Violence du déni
A propos de la « réponse » de C. Malabou
(La quinzaine littéraire, 1er septembre 2005)
Il existe en France des heideggériens radicaux qui persistent à affirmer, en
dépit de tout ce que l’on peut aujourd’hui connaître, que Heidegger était «irréprochable», et d’autres en apparence moins radicaux, mais plus
inconséquents encore : ils admettent qu’il a pris une «position politique
abjecte », mais refusent d’en tirer les conséquences critiques en ce qui
concerne son oeuvre. Ces deux familles de heideggériens se déchaînent avec la
même violence contre ceux qui montrent à quel point le politique et
l’ontologique s’interpénètrent chez Heidegger. Les attaques de Catherine
Malabou contre notre livre en sont un bel exemple : on y voit comment la
vénération envers Martin Heidegger, érigé en penseur incontournable sans lequel
il serait « impossible de penser », conduit à l’aveuglement et à un déni
radical. Tout ce qu’elle dit et présuppose se résume en deux formules :
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1. On peut attaquer un livre que l’on n’a pas lu. C. Malabou affirme que l’on
trouve dans Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie «un seul
texte réellement inédit », le séminaire de 1933-34. Elle qui se dit pourtant
spécialiste de Hegel et Heidegger, n’a pas vu que ce travail porte également
sur un second séminaire inédit, qui s’intitule Hegel, sur l’État, et auquel un
chapitre entier est consacré. Elle n’a pas feuilleté le livre plus loin que le
chapitre 5, et ce qu’elle dit des premiers chapitres montre qu’elle ne les a
pas lus sérieusement. Elle affirme par exemple que « les chapitres 2 et 3 se
cantonnent à l’étude de textes qui se trouvent dans le volume 16 » de l’oeuvre
intégrale (Gesamtausgabe), alors que l’ouvrage s’appuie sur un ensemble de
lettres et de documents, confer p.78-84, qui ne figurent pas dans ce volume
16.
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2. Qui plus est, chercher est inutile, tout est déjà connu. C. Malabou affirme
que le livre «n’apporte rien de nouveau ». Au-delà d’omissions volontaires ou
non, ce déni radical la conduit à reprocher à l’étude des cours de 1933-35
(dont trois ont récemment paru), de n’apporter « aucune révélation », au motif
que ces cours sont déjà publiés ! L’analyse critique d’un texte
n’apporterait-elle donc rien de neuf ? En outre, C. Malabou se tait sur le fait
que le livre propose la première étude publiée en France sur les trois cours en
question. Elle-même, dans son Change Heidegger, ne les cite jamais, pas même
dans sa bibliographie. C’est pourtant dans ces cours que l’on découvre que le
mot «transformation » (Wandlung), mis en avant par elle comme un terme en soi
libérateur, est celui-là même utilisé par Heidegger dans son enseignement – et pas
seulement dans ses discours – pour désigner la « grande transformation » dans
l’existence de l’homme qu’apporterait Hitler (Gesamtausgabe, t.36/37, p.119 et
225).
Or, il y a, chez C. Malabou, un tel déni de la recherche philosophique et
historique qu’elle n’hésite pas à affirmer que « tout ce que nous apprendrons
‘de plus’ dans le futur avec la publication de l’intégralité de l’oeuvre, ne
changera rien » à ce que nous savons déjà. L’état actuel de la Gesamtausgabe de
Heidegger (66 volumes parus sur 102 annoncés), avec les cours hitlériens
qu’elle comprend, montre au contraire que la réception passée de l’oeuvre n’est
plus à la mesure des problèmes qui se posent aujourd’hui. On peut donc
envisager qu’il y aura encore d’autres remises en question. En se gardant de
tout pronostic sur ce que nous apprendra la recherche à venir, on souhaite
seulement aux plus jeunes chercheurs un climat plus serein, sans procès
d’intention, sans attaques personnelles. En tout cas, ceci est clair désormais
: à travers ses cours et ses séminaires qu’on peut maintenant lire et analyser,
on ne peut plus réduire le nazisme de Heidegger à son engagement personnel, il
concerne aussi son enseignement et sa pensée, bref, son oeuvre même.
Sur ce point essentiel, C. Malabou affirme que personne n’aurait jusqu’à présent
fait preuve d’une « force philosophique » égale à celle de Heidegger, en sorte
de pouvoir établir que l’oeuvre même serait compromise. Elle qui nous reproche à
tort de ne citer « aucun philosophe » ayant écrit sur Heidegger parce que nous
ne traitons pas de toute sa réception française déjà analysée par D. Janicaud,
passe sous silence les nombreuses références de notre livre aux auteurs qui, de
Karl Löwith à Jürgen Habermas et Richard Wolin, ont lucidement critiqué les
implications politiques de son oeuvre. En outre, depuis quand la controverse
philosophique se réduirait-elle à des rapports de force ? L’établissement d’une
vérité philosophique n’est pas une question de force, mais de discernement
critique et d’analyse des textes. Or, lorsque Heidegger identifie la relation
entre l’être et l’étant à celle qui unit l’État hitlérien au peuple entendu
comme « unité de race », et qu’il confond la question de l’homme avec
l’affirmation des « possibilité fondamentales de la race originellement
germanique », on comprend que le racisme nazi imprègne sa pensée jusqu’à son
coeur. C’est pourquoi la puissance que l’on a trop longtemps prêtée à Heidegger
n’est rien d’autre qu’une volonté de destruction de l’homme comme tel, volonté
radicale même si les stratégies du discours heideggérien et la vénération de
ses apologistes tentent de la masquer.
Pour étayer l’ensemble des dénégations et attaques exposées plus haut, C.
Malabou utilise deux arguments :
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1. Qui critique un auteur nazi est complice des nazis. Il est consternant de
retrouver cet argument odieux – couramment utilisé depuis 1945 par les auteurs
d’extrême-droite contre tous ceux qui critiquent le nazisme – sous la plume de
C. Malabou. Elle taxe en effet le travail critique sur Heidegger de «complicité » avec ce qu’il « rejette » : « police de la pensée », « épuration», « bûchers », voilà les mots qu’elle n’hésite pas à utiliser à propos de nos
recherches. Quelle conception du travail intellectuel et scientifique se
fait-elle donc ? Reproche-t-on à un historien du IIIe Reich de critiquer
l’action de Hitler ? Est-il aujourd’hui interdit à un philosophe de proposer
une analyse critique des cours nazis et des séminaires hitlériens de Heidegger,
et de le faire de façon approfondie et sévère?
