.
Entretien d’Emmanuel Faye avec Philippe Lacoue-Labarthe, Pascal Ory,
Jean-Édouard André, Bruno Tackels dans « Tout arrive », émission de Marc Voinchet, le 9 mai 2005 à France Culture :
.
.
Marc Voinchet (M.V.) : Bonjour Emmanuel Faye. Dans un instant, nous parlerons
avec vous de votre livre. Autour de vous, je le rappelle, Philippe
Lacoue-Labarthe. Faut-il rappeler qui est Philippe Lacoue-Labarthe ? Un de nos
grands philosophes français qui, souvent, participe à « Tout arrive » et à
d’autres émissions. Notamment philosophe, Philippe Lacoue-Labarthe, vous nous
le direz, est un heideggerien avec une sorte de distance, qui publie, traduit
Heidegger. Mais vous ne faites pas partie de ceux qui refusent le dialogue avec
ceux qui disent que Heidegger, au fond, ne serait peut-être plus du tout à
étudier si je reprends la thèse finale de Emmanuel Faye.
Philippe Lacoue-Labarthe (P.L.L.) : Sauf que cette thèse-là, je la trouve
vraiment contestable !.. On en reparlera.
M.V. : C’est l’aspect le plus contestable du livre et ce n’est pas le seul
aspect, bien sûr, de ce livre. A côté de vous, Emmanuel Faye, Jean-Édouard
André, auteur d’une thèse tout récemment soutenue à Paris VIII : « Récurrence
du thème de la liberté dans l’oeuvre de Martin Heidegger ». Avec nous également,
Bruno Tackels, Pascal Ory.
[Suit un hommage au philosophe de la ville, du paysage et du quotidien Pierre
Sansot disparu au printemps 2005.]
M.V. : Alors, Emmanuel Faye, peut-être faut-il que je reprenne ce bon usage de
la lenteur, avec vous et ceux qui ont accepté de dialoguer avec vous. On ne va
pas faire cette émission comme un match. Volontairement d’ailleurs, nous ne
reprendrons peut-être pas la conclusion finale. On verra, on laissera cela pour
la toute fin de l’émission. Faut-il ou non – bien que cela soit important pour
vous cette question là – faut-il ou non continuer d’enseigner, de lire
Heidegger tel qu’on l’enseigne et le lit aujourd’hui ? Mais ce qu’on voudrait
essayer de comprendre, c’est le point de départ de ce livre, Emmanuel Faye. On
sait qu’il y a eu, notamment avec Victor Farias en 1987, des analyses et des
lectures, notamment des attaques fortes quant aux écrits de Martin Heidegger
dont vous continuez l’analyse aujourd’hui à la faveur de textes qui jusqu’à
présent n’avaient pas été lus, bien lus ou lus tout court. Donc attention, avec
Pascal Ory, l’historien qui est ici nous le rappellera, attention aux
anachronismes, attention à ne pas faire dire à certains ce qu’ils ne pouvaient
savoir par rapport à une époque, par rapport à ce que
vous savez, vous, Emmanuel Faye. Mais le but de votre livre, si je résume d’un
trait au lendemain du 8 mai et de la célébration de la reddition nazie du 8 mai
1945, c’est que pour vous, il y a aujourd’hui dans la philosophie de Heidegger
des superpositions entre sa philosophie et son engagement national-socialiste
qui continuent au fond d’infuser et que l’on ne peut pas séparer. On ne peut
pas séparer les écrits, la vie biographique et politique de l’homme de sa
philosophie stricto sensu. Et le livre, je crois, si je vous ai bien lu, parle
notamment d’un haut le coeur. Page 364 vous dites : « On a dit qu’en 1933 Hegel
était mort. Au contraire, c’est alors seulement qu’il a commencé à vivre. »
Pascal Ory : C’est une citation de Heidegger !
M.V. : Citation de Heidegger en hiver 34-35 (.)
