolonge, dés lors qu’il y a de la lumière et des yeux, en visions naturelles. La montagne pénétre ainsi le corps, en tant que corps voyant, sous forme d’images visuelles naturelles. Et les yeux eux-mêmes, et c’est surtout vrai – nous verrons bientôt pourquoi – des yeux animaux, semblent se prolonger dans le système général lui-même.

Autrement dit dés lors qu’il y a quelque chose comme une montagne, un climat, de la lumière, des êtres vivants dont certains sont des voyants, ces éléments forment un système d’interdépendances, ce qu’on appelle un biotope. Ce qu’il convient surtout de comprendre c’est le rôle que jouent les perceptions dans l’évolution et la dynamique du biotope. Les organes sensoriels sont ainsi des éléments d’une mécanique complexe globale.

Le promeneur peut s’efforcer d’oublier son étrangéreté au biotope qu’il traverse, son extériorité. Il comprendra alors que, quand on est animal, une perception visuelle est essentiellement articulée à des mouvements visant à obtenir de la nourriture, à se joindre à des partenaires sexuels, à se protéger, progéniture comprise, des (autres) prédateurs. Bref, voir signifie  participer nécessairement  au "fonctionnement" du biotope.

Dans les termes husserliens cet univers sans humanité serait dépourvu d’intentions, au sens transcendantal, mais peuplé de besoins et de désirs. Voir, c’est voir par exemple la proie dont on va se saisir pour la tuer et la dévorer.

Mais, se demandera-t-on, qu’est-ce alors que la vision transcendantale, la vision humaine? Husserl l’aurait découverte précisément parce que les oeuvres culturelles la suppose. Voir une montagne, pour des êtres humains, ne se réduit pas à la poursuite de nourriture, à la fuite devant les dangers, à la recherche de partenaires sexuels. Voir une montagne c’est la mettre en récit, par exemple quand on est à la fois alpiniste et conteur; c’est la peindre, la photographier; c’est dresser des cartes, tracer des chemins; c’est méditer sur la beauté du monde et la petitesse de l’homme…

La vision transcendantale, d’un point de vue descriptif, est cette vision qui ne se contente pas d’articuler biologiquement le corps aux autres corps, mais qui ouvre tout un horizon de possibilités de significations. Et c’est bien parce qu’un tel monde de la culture est une effectivité qu’un état de conscience peut se réduire à son aspect transcendantal – à son intentionnalité – et être comme dépourvu de substrat physique.

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