Le propos de notre livre n’est autre que d’exposer le résultat de nos recherches
: elles montrent que les fondements de l’oeuvre de Heidegger sont bien trop
imprégnés de racisme nazi pour que l’on puisse les considérer sans discussion
comme philosophiques. Un auteur qui utilise dans ses cours un aphorisme de
Héraclite pour préconiser « l’anéantissement total » de l’ennemi intérieur enté
sur les racines du peuple, et cela au moment où les juifs allemands sont
chassés de la fonction publique et les opposants politiques internés dans des
camps et assassinés, ne fait plus de philosophie.
Cela dit, suggérer que nous souhaitons brûler Être et temps, etc, n’est qu’une
mauvaise plaisanterie, d’autant plus inacceptable que Heidegger, quant à lui,
s’est fait le complice des autodafés nazis (comme nous le montrons justement
avec Hugo Ott) malgré ses dénégations de 1945. Nous demandons au contraire
qu’on entreprenne de nouvelles recherches et nous réclamons un débat de fond
entre esprits libres et lucides. A cet égard, ce qui a eu lieu à l’initiative
de collègues professeurs de lycée le 14 mai en Sorbonne, c’était une discussion
sans complaisance sur le statut de l’oeuvre de Heidegger et son utilisation dans
l’enseignement philosophique, et non une campagne idéologique. Pour notre part,
nous estimons nécessaire, compte-tenu de son influence, de poursuivre la
recherche et la critique avec des étudiants avancés.
Par ailleurs, C. Malabou croit utile d’ajouter quelques railleries. Elle trouve
« dérisoire » de rapprocher l’anti-cartésianisme de Heidegger dans les années
1930 de son nazisme. Pourtant, c’est un fait que la brutalité des termes alors
employés par lui contre Descartes et toute philosophie qui partirait du moi
humain : « déchéance spirituelle », et même « dégénérescence » (Entartung – un
mot de la doctrine raciale nazie) ne relève plus de la philosophie. Quant à la
croix gammée, celui qui dispose d’un minimum de culture historique sur la
mythologie du IIIe Reich sait bien qu’il ne s’agit pas seulement d’un insigne
porté à la boutonnière, mais d’un symbole dont tous les auteurs pré-nazis et
nazis développent des lectures tout à la fois ésotériques et politiques. Que
des éléments de cette interprétation affleurent en 1935 dans le commentaire
heideggérien des hymnes de Hölderlin et dans le curieux schéma qu’il trace à ce
propos n’a donc rien de surprenant, d’autant que ce cours se veut ouvertement
politique.
Nous nous accordons avec C. Malabou sur un seul point : la conviction qu’il n’y
a pas de philosophie nazie, mais on ne saurait nous opposer cette vérité comme
une objection puisqu’il s’agit de notre thèse, à savoir que la doctrine
heideggérienne ne constitue pas une philosophie puisqu’elle est nazie jusque
dans ses fondements ; par là même elle ne crée pas une nouvelle philosophie,
mais tend à détruire la possibilité même de philosopher. C. Malabou nous oppose
enfin une ultime dénégation. Selon elle :
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2. Qui s’oppose à un auteur nazi joue au résistant a posteriori. Cette
affirmation – d’ailleurs en contradiction avec l’argument précédent dans lequel
elle prétendait assimiler celui qui critique le nazisme à un nazi – repose sur
un procédé funeste que l’on pourrait nommer l’argument « Lacombe Lucien » : nul
n’a le droit de s’opposer aujourd’hui aux idées nazies, car nul ne sait ce
qu’il aurait fait en 1940. Comme si résister de tout son être à l’entreprise
raciste et meurtrière du nazisme – et à sa propagation par les écrits – ne
constituait rien de plus qu’un accident soumis aux aléas de l’histoire, et non
un engagement moral et humain, personnel et profond ! Ce sont en réalité tous
les fondements humains et philosophiques de nos choix éthiques qui se
trouveraient ruinés si l’on admettait un pareil argument.
Quoi qu’il en soit, ni les attaques personnelles, ni les dénégations les plus
outrées ne pourront désormais occulter le fait que la compréhension de
Heidegger est entrée dans une nouvelle phase. En effet, à côté de travaux
récents comme ceux de Gregory Fried sur le polemos heideggérien ou de Reinhard Linde sur la mentalité totalitaire de l’auteur de Être et temps, les écrits
édités et analysés dans notre livre prouvent que le racisme nazi, la volonté
d’extermination totale de l’ennemi débusqué dans le peuple, l’ambition de la
domination planétaire de la race germanique, constituent les racines mêmes de
la doctrine heideggérienne de l’être. La façon, notamment, dont il associe au
début des années 1940 la « vérité de l’être » à ce qu’il nomme « l’essence non
encore purifiée des allemands » le montre bien. C’est pourquoi il est essentiel
de poursuivre la critique de fond de l’oeuvre de Heidegger, non pour prendre sur
soi une « douleur » que Heidegger lui-même, dans son cynisme d’après 1945, ne
semble nullement avoir éprouvée, mais pour dissiper la nébulosité
heideggérienne et comprendre enfin ce que son oeuvre signifie. C’est à une
véritable intelligence de ces textes que nous en appelons aujourd’hui.
Emmanuel Faye
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16 commentaires à Violence du déni. La réponse de Emmanuel Faye à Catherine Malabou.
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A propos du nazisme de Heidegger
Je ne suis pas philosophe de métier, mais je lis avec intérêt les débats et les réactions parfois étonnamment violentes que soulève le livre de M. Faye (il est vrai que Musil prétendait que les philosophes étaient des violents!), parce d’origine alsacienne (mon premier instituteur était un Allemand inscrit au parti nazi chargé de nous « umschuhlen » c.à.d. nous instruire dans un sens opposé), je m’étonne qu’on s’étonne des positions politiques de Heidegger: il était un vrai allemand de l’époque, un « boche » comme nous disions en Alsace, conditionné par un dressage familial et scolaire « prussien » à être (ah! l’ETRE)un nationaliste fanatique et intransigeant: Deutschland (bis) über alles! Faut-il s’étonner qu’un homme qui se voulait philosophe n’ait jamais pu mettre en question son dressage? Ce serait ignorer ce qu’était l’éducation prussienne: c’était une éducation où l’on apprenait essentiellement à marcher au pas, c’était cela devenir un authentique (ah!l’authenticité!)allemand. Or, je ne suis pas persuadé que l’on puisse après un conditionnement pareil durant l’enfance se défaire facilement par la réflexion adulte des réflexes ainsi acquis précocément. Ce serait, je crois, succombé à « l’aveuglement extrême que seule peut susciter l’illusion de la toute-puissance de la pensée », pour citer la dernière phrase du livre si éclairant (ni à charge, ni à décharge) de P. Bourdieu: « L’ontologie politique de Martin Heidegger ». Je crois, en effet, qu’une des grandes illusions humaines c’est notre tendance à surestimer la réflexion au détriment des réflexes innés ou appris. M. Faye a raison de promouvoir une lecture critique de l’oeuvre de Heidegger. Mais critiquer n’est pas juger, encore moins condamner.