E. Faye : Que j’ai découverte dans un séminaire inédit.
M.V. : Hiver très important. C’est autour de ce cette période-là qu’en majorité
vous vous consacrez. Vous dites : cette phrase prononcée par Heidegger en 34-35
est entre autres, mais pour beaucoup, à l’origine de ce livre de ce livre et
vous a fait bondir. Emmanuel Faye :
E. Faye : Oui. Au tout début de l’émission, Marc Voinchet, vous disiez un
moment, mais votre présentation a bien rectifié les choses, que j’aurais
soutenu qu’il ne fallait plus étudier Heidegger. Non, certainement, au
contraire. Dans mes conclusions je dis bien qu’il faudra des recherches
beaucoup plus approfondies.
Jean Edouard André : Mais le faire changer de rayons dans les bibliothèques,
quand même, de la « philosophie » à « l’histoire du nazisme ». Vous dites
précisément qu’il doit changer de rayonnage et passer de la philosophie à
l’histoire du nazisme.
E. Faye : Je dis : « c’est pourquoi il faut souhaiter que cette oeuvre
mondialement traduite et commentée soit l’objet de recherches bien plus
approfondies ». J’indique un peu le genre de recherches qu’il faudrait
entreprendre. D’autres recherches devront porter notamment sur les écrits et
les activités de Heidegger durant la période de guerre 39-45 et sur la
stratégie de légitimation de son oeuvre passée durant les trois décennies
d’après guerre. Donc j’en appelle vraiment…
M. V. : Je poursuis : « Si ces écrits continuent à être diffusés de façon
planétaire sans qu’il soit possible d’arrêter cette intrusion du nazisme dans
l’éducation humaine comment à ne pas s’attendre que cela conduise à une
nouvelle traduction dans les faits dont l’humanité cette fois pourrait ne pas
se relever. Plus que jamais c’est la tâche de la philosophie que de protéger
l’humanité. » Voilà.
E Faye : Oui, c’est exactement la question qui se pose. Ce que je voulais dire
pour répondre à votre question importante : Quel est le point de départ du
livre ? Pourquoi je l’ai écrit ? Pour comprendre la motivation de ce livre il
faut voir l’oeuvre de Heidegger non pas telle qu’elle a été partiellement
traduite en France pendant 3 ou 4 décennies mais telle qu’aujourd’hui en
Allemagne elle est donnée à lire dans la Gesamtausgabe. (Oeuvre complète). Il y
a 66 volumes parus. Et, là, j ai apporté trois ou quatre volumes. Dans cette
Gesamtausgabe, nous avons les cours que Heidegger a professés de 33 à 45. Cela
fait 20 volumes. Et ces cours, sous des titres d’apparences philosophiques,
comme par exemple La question fondamentale de la philosophie ou bien De
l’essence de la vérité ou bien Logique ce sont des cours qui tout à fait
ouvertement, explicitement, font l’apologie de la Weltanschauung du Führer, de
la vision du monde du Führer, comme transformation radicale pour l’homme. Ce
sont des cours qui exaltent la communauté völkisch du peuple allemand sous la
Führung hitlérienne. Et voilà donc que Heidegger, après sa mort, a fait le plan
d’une oeuvre telle que tout cet enseignement se trouve aujourd’hui présenté
comme philosophique. Et là, je ne suis pas d’accord. C’est là où j’ai un point
d’arrêt. Je dis que, pour moi, ces cours ne sont ni dans leur fondement, ni
dans leur expression, philosophiques. Si on les inscrit dans le patrimoine de
la philosophie du 20e siècle, c’est extrêmement dangereux. On en voit vraiment
des effets parce que des auteurs comme Nolte ou Tilitski en Allemagne ou
d’autres en France comme Beaufret et quelques autres, des auteurs qui,
justement, reprennent cette oeuvre sans aucune distance critique, arrivent à des
positions d’un révisionnisme radical.
M.V. : Pascal Ory et Philippe Lacoue Labarthe ?
Pascal Ory : Puisqu’il est question à plusieurs reprises de Descartes dans
l’ouvrage et c’est à mon avis éclairant pour le cheminement de l’auteur.
M.V. : Heidegger recommandait qu’on n’enseignât plus Descartes.
Pascal Ory : Oui, c’est intéressant. A quel moment il le recommande ? C’est
passionnant. Donc, je voudrais revenir sur la méthode de Emmanuel Faye qui me
parait excellente du point de vue du non philosophe que je suis et de
l’historien que j’essaie d’être. C’est un retour à l’archive et en particulier
à l’archive éventuellement inédite. Ce qui parait énorme encore aujourd’hui. Il
y a toujours des inédits voire des textes qui ont été manipulés à plusieurs
reprises soit par Heidegger soit par ses successeurs. Retourner aux textes
dans la mesure du possible c’est quand même capital. Et puis, deuxième
démarche à laquelle je suis évidemment sensible : ne pas oublier le contexte.