R. Misslin
Cher René Misslin,
vous avez raison de dire à quel point c´est une faute que de surestimer les pouvoirs de la réflexion, même si je ne vous suis pas jusqu´au bout (après tout d´autres que Heidegger ont bien eu cette éducation « teutonne », mais ont fini par prendre leurs distances). Par contre je pense que c´est le rôle d´un philosophe que de nous montrer comment la réflexion peut nous libérer, ne serait ce qu´en partie-par exemple en prenant conscience de nos déterminations, à la manière de Spinoza, ou de nos déterminations sociales pour vous suivre (on pourrait alors parler de « spinozisme bourdieusien »).
Si vraiment Heidegger n´est que le produit formaté du prussianisme en matière d´éducation, se pose alors la question de savoir si il s´agissait d´un grand philosophe, question à laquelle on ne peut plus alors que répondre non.
On pourrait en ce cas suivre E.Faye selon une voie qu´il n´a fait qu´esquisser, et faire de Martin Heidegger non plus un grand philosophe, mais un grand objet d´études historiques et sociologiques, et là je pense qu´il y a une voie à suivre- et une raison, pour le coup, de lire Martin Heidegger.
Cordialement,
votre,
Yvon Er.
Bonjour Monsieur Er,
Merci pour votre réponse tout à fait éclairante. Je partage votre conception de la philosophie, une méthode pour relativiser par la réflexion nos passions, c.à.d. nos réflexes. Ce que je trouve bizarre chez Heidegger, c’est sa façon de toujours repousser la réflexion vers des horizons lointains, comme vers ce que Nietzsche a appelé, de façon humoristique, les arrière-monde. On dirait de la philosophie négative comme on parle de théologie négative. Cette fuite devant la réalité vers le monde imaginaire de l’ETRE qui, à mes yeux d’éthologiste, correspond à un véritable comportement de défense, s’explique peut-être par la dureté des temps, et donc par l’incapacité de se sentir chez soi dans un monde aussi cruel. C’est une hypothèse. Bien installé dans cette bulle immunitaire (comme dirait Sloterdijk), Heidegger pouvait se dédouaner des passions de son étant en se bouchant le nez devant l’immonde. Ca s’appelle sans doute de l’angélisme. En tous les cas, je n’arrive pas du tout à lire Heidegger comme un philosophe.
RM
Cher René Misslin,
pour rebondir sur votre analyse : je crois savoir que Emile Bréhier a décrit « Être et temps » comme un « gnosticisme tronqué », parce que si le corps et la réalité relèvent de la déchéance (« Verfallen ») chez Heidegger, il n´y a pas chez lui de salut, d´accès à une libération. Un rapport à la faute sans le salut … sauf dans la pure décision face à la mort et la « Selbstaufagabe » pour la communauté ?
J´approuve tout à fait votre expression de « philosophie négative », elle me parait excellente et en un sens va plus loin que Emmanuel Faye quand il dit que Martin Heidegger n´était pas un philosophe, dans la mesure où avec cette expression de « philosophie négative » on comprend que cette pensée a un rapport nécessaire avec la philosophie et le pouvoir qu´elle donne sur la langue (ce qui fascine toujours ceux qui sont en proie à ce que vous nommez le « complexe du gourou » ; voir les passages où Heidegger dit que la grandeur de Hegel tient au pouvoir qu´il a eu sur la langue), sans être de la philosophie, ou plutôt en en étant son inversion et sa destruction radicale, de l´intérieur-sa « Destruktion ».
Il est en effet fascinant de voir que ce qui arrive de plus important au Dasein est sa mort, qu´il ne mange ni ne dort, que bien évidemment il n´est pas en lutte pour ses conditions de vie et de travail, qu´il n´aime ni ne b…
Tout l´inverse d´un Montaigne effectivement. Quand on voit le parcours d´un Marcuse (tel que le décrit Richard Wolin dans son « heidegger´s childrens », dont j´ai déjà parlé ici), il est impressionant de voir qu´il a réussi à séduire de jeunes et brillants étudiants par son pathos « existential » de l´engagement, leur laissant penser qu´ainsi on s´occupait de la vie concrète quand les néo-kantiens et les analytiques ne semblaient soucieux que de théorie de la connaissance ; le même Marcuse se rendit compte par la suite qu´en fait Heidegger était sans doute autant dans l´abstraction que les autres (je dirais plus, dans la mesure où son abstraction est bien une négation), mais son parcours illustre bien la nécessité dans laquelle se trouve la philosophie de ne pas abandonner le terrain moral et anthropologique, au risque sinon de le laisser à des gourous.
Est-ce un hasard si cette « philosophie négative » est devenue la philosophie quasi officielle de l´université française, au point de devenir une nouvelle scolastique avec son jargon propre inaccessible au « vulgaire » ? Bien évidemment si je pose la question c´est que je ne le crois pas ! Pouvoir se croire engagé parce que l´on parle de l´ »être », sans avoir à faire l´effort de la recherche empirique ni de prendre le risque d´un engagement véritable, faire passer le commentaire d´auteurs pour une oeuvre philosophique propre parce que l´on viole systématiquement la pensée des auteurs pour leur faire dire ce que l´on veut : la même chose, que l´on parle de Leibniz ou de Kant, parce qu´on les a englobés dans une « historialité » qui redouble de manière totalisante l´histoire réelle…histoire réelle dont on peut désormais se passer, puisqu´elle n´est que le pâle reflet de l´histoire véritable, dont on connait déjà tout…ce qui permet d´écrire une « histoire de la philosophie » coupée des auteurs vivants et de leur contexte, avec ses conflits et ses échanges. D´autant plus bien sûr qu´ainsi on n´a plus à poser la question du lien entre la vie et la pensée (ce que vous nommez « angélisme », mais qui pourrait bien être la posture perverse par excellence), question sans laquelle je ne crois pourtant pas de philosophie possible.
On est bel et bien dans un mysticisme complet, et il est attristant de voir le nombre de philosophes attirés par cela…il y aurait matière à travaux pour l´éthologie humaine. Y aurait-il un rapport entre cette mystique et la volonté très philosophique de tout savoir ? A moins que le mysticisme de bazar ne soit le meilleur compagnon du carriériste fervent. Je pense que l´on pourrait définir l´homme comme un prédateur ayant par surcroît besoin de justifier sa prédation, ce qui explique les grands dégagements d´idéalisme qui accompagnent toujours les grandes truanderies… à ce propos je pense qu´avec l´université on a un terrain idéal pour observer l´homo carieristus en action (quête de l´avancement académique-approbation des plus forts-, manipulation des plus faibles-influence-, monopolisation des jeunes femelles, etc.) dans un milieu à la fois naturel et protégé…Martin Heidegger, ou comment survivre à l´université ? Un vaste sujet d´études à soi seul…
Bien à vous,
Votre,
Yvon Er.