Alors la démonstration extrême, c’est comment fait irruption Descartes au
moment où la France connaît la défaite que l’on sait. Cela peut paraître
étonnant comme rapprochement, mais cela se soutient tout à fait quand on lit le
chapitre d’Emmanuel Faye sur le sujet. Quand on pense d’ailleurs aux
célébrations qui ont précédé quelques années auparavant le tricentenaire, sauf
erreur, des textes fondamentaux de Descartes en France et leur écho en
Allemagne, cela se soutient tout à fait. Et l’on repère qu’il y a
effectivement des stratégies même de carrière, à l’extrême limite, sans parler
de cette phrase attribuée à Heidegger mais qu’il a sans doute dite : « Je
dirais ce que je pense quand je serai professeur ordinaire ». Tout ça, ça
compte. Et j’avoue que je tire mon chapeau parce que ce qui peut agacer parfois
dans un certain nombre de discours -après, on pourra discuter des thèses de
l’auteur, sur cette question ou sur d’autres – c’est qu’on aurait affaire à des
objets isolés sur un petit nuage.
M.V. : Est-ce que, pour vous, le livre d’Emmanuel Faye invalide la philosophie
de Heidegger ?
P. O. : Là, je ne le suivrais pas dans les conclusions dans la mesure où, il le
dit clairement à la fin, Heidegger est un penseur fondamental du nazisme. Au
fond, vous allez jusqu’à le dire. Et d’autre part vous dites : ce n’est pas un
« penseur ». Moi en tant qu’historien je ne sais pas ce que cela veut dire : ne
pas être un « penseur ». Je considère à l’extrême limite que même Julius
Streicher est un penseur important. Le problème c’est : qu’est ce qu’on pense ?
J. E. A. : Emmanuel Faye dit qu’il n’y a pas de philosophie dans cette philosophie.
Il arrive à produire cet oxymore !
P. O. : Vous mettez « Penseur » avec des guillemets et un P majuscule mais,
surtout, vous pensez que dans un futur libre que vous appelez de vos voeux, vous
le rappeliez à l’instant, c’est-à-dire [bien différent de] la manière dont on
a éventuellement utilisé Heidegger après la guerre, comment il est devenu une
sorte d’icône. Mais pour le reste, Heidegger est un penseur et il faut penser
Heidegger comme il faut penser Gobineau comme il faut penser Adolf Hitler.
E. Faye : Pour revenir au mot même de philosophie, qui est peut être plus aisé à
discuter que le mot pensée, effectivement, à la lecture de ces cours notamment
et des séminaires que j’ai aussi partiellement publiés, il ne m’apparaît pas
qu’au fondement – et même le mot « fondement » est peut être trop noble -, à la
racine de l’oeuvre de Heidegger il y ait quelque chose comme une philosophie. Je
ne vois pas comment une philosophie pourrait être dans son intention explicite
destruction de l’homme pris comme tel dans son universalité.
P. O. : Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?
Philippe Lacoue-Labarthe : Où avez-vous vu une destruction de l’homme ?
E. Faye : De l’homme comme tel dans son universalité. Quand on pose la
question.
P.L.L. : Qu’est-ce que l’homme comme tel et dans son universalité ? Cela se
discute. Je ne dis pas que j’ai des réponses. Je dis simplement que c’est une
question. Une question philosophique. L’universalité de l’homme, qui est un
concept daté avec des fondements pour le coup philosophiques très précis, bien
établis. Est-ce que c’est un concept qu’on peut utiliser en philosophie
aujourd’hui sans le reproblématiser ? C’est tout. C’est une question
philosophique. Pour vous, cela à l’air d’être une chose réglée. Heidegger, dans
tous ses cours, et là encore il faudrait quand même les dater, voir un petit
peu ce qu’il a dit jusqu’en 1935, 36, 37 ; ce qu’il redit pendant la guerre ;
ce qu’il dit juste à la fin de la guerre ; ce qu’il dit après. Tout ça c’est
complexe, cela obéit à des préoccupations, comme on dit, stratégiques,
extrêmement difficiles à débrouiller. Mais cela étant mis entre parenthèses,
qui est un travail vraiment d’historien, si on analyse vraiment les textes, ce
que vous ne faites pas, vous les citez, vous les détacher de leur contexte.