Cher Monsieur Er,
Merci pour votre réponse que je trouve très stimulante. Je suis touché aussi que mon propos un peu éthologique ait trouvé auprès de vous un écho. On a amplement analysé philosophiquement l’oeuvre de Heidegger, Bourdieu en a fait une superbe analyse sociologique, mais l’éthologie n’a pas fait, en France du moins, dans les milieux dits cultivés, une grande percée. Je pense que beaucoup de penseurs la considèrent comme du biologisme bébête, voire dangereux. Cependant, moi qui ai passé beaucoup de temps à observer des animaux, je dois vous avouer, et je ne tiens ici à ne vouloir choquer personne, qu’ils m’ont beaucoup appris sur … les hommes! Or, lorsqu’on envisage la vie et l’oeuvre de Heidegger avec un certain regard éthologique, il est frappant de constater que cet homme était visiblement un dominant. Jaspers, je crois, a noté combien la façon d’enseigner de Heidegger n’était pas celle d’un philosophe, dans le sens où il essayait d’enseigner à ses élèves le goût de la réflexion critique. Au contraire, il s’agissait d’un enseignement dogmatique, autoritaire, qui ne laissait guère aux étudiants la possibilité d’acquérir la liberté de penser. Que le nazisme ait pu attirer ce genre de personnalité se comprend dès lors facilement, puisqu’il s’agissait justement d’un mouvement qui ne croyait qu’à la force. Que Heidegger soit resté fidèle même après la guerre à sa posture n’a rien d’étonnant, à mon humble avis, car une posture de ce type n’est pas fondée en raison, ni choisie en conscience, elle est désirée, parce que désirante, elle est renforcée cérébralement d’une manière robuste parce que les bénéfices affectifs qu’elle procure sont enchanteurs. Peut-on un instant douter que la recherche de la dominance, donc du pouvoir, n’est pas un comportement sélectionné par l’évolution, quand on voit l’histoire des hommes, quand on ouvre les journaux, quand on assiste aux campagnes électorales, quand on sait que des chefs, grands, moyens, petits peuplent le zoo humain dans n’importe quel lieu où l’on se trouve. Schopenhauer et Nietzsche (après Montaigne) savaient bien que les hommes, tels les animaux, se comportent, et ils ne faisaient pas des manières pour le reconnaître. Mais bizarrement, (mais est-ce bizarre?), pour Heidegger l’homme est plus proche de Dieu que des animaux. Que faire avec de pareils personnages? Pas grand chose, car rien ne les atteints, l’instinct les protège. Même le rire d’un Nietzsche n’a pas guéri Heidegger de sa manie de dominer, alors même qu’il prétendait s’inspirer de ce philosophie de l’ironie qui a écrit ce délicieux aphorisme: « Il n’y a pas d’homme, il n’y a jamais eu de premier homme. Ainsi raisonnent les animaux. »
René Misslin
Cher René Misslin,
votre approche ne me choque pas du tout, au contraire. La prudence avec laquelle vous l’avancez indique bien à elle seule combien l’empiricité est tenue en un profond mépris par nos maîtres penseurs. Bien entendu que les hommes se « comportent », et qu’à cet égard l’éthologie a à nous apprendre !
Quant au fait que Heidegger ait été un dominant, je soutiens qu’on peut le voir en lisant sa philosophie. Pour tout vous avouer j’ai du mal à ne pas entendre le mot « pulsion » quand Martin Heidegger parle de « tonalité » par exemple. Il s’agit, nous est-il dit, de nous éveiller aux tonalités fondamentales…de grands développements verbaux pour nous conduire à du pré-verbal (la définition d’une forme au moins de la mystique ?). Est-ce un hasard si c’est l’angoisse qui nous ouvre aux plus hautes expériences de l’être si on en croît maître Heidegger sur sa philosophie perché ? Je suis pour ma part très impressionné par la façon dont Heidi, qui tient pourtant son Dasein très éloigné de toute « nature » humaine, en appelle néanmoins toujours pour finir à des pulsions très profondes et régressives, l´angoisse, la réalisation dans une communauté-alors même que les formes de la vie politique restent désesperemment impensées dans Être et temps, etc.
C’est, comme on l’a déjà dit, la vérité de son idéalisme…et on en revient à ma définition de l’homme, à tout le moins du dominant, comme prédateur idéaliste.
Pour en venir à vos propres développements si on dit que les dominants sont le produits de l´évolution il convient de ne pas trop sacraliser cette madame évolution, car enfin on peut se demander si elle sélectionne vraiment les plus aptes, comme une lecture naive du darwinisme pourrait nous le laisser croire. Il est quand même frappant que l’espèce censée être l’espèce « intelligente » soit dirigée par certains parmi les moins créatifs et intéressants de ses membres. Pour tout dire je pense que la question qui se pose à l’humanité est de savoir si elle va survivre à ses « dominants ». Je crois que c’est François Jacob (ou Monod ? arrêtez-moi si je me trompe) qui disait que le propre de l’homme était sans doute d’être la seule espèce dont la survie est menacée avant tout par ses conflits internes. Ce n’est pas glorieux, et je pense que si on voulait formuler la tâche de la morale de manière « éthologique », on pourrait bien la formuler ainsi : à côté du « Que puis-je connaître ? », du « Que puis-je espérer ? », un « Comment allons nous survivre aux être gouvernés par leur cerveau reptilien qui nous gouvernent ? »
La tâche est grande, et urgente…
A notre petite échelle on peut commencer par étudier Martin Heidegger en cherchant et en analysant dans son oeuvre les structures de la pensée du dominant et ses méthodes « intellectuelles » de séduction et de travestissement, d´une part.
D´autre part, et de manière plus intéressante et ambitieuse, on peut se consacrer à étudier de nouveau l´animal humain, cet être de chair qui souffre, qui a faim (pour une bonne partie en tous cas !), qui travaille (souvent trop, ou mal, ou comme esclave), qui se bat pour les richesses (réelles ou symboliques), qui aime et a besoin d’être aimé, un animal sexué qui réussit ou pas ses relations avec l’autre sexe (et on est ici sans doute plus au coeur du problème qu’avec « l’oubli de l’être » si on considère le déséquilibre démographique pointant dans certains pays, et sans cela le nombre croissant d’agressions sexuelles avec leurs conséquences pathologiques incalculables, etc.), qui parle enfin, sans que le fait qu’il parle doive être considéré de manière mystique ou comme la preuve d’une quelconque liberté « transcendantale ».
Il y a du pain sur la planche…pour qui s’intéresse aux choses et aux hommes réels, sans avoir la volonté de construire un « empire dans un empire ».