Vous dites : le cours intitulé «Logique ». En effet, il y a des propositions
atterrantes dans ce cours, mais il y a aussi de la philosophie. Qu’il y ait mis
en cause de l’homme et d’un certain modèle d’homme, d’un certain concept
d’homme, d’une certaine essence de l’homme mis en place depuis, en gros,
puisque vous avez travaillé là-dessus, depuis la Renaissance, consolidés au
XVII° et au XVIII°, je suis bien d’accord. Mais pourquoi est-ce que ce
concept d’homme né historiquement ne serait pas à problématiser aujourd’hui?
E. Faye : Puis-je répondre ? Si vous voulez problématiser l’universalité de l’homme, je suis d’accord avec vous, Philippe Lacoue-Labarthe, c’est l’oeuvre du philosophe et si nous le
faisons, nous faisons un travail philosophique. Heidegger ne problématise pas
cette universalité de l’homme. Il l’écarte radicalement. Il en fait même un
motif de dénonciation. Dans sa lettre sur Hönigswald [professeur juif à
l’université de Munich], lettre que j’ai traduite pour la première fois, page
65, il écarte d’un revers de la main Hönigswald comme le « serviteur d’une
culture mondiale indifférente et universelle », à laquelle Heidegger oppose la
« culture » enracinée. Ce n’est même plus une culture, c’est un enracinement
dans le sang et le sol. Là, le ton n’est pas celui d’une problématisation.
C’est d’une grande violence!
P. L. L. : C’est de l’idéologie pure et simple. Je suis bien d’accord avec vous
là-dessus. Des textes comme ça, bon, je l’aurais eu en face de moi, je lui
aurais dit : « mais ça ne va pas » !
E. Faye : Il reste la question de savoir si le nazisme est une idéologie. Je
pense que le nazisme est une entreprise de destruction radicale de l’homme.
P. L. L. : Pas de tout homme ! Pas de tout homme, vous le savez très bien !
P. Ory : Pas de l’Aryen avec un A majuscule !
P. L. L. : Pas de l’européen. C’était hier. J’ai entendu cette phrase d’un
type du NPD qui a été autorisé à parler au centre de Berlin, hier après midi,
et qui a dit : « Nous ne pourrons sauver l’Europe que si de nouveau il y a le
Troisième Reich. »
E. Faye : Allemand, bien sûr.
M.V. : Le Reich, Heidegger, il aurait souhaité qu’il se poursuive jusqu’en 2005 !
P. L. L. : Appelez ça comme vous voudrez, mais moi, j’appelle ça de
l’idéologie. Et je pense en plus que cette idéologie a une base philosophique,
malheureusement.
E. Faye : Nous avons des positions extrêmement différentes. En effet, Heidegger,
dans sa réponse à Cassirer en 1929, dans la controverse de Davos, refuse la
vision marxiste de l’idéologie en disant que la philosophie ne produit pas de
Weltanschauung, de vision du monde : mais à la racine dit-il de toute
philosophie il y a une « vison du monde », il y a une Weltanschauung. [Il dit
donc l’inverse de ce que vous soutenez] Et ça, c’est vraiment ce que Heidegger
pense, au moins dès 29.
P. L. L. : Jusqu’à quand ?
E. Faye : C’est ce qu’il faut justement expliquer.
P. L. L. : S’il y a un concept qu’il a démoli de manière systématique c’est le
concept de Weltanschauung !
E. Faye : La Weltanschauung, dans le cours de l’hiver 33-34 que j’ai sous les
yeux, est encore absolument défendue. Et en 38 encore, Heidegger…
P. L. L. : Je suis bien d’accord.
E. Faye : …lorsqu’il est en discussion problématique avec le bureau de Rosenberg
pour l’édition de Nietzsche, il dit qu’un contrôle « weltanschaulich » des
écrits, un contrôle sur la « vision du monde » est quelque chose de
nécessaire. En 38 encore ! Après la guerre, il a été édité un texte qui a
beaucoup été lu et qui s’appelle « L’époque les conceptions du monde » qu’il
dit avoir été écrit la même année. Simplement, il ne l’édite qu’à la fin des
années quarante.