A vous,
votre,
Yvon Er.
PS. Pourriez-vous m’indiquer où R.Musil dit que les philosophes sont des violents ? Cela me semble d’importance.
Cordialement,
Y.E.
Bonjour Monsieur Er,
Merci pour votre très suggestive réponse. C’est chouette de pouvoir dialoguer! Je réponds à votre question à propos de la citation de Musil. Voici d’abord la phrase complète, elle est très belle: « Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système. » Cette magnifique réflexion se trouve tout simplement dans « L’Homme sans qualités » (traduction P. Jaccottet, Gallimard, coll. Folio, t. 1 p. 395). Que nous soyons des êtres pulsionnels, nous le savons depuis longtemps grâce aux tragiques et comiques (grecs en particulier) et à certains penseurs, philosophes ou moralistes. Ce dont nous avons le plus besoin, ce sont des humoristes, ceux qui sont capables de provoquer la fameuse catharsis aristotélicienne en nous apprenant à nous moquer de nous-mêmes et de nos passions reptiliennes. Précisément, tous ceux qui ont fréquenté Heidi, comme vous l’appelez de façon humoristique, ont remarqué son manque inquiétant d’humour. Les hommes sans humour risquent toujours de sombrer dans le fanatisme: c’est bien cela le tragique, l’homme victime de ses passions. Le film de Chaplin sur Adolf a été la plus belle arme dirigée contre cet insensé. Il y a quelque chose de passionnel dans l’oeuvre de Heidegger et d’incantatoire, une utilisation quasi magique de la langue. Comme je lis l’allemand (ma langue maternelle est l’alémanique de Hebel!), je peux vous assurer que le style heideggérien ou bien inspire une sorte de terreur, si on se laisse prendre au jeu, ou alors, et c’est mon cas, une franche rigolade.
Tout à fait d’accord pour ne pas sacraliser la théorie de l’évolution (on peut très bien vivre sans rien sacraliser!). L’évolution des êtres vivants est un vaste bricolage, il suffit de regarder comment est fait notre cerveau qui est un mélange invraisemblable de réseaux archaïques et récents: pour faire le manage là-dedans, il ne faut pas être paresseux.
Au plaisir de vous lire
R. Misslin
Cher René Misslin,
merci pour la citation de Robert Musil, il me semble l’avoir déjà lue quelque part, peut-être chez Bouveresse, mais je n’ai hélas pas encore lu l’Homme sans qualités. Le tort d’avoir trop perdu de temps à lire des hommes qui prétendaient être de qualité sans doute…
Je pensais quant à moi aux liens parfois voire souvent peu brillants des philosophes à la politique, à ce besoin si courant chez eux de se faire chef d’école ou de secte. Remarquez que ces choses ont partie liée avec l’esprit de système tel que le pense ici Musil.
Je ne contestais pas la théorie de l’évolution en soi, mais simplement l’idée que ce sont les « meilleurs » (selon quels critères ?) qui triomphent, avec pour preuve à mon avis que nos « triomphateurs » actuels (et peut-être tous les triomphateurs) menacent l’humanité en un sens moral mais également sa survie même. Si l’étude des dominants me paraît importante c’est donc en vertu de l’importance de notre survie à tous (et en passant de ma petite survie à moi, hein), mais également parce qu’ils sont sans doute parmi les êtres humains les plus à même de se prêter à une analyse déterministe. Il me semble en effet beaucoup plus facile de prévoir le comportement dans bon nombre de situations d’un dirigeant de multinationale de 55 ans, fût-il surdiplômé, que d’une petite fille de 4 ans dans un grand nombre de situations, ne sût-elle pas encore lire…rien à voir avec l’éducation « intellectuelle » donc, mais avec des désirs et des réflexes, semble-t-il bien fixés chez ces animaux qui nous gouvernent.
N’hésitons donc pas à agir en scientifiques et à prendre nos gants en caoutchouc pour analyser toutes les traces brunes qui traînent sur les blogs depuis le début de cette « affaire Heidegger », il y en a un bon nombre.
A une autre échelle la réaction de l’institution philosophique est fascinante de mécanisme, à tout le moins en philosophie. On a affaire à de véritables mécanismes de défense, à des systèmes automatiques de refoulement, et à cet égard l’argumentation de Catherine Malabou à laquelle répond ici Emmanuel Faye ressemble plus à une suite de réflexes conditionnés et de postures d’intimidation qu’à une argumentation raisonnée, dont elle emprunte seulement la forme : « on savait déjà », « en dénonçant le nazisme, vous êtes dans la même démarche que vous dénoncez-flic », etc., toutes « argumentations » puissamment logiques et probes auxquelles on a systématiquement droit dès que quelque chose sort sur Saint Martin. Ces poses, qui s’enclenchent pavlovnièvement suite à l’émission de certains signaux, n’ont de fait rien à voir avec le contenu de la critique et tournent parfaitement à vide. Si Emmanuel Faye a l’impression, face à ce jeu vide de concepts ou de pseudo-concepts, de combattre une nouvelle scolastique, je pense sincèrement qu’il a raison. Il n’y a de fait pas eu vraiment de « débat » autour du livre de monsieur Faye depuis avril dernier, à quelques exceptions près, et ce parce que très peu ont vraiment pris le soin de se confronter aux documents qui leurs étaient présentés et aux arguments qui étaient avancés. Au moins vos animaux ne se prétendent pas philosophes ! Pour compenser cette fausse « rationalité », il reste fort heureusement aux hommes, du moins à une bonne partie d’entre eux, un peu d’humour. C’est cet esprit qui imite la nature par sa souplesse et sa vivacité (comme l’ont dit des allemands qui pour leur part ne se sont pas contentés d’être pesants et sérieux) qui m’a évité de me mettre à quatre pattes et à aboyer, comme j’en ai eu la tentation en lisant certains commentaires tenus ici et là sur les blogs par des gens se prétendant par ailleurs compétents (c’est une décoration du pelage comme une autre).
Prenons donc le parti d’en rire…
Au plaisir,
Yvon Er.
Cher Monsieur Er
Je suis, en effet, très frappé aussi par les réactions, parfois très violentes, de nombreux professeurs de philosophie à l’égard du livre d’Emmanuel Faye. Et Monsieur Jean-Pierre Faye rapporte également les foudres qui lui sont tombées sur la tête quand il a révélé certains textes de Heidegger d’inspiration ouvertement fasciste. Vous faites allusion, ailleurs, à « l’abstraction qui règne en matière de la soi-disant histoire de la philosophie ». J’ai été frappé aussi, en suivant certains cours de philosophie, par la caractère distant du style philosophique par rapport à la vie quotidienne. Je me suis parfois demandé si ce n’était pas là de véritables systèmes de défense contre la médiocrité et la banalité des comportements humains, ce que Sloterdijk a appelé, l’autre jour, lors d’une conférence donnée à Strasbourg, la bassesse humaine. On pourrait appelé cela une forme de préciosité. Il suffit de voir combien, en général, la langue philosophique se distingue formellement du langage quotidien alors même que, dans le fond, souvent, le propos n’est pas forcément plus distingué que ça. On pourrait dire que ce n’est là qu’apparence. Je n’en suis pas persuadé. La façon dont on veut donner à voir compte énormément dans ce qu’on veut montrer. Je trouve qu’il très important de pouvoir placer l’un à côté de l’autre certains textes dits philosophiques de Heidegger, écrits dans un style si bizarre, si affecté, si contourné et des textes de propagande, écrits de manière plus directe, franchement brutale, à la prussienne. Pourquoi? Parce que c’est ainsi qu’on apprendra à déjouer notre besoin de nous identifier à je ne sais quelle figure idéale. Que le style philosophique de Heidegger lui a permis de tromper certains sur ses engagements réels, en se camouflant, en fabriquant une sorte de territoire symbolique complètement immunisé contre la réalité crue, montre que le style aussi c’est l’homme!
Bien amicalement
R.Misslin
Cher René Misslin,
vous posez un problème important avec cette question du rapport à la langue en philosophie. Je serais plutôt de l’école qui considère la philosophie comme un discours logique se déployant en langue naturelle, ce qui permet d’éviter les pièges et les séductions du jargon, sans pouvoir garantir qu’il ne faille pas parfois s’éloigner des usages courants, mais sans ruiner cet usage et son sens, comme en mathématique on peut avoir une définition autrement plus précise du triangle que celle dont on use tous au quotidien, sans nier toute valeur à cet usage quotidien.
Il est vrai qu’il y a souvent une tendance des « philosophes » à rejeter le quotidien dans un certain mépris. Cet ethos aristocratique des « penseurs » bien assis conduit à des bêtises qu’illustre à merveille la conception « ek-statique » du sujet de monsieur Heidegger, quand il dit par exemple dans Sein und Zeit que « La quotidienneté envisage le Dasein comme un étant à-portée-de-la-main offert à la préoccupation, c’est à dire administré et calculé. » (traduction Martineau § 60, je n’avais pas mieux). Voilà une bien remarquable compréhension du quotidien…où donc le Dasein ne dort pas ni ne se détend, mais reste gouverné par le régime de l’administrable. Martin Heidegger s’est voulu le penseur de la résolution, du moment décisif où suite à « l’appel » le Dasein s’élève loin au-dessus de la vie quotidienne.
On est là aux antipodes de la recherche d’une sagesse, car qu’est-ce qu’un art de vivre qui ne se décline pas au quotidien ? Hegel avec sa seconde nature avait au moins le mérite d’être un peu moins éloigné du concret. Le « comment vivre » doit aussi pouvoir se décliner au quotidien, et je ne suis pas sûr d’admirer monsieur Sloterdijk, sur ce point notamment…
J’en reviens à ce que j’ai dit des conceptions « ek-statiques » du sujet. Julien Gracq, sur ce point inspiré (moins sur Jünger !), a dit qu’avec la littérature existentialiste on avait l’impression de se trouver dans un métro à l’heure de pointe, avec des sujets pressés de « s’éclater vers » un ailleurs. Il opposait à cela l’intérêt pour la « plante humaine », qu’il devait un peu mieux comprendre, en géographe.
Réconcilier la « plante » ou « l’animal » humain et son esprit passe par le quotidien. Et nous abordons là d’autres rivages…
Avec mes amitiés,
Yvon Er.
Bonjour Monsieur Er
Tout à fait d’accord avec vous: philosopher, c’est essayer de mettre de la paix dans ses idées (je crois que c’est L. Wittgenstein qui a proposé quelque chose dans ce genre). De ce point de vue, les textes de Heidegger non seulement n’aident pas à calmer le jeu, mais inviteraient plutôt à un certain tumulte ou, du moins, sont inspirés par ce que j’appellerai une illusion humaine assez commune de vouloir changer radicalement notre rapport à la vie. C’est cette radicalité qui, dans le cas présent, est si troublante. Dans le fond, Martin était un révolté: il a détesté l’état calamiteux dans lequel son pays était tombé et s’est senti appelé, comme une sorte de prophète, à endosser la mission de contribuer à le relever. Mais les prophètes ont toujours quelque chose de terrifiant. On devrait appeler tout cela : la folie Heidegger. Je suis persuadé que si S. Brant avait connu Heidegger, il l’aurait invité à monter dans sa nef! La Rhénanie est capable aussi de produire des esprits rieurs et moqueurs.
Bien amicalement
R. Misslin
…une bonne partie de nos germanistes français aurait donc besoin d’un peu d’esprit rhénan.
Je ne sais si la philosophie peut apporter la paix dans les idées, ce serait un peu beaucoup demander et je ne sais si cela serait souhaitable, mais à ce qu’il me semble on peut espérer qu’elle nous permette une clarification logique des propositions-Wittgenstein dit précisément dans le Tractatus qu’une oeuvre philosophique est constituée d’une série d’éclaircissements.
Je ne suis pas sûr que ces éclaircissements suffisent à la paix de l’âme, mais je crois qu’ils peuvent y aider. Je suis en tous cas bien certains que les brumes issues des fonds de forêts sans clairières n’y aident pas, elles peuvent tout au plus former des faux prophètes et leur servir d’instruments tout à la fois.
Je ne suis pas certain non plus que le tort de Heidegger est d’avoir voulu changer notre rapport à la vie, ou alors il faut penser ce changement au sens d’une « révolution conservatrice », puisque ses thèses conduisent je pense bien plutôt à détruire toute responsabilité humaine pour laisser place à « l’appel ». Dans cette optique le fameux « Seul un Dieu peut encore nous sauver » du dernier Heidegger me paraît, dans son apparente innocence, tout résumer de ce vers quoi tend sa philosophie, si du moins on comprend avec Lévinas que le dieu heideggérien est une idole neo-paienne qui exige le « sacrifice », l’Opfer, et l’adoration que les dominés peuvent porter à leur maître.
En ce sens ce n’est pas la radicalité en soi, mais cette radicalité là qui me pose problème, celle qui conduit, quoiqu’on en dise, à balayer le discours logique et réflexif pour laisser place à la seule domination de l’angoisse et du « devancement » de la mort.
Pour ce qui est de la radicalité heideggérienne et du caractère de pur appel de l’oeuvre de Heidegger, je ne peux que vous renvoyer à Löwith si vous parlez l’allemand, le tome 8 de ses oeuvres complètes est composé de ses lectures critiques de son ancien professeur.