P. L. L. : Vu le régime quand même !.. Je veux bien suspecter Heidegger de
beaucoup de choses, y compris d’avoir falsifié certains textes. Ça, j’en étais
sûr depuis vingt ans. Jeffrey Barash m’avais dit : « tu sais, la dernière page
du cours de 35, Introduction à la métaphysique , elle a disparu des
archives ».
E. Faye : Effectivement !
P. L. L. : Dés qu’il m’a dit cela, lui qui connaît des gens qui connaissaient
très bien Heidegger, [je me suis dit] : qu’est-ce qu’il a fait, le frère, Fritz?
Qu’est-ce qu’il a fait, Heidegger ? Je le savais, qu’il y avait des
falsifications. Bon, maintenant, qu’il ait écrit ce texte en 38, L‘époque des conceptions du monde, c’est plausible. Simplement il ne pouvait pas le publier, c’est tout. Dans un régime pareil, vous ne pouvez pas publier n’importe quoi.
E. Faye : Je vais vous donner un exemple qui m’amène à douter parfois de ce
genre de textes qui sont à mon avis moins fiables dans leur datation que les
cours. C’est l’exemple du paragraphe XXVI du Dépassement de la métaphysique,
un texte publié au début des années cinquante [d’abord en 1951 dans les
Cahiers Barlach publiés par Egon Vietta, puis en 1954 dans les Essais et
conférences ]. Ce paragraphe XXVI a déjà l’air de critiquer le Führer, etc.
Quand Heidegger l’avait publié pour la première fois en 1951, il disait que ce
texte était de 1939. Or Silvio Vietta, qui est l’un des plus heideggériens que
l’on puisse trouver, mais qui a le mérite d’être un peu philologue, s’est
aperçu que ce texte parle du prix donné par la ville de Francfort à un
chimiste. Or, ce prix a été donné le 28 août 1942. Donc, le texte, tel qui a
été publié en 1951, a été écrit – au moins en partie – à la fin de l’année
1942, ce qui change tout, puisqu’à la fin de l’année 42, tous les discours des
intellectuels national-socialistes virent à partir du moment où ils
s’aperçoivent que le Front russe tient bon. Là, il y a une véritable Kehre, un
tournant, mais il est stratégique.
M.V. : Vous dites : qui consiste à ce que Heidegger euphémise, qu’il commence à
euphémiser.
P. L. L. : Non, non : il suit de très prés l’actualité, il suit la progression
de la guerre. C’est un opportuniste né !
M. V. : Dés les années 20 il est très proche de philosophes qui feront le
bonheur du nazisme.
Est évoqué un texte de Heidegger sur « La pauvreté », de 1945.
E. Faye : C’est un très bon exemple.
M. V. : C’est un texte qui est édité, traduit et présenté par vous, Philippe
Lacoue-Labarthe, à Strasbourg.
E. Faye : Très rapidement. C’est intéressant : là, on voit vraiment le
changement de discours. En 1940, dans les textes sur Jünger, qui viennent de
paraître dans le tome 90 des Oeuvres complètes – je les ai lus [alors que je
terminais la rédaction] de mon livre et les ai insérés à ce moment-là -,
Heidegger dit qu’on entre dans les « zones de décision ». Visiblement, c’est
la Seconde Guerre mondiale qui va être la « décision ». En 1945, en juin 45, le
discours change complètement. Et que dit Heidegger ? « Les guerres ne sont pas
en mesure de décider historiquement des destins. Même les guerres mondiales
n’en sont pas capables. » Et ça, on aurait souhaité que Heidegger le dise en
juin 1940, au moment où, au contraire, à la fin de son cours sur « Le nihilisme
européen », il exaltait la « motorisation de la Wehrmacht ».