Evidemment ce n’est pas traduit…
A vous,
Yvon Er.
Bonsoir Monsieur ER
Merci pour vos précieuses informations, en particulier concernant le tome 8 des oeuvres de Löwith dont les témoignages sur Heidegger sont très importants. La réflexion du dernier Heidegger que vous citez: « Seul Dieu peut encore nous sauver » me paraît correspondre à un sentiment de détresse. Après l’échec de la force transcendante du nationalisme fasciste et raciste du nazisme, Heidegger ne croit plus qu’en une transcendance divine capable d’empêcher le dasein de sombrer dans le néant. Heidegger me fait parfois penser à J.-J. Rousseau: pareil féroce narcissisme, pareil appel à l’existence d’une société totalitaire imaginaire, pareil style incantatoire destiné à provoquer chez le lecteur une adhésion fusionnelle. Un ami m’a raconté que lors d’une conférence de Heidegger, après la guerre, à Heidelberg, il avait été frappé par le fait que Heidegger n’avait cessé de se plaindre, de façon agressive, qu’on lui reprochait son adhésion au parti nazi. Comme chez Rousseau, ce sont les autres qui ont tort. Ce qui est frappant chez ces deux personnalités, c’est ce mélange adolescent et immature de surestimation de soi, de complexe d’infériorité et de rêve d’une société idéale et protectrice. Peut-être bien que le succès de ces deux auteurs n’est pas étranger à cette configuration de personnalité à tendance paranoïde.
Amicalement
R. Misslin
Cher monsieur Misslin,
je ne sais pas si Heidegger croyait en quelque chose. Emmanuel Faye dans son article parlait de « la croyance völkisch » de Heidegger. S’agit-il bien là d’une croyance ? Je préférerais quant à moi le vocabulaire de la pulsion, mais ce sont des choses à creuser.
Ce besoin d’une force transcendante était-il réel ? Je ne sais, la seule chose qui me paraisse certaine c’est que l’appel, la technique, etc., permettent à bon compte de se passer de la responsabilité humaine.
Je ne pense pas qu’il y ait d’utopie chez Heidegger, et on ne peut pas vraiment s’en réjouir. Jamais il n’a eu l’idée d’une cité où règnerait la justice et l’égalité. Le rêve de purification est ici bien plus sinistre. Suite à la chute du communisme cela a été la grande mode que de dénoncer l’utopie politique comme menant nécessairement au totalitarisme. Force est de reconnaitre que l’absence de telles utopies peut très bien y mener aussi…
C’est notamment pour cela que je suis en total désaccord avec vous sur Rousseau.
On ne peut rabattre l’un sur l’autre ces deux penseurs, comme la fait Jean-François Mattéi en disant à la radio que Rousseau avait bien abandonné ses enfants tout en étant un grand penseur, ce qui prouve bien, n’est-ce pas, qu’on peut être nazi et grand philosophe.
Le problème est que entre participer à la construction d’un régime génocidaire et abandonner ses enfants, il y a encore de la marge. Mais pour ne pas nier que cette dernière chose soit bien affreuse, je voudrais signaler une autre différence importante : au début de l’Émile Rousseau parle bien de cet abandon, et dit clairement qu’il y a une forme de compensation et de réparation dans sa démarche. Où Heidegger a-t-il exprimé des regrets veritables et pensés pour ses actes (et que l’on ne me parle pas du couple technique-nihilisme ou de l’ignoble « große Dummheit…) ? Rousseau, ce serait je ne vais pas bien, mais je me soigne (encore une définition pour la philosophie ? Si on la prend en un sens épicurien, comme une forme de soin de l’âme), Heidegger j’explique au monde entier que c’est lui qui a tort et je ne me renie jamais.
Pour revenir sur la question des persécutions Rousseau (oui, qui était parano, d’accord), a bien été persécuté pour ses idées. Je vois mal Heidegger écrire les « Confessions »…
Enfin je crois que d’un point de vue stylistique il n’y a pas non plus photo, si je puis me permettre. Vous êtes en droit de ne pas aimer le style de Rousseau, mais ce n’est quand même pas la pâte d’Être et temps. J’en admire pour ma part la clarté, même si sa philosophie politique ne me parait pas sans problèmes. Ce qui ne veut pas dire que le contrat social mène au totalitarisme !
Où y a-t-il chez heidegger le moindre intérêt pour l’économie, la philosophie politique au sens qui est celui de Rousseau, l’économie politique ?
Vous avez bien sûr le droit d’être virulent à son égard.
Mais il y a des confusions à ne pas faire.
bien à vous,
Yvon Er.
Cher Monsieur Er,
Je voulais vous remercier d’avoir pris le temps et la peine de répondre à mes interrogations avec savoir, finesse et humour. Vos réflexions m’ont vraiment aidé à mieux comprendre le comportement de ce personnage pour lequel le livre de M. Faye a éveillé ma curiosité. Il s’est vraiment bien identifié à la brutalité et à la soif de domination qui faisaient tellement partie du Zeitgeist allemand de l’époque. Quand le premier tank est entré en 1940 dans le village alsacien où nous habitions, ma mère, qui avait été déportée en Allemagne lors de la première guerre, s’est écriée, pleine de colère et de révolte: « Ah! Les voilà qui reviennent encore une fois, ces horribles brutes et ces barbares » et elle s’est précipitée sur la route, pour les tancer. Je n’oublierai jamais la scène: une petite bonne femme qui arrête un convoi de chars allemands! Je partage entièrement votre sentiment que ce type, finalement, ne croyait en rien , mais n’était que la proie d’une soif inextinguible de puissance. Sa soi-disant philosophie fonctionne moins comme une mystique que comme une mystification démoniaque (dans le sens dostoïevskien du mot). On dirait un personnage sorti d’un film de Fritz Lang: H. Arendt savait bien ce qu’elle disait quand elle l’a traité un jour de criminel potentiel. Seule sa frousse l’a sans doute empêché de vraiment passer à l’acte comme l’ont fait certains de ses Kamaraden du parti.
Je garderai précieusement vos commentaires et je vous salue très amicalement
R. Misslin
Cher René Misslin,
je souhaite tout d’abord vous remercier pour l’humour avec lequel vous avez accueilli les remarques critiques que j’ai pu vous faire, humour pour l’instant unique à ma connaissance lors des discussions autour de l’affaire Heidegger sur la toile.
Ceci dit avant de me permettre de vous faire d’autres remarques critiques, si du moins vous êtes bien celui qui a écrit cette lettre publiée dans le courrier des lecteurs du journal le Monde du 10 janvier 2006 :
« Heidegger au programme.
Fallait-il vraiment faire figurer Heidegger au programme de l’écrit d’agrégation ? Emmanuel Faye s’élève contre l’inscription d’Etre et temps et deux cours des années 1927 et 1929-1930 d’Heidegger au programme de l’écrit de l’agrégation de philosophie (Le Monde du 5 janvier). Ses arguments sont connus : l’oeuvre philosophique d’Heidegger reflète son nationalisme farouche, son antisémitisme, son allégeance au nazisme et son racisme. (…)
Je n’ai pas la moindre intention de contester « l’ontologie » politique d’Heidegger pour reprendre l’expression de Bourdieu, mais peut-on vraiment imaginer un être humain, philosophe ou pas, complètement dégagé de son temps et de son pays ? Ce genre de désincarnation est-il même souhaitable ? (…)
Faudrait-il interdire l’oeuvre d’Heidegger parce qu’elle est marquée par le racisme, l’antisémitisme et le nazisme de son auteur, et donc pour sa dangerosité ? J’aurais envie de répondre, bien au contraire. Je trouverais très fâcheux qu’on évite aux agrégatifs ce genre de lecture dans la mesure où on les jugerait, a priori, incapables de faire la part des choses. (…) Une lecture critique de toute production humaine est le seul moyen d’augmenter ses chances de ne pas mourir complètement idiot.
René Misslin
Strasbourg »
Avant toute autre remarque, disons d’abord qu’il est ici dit des vérités qui ne tombent pas nécessairement à point, comme le fait de rappeler que nous sommes enracinés dans un milieu, rappel qui tombe à côté des objectifs que s’est proposé M. Faye. Le but d’Emmanuel Faye dans son article du 05.01/2006 n’était pas de polémiquer sur la présence de Heidegger à l’agrégation, même si je suis bien certain qu’il ne doit pas s’en réjouir. Son but dans cet article était d’appeler à une ouverture des archives Heidegger, que les ayant-droits (à commencer par le fils même de Heidegger, qui a donné il n’y a pas si longtemps un entretien au journal neo-nazi « Junge Freiheit » où il ne fait pas mystère de ses convictions de jeunesse) distribuent pour l’instant à leur guise.
Jamais monsieur Faye n’a appelé à l’interdiction de l’oeuvre de Heidegger dans le supérieur, il propose simplement d’en interdire l’enseignement en terminale, ce qui se défend compte tenu des effets que peuvent avoir le Heidegger mal digéré sur de jeunes cerveaux, et ce qui s’explique par les textes à publier et à traduire dans les prochaines années. Pour l’instant Heidegger figure au programme des classes de terminales, ce qui veut dire que si les très négationnistes « Conférences de Brême » venaient à être traduites, ce que semble-t-il MM. Guest et France-Lanord entendent bien faire, un professeur pourrait mettre au programme de l’année les passages répugnants où Martin Heidegger explique que dans les camps les « centaines de milliers » (sic.) ne sont pas vraiment morts parce qu’on leur a privé de leur véritable mort, qui doit être heideggérienne pour être une mort digne de ce nom. Le problème devient plus clair formulé ainsi je pense.
M. Faye entendait donc au contraire appeler à plus de recherches encore, et si son mépris pour Heidegger est d’un point de vue philosophique total, on l’aura compris, il voit par contre dans sa Gesamtausgabe un document pour et de l’histoire du nazisme, et à ce titre susceptible de nous éclairer sur l’origine et le développement du « mouvement »-et j’ai envie de rajouter : sur son recyclage.
Pour ce qui est de « l’enracinement » de Heidegger en son temps, rappelons qu’il ne fut pas qu’un produit du moule de sa Souabe natale, mais un des moteurs du « nazisme intellectuel ». D’autres allemands d’alors, bien que soumis aux mêmes influences, n’ont pas connus les mêmes errements, mais ont su à temps résister au pire. Il aurait été souhaitable, pour que l’on puisse aujourd’hui qualifier Heidegger de grand, non qu’il se désincarne (ce que sa philosophie a une facheuse tendance à proposer), mais au contraire qu’il incarne cette « résistance spirituelle » dont il a été beaucoup question, et que j’avoue ne pas avoir rencontrée, au point que j’en proposerai vraisemblablement la quête lors de la prochaine chasse au Dahue. Si nous sommes tous dans l’histoire nous ne suivons pas tous la mode, a fortiori ne renchérissons pas tous sur elle.
Pour ce qui est des agrégatifs, espérons qu’ils auront assez de ressources en eux pour résister au bourrage de crâne : j’ai eu entre les mains le cours de Françoise Dastur au Cned, qui évite avec soin les passages problématiques dans les oeuvres au programme. Ce n’est donc pas en passant l’agrégation que l’on peut avoir une chance d’entendre demander ce que signifie pour le comte Yorck la notion de « Bodenlosigkeit » (absence de sol) à laquelle renvoie Heidegger au § 74 d’Être et temps. Ce n’est pas auprès de nos distingués heideggériens qu’on leur dira que cette traduction de « genos » par lignée/souche (Geschlecht, Stamm) sent moins la Grèce que la botte (voir p. 137 de la traduction française des « Problèmes fondamentaux de la phénoménologie »). On ne fera pas non plus se demander aux agrégatifs qui est ce Oskar Becker cité en bas de page d’Être et temps, que Heidegger après-guerre, le 30 mars 1966, qualifie de « notre très estimé ami » (Concepts fondamentaux de la métaphysique, également au programme, p. 527 de la traduction française). On ne leur dira pas ce que c’est que « l’asiatique » dans le langage nazi (ibid., p. 117, dans une citation de Nietzsche, il vaut mieux citer…). Comme on a fait avaler aux français que la « révolution conservatrice » était un club de messieurs un peu à droite mais bien respectables quand même, bien évidemment personne ne verra non plus le mal dans les dénonciations de l’errance politique du temps, suffisamment vagues pour ne pas arrêter un regard auquel manque l’histoire. Les allemands sont accoutumés à situer en 29 le tournant idéologique de Heidegger (avec l’ »Introduction à la métaphysique »), depuis Pöggeler et Habermas. En lisant de près les oeuvres mises au programme on peut voir je pense qu’il n’y a pas eu idéologisation mais bien explicitation, et on peut croire le « maître » quand il dit que 33 est la vérité de 27.
Le tout est que ce que l’on nomme à tort « histoire de la philosophie » est en pratique purement an-historique, ou plutôt, pour employer un mot qui peut être heureux, « désincarnée ».
Toute l’affaire en cours montre l’étendue des dégâts que cette pratique institutionnelle peut faire quand elle est mise au service d’une entreprise de blanchiment.
Il nous reste à espérer qu’une bonne part des agrégatifs va réagir, par le rejet viscéral ou la réflexion, au traitement qui leur est imposé. Mais nous n’avons pas fini d’éponger les dégâts.
Bien amicalement à vous,
Yvon Er.