P. L. L. : Non ! Alors ça non. Il y a quand même une question qui se pose.
M. V. : Citons : juin 34, c’est page 169 du livre d’Emmanuel Faye, en 34, hiver
34. « Lorsque l’avion conduit le Führer de Munich à Venise jusqu’à Mussolini
alors advient l’histoire. »
E. Faye : C’est dans un cours de philosophie !
P. L. L. : C’est accablant. Qu’est-ce que disait Lukacs à la même époque ?
E. Faye : Oui, mais cela ne dédouane pas Heidegger !
P. L. L. : Non, cela ne dédouane absolument pas Heidegger. Posons la question de
ce qu’ont fait les philosophes, les intellectuels pendant la période dite des
totalitarismes et de la guerre mondiale.
M. V. : C’est le même cas que celui de Platon soutenant le tyran de syracuse.
P. L. L. : Il y a eu des résistants, bien sûr, mais il y en eu d’autres ont
accompagné le mouvement. Essayons d’analyser cela.
M. V. : Justement Philippe Lacoue-Labarthe est-ce que dans ces cas là, vous qui
faites partie des gens qui ont lu, critiqué, pris des distances politiques…
P. L. L. : Notoires !
M. V. : … notoires, avec certains aspects de la pensée, de la philosophie de
Heidegger, comment défendez-vous, expliquez-vous ce qu’on pourrait appeler,
comme problématique, l’autonomie de la pensée ? Qu’est-ce qui demeure chez vous
de très important et qui a nourri de très nombreux philosophes français après
la Seconde Guerre mondiale, qui savaient l’engagement, peut être moins que ce
qu’on sait aujourd’hui, et même beaucoup moins, évidemment – attention aux
anachronismes – mais qui ont défendu, qui ont enseigné Heidegger à l’Université ?
Comment vous faites effectivement, vous, la distinction et
l’enrichissement d’un côté d’une philosophie de Heidegger, tout en laissant de
l’autre celui qui a dit que « l’histoire advient » quand « l’avion conduit le
Führer de Münich à Venise » ou qui dit beaucoup d’autres choses qui transposent
la différence ontologique ?
P. L. L. : L’État et le peuple.
M. V. : Qui dit qu’il faut cultiver l’eros du peuple, qui dit : l’État, c’est
l’Etre et l’étant, c’est le peuple, qui transpose la philosophie de Etre et
Temps. Alors, Philippe Lacoue-Labarthe ?
P. L. L. : Alors, écoutez, si je peux être net, cela, à mes yeux même, à la
limite grossier, cela est de l’ordre de la pure et simple connerie !
M. V. : Cela n’a pas d’importance.
P. L. L. : Je ne dis pas ça. C’est de la bêtise. C’est de la bêtise, c’est de la
cécité politique ! C’est inadmissible! C’est un type très faible, j’imagine,
très faible. Comme ça, pour moi, c’est absolument condamnable. Je ne suis pas
pour expurger les bibliothèques du monde, mais lisons cela, lisons cela. Voyons
comment un type dont la pensée est de cette dimension est capable de s’abaisser
à sortir des âneries de ce type. Bon, ça c’est une chose.
M. V. : « Bêtise » : expression qu’il a utilisée après la seconde guerre
mondiale.
P. L. L. : La Dumheit, oui, la grand bêtise, grosse Dumheit, oui, grande bêtise
pour lui. Je crois que pour le reste, non, non, non. Cela étant dit là-dessus,
je suis parfaitement honnête, il y a des choses absolument inadmissibles, vous
les citez, Emmanuel Faye. Très bien. Bon. Deuxièmement, cela n’invalide pas du
tout à mes yeux ce qu’il y a, je dirais, et je tiens encore à la distinction,
– elle est un peu stupide, il faudrait l’interroger, la questionner, il faudrait
un autre mot, elle est commode pour parler vite – entre idéologie et pensée.
Cela n’invalide absolument ce qu’ il y a de pensée réelle chez Heidegger.
M. V. : Autonomie de la pensée ?
P. L. L. : Ce n’est pas l’autonomie de la pensée. C’est la question de l’être,
la question du sens de l’être, la vérité de l’être, la difficulté que Heidegger
a traversée pour revenir aux sources de la métaphysique y compris, au passage,
avec certaines bêtises. Y compris, y compris. Il y a aussi des bêtises dans
Hegel. Il y en a des grandes. Il y en a partout des bêtises.
P. O. : Il n’a jamais été autant questions de bêtises, dans cette émission, qu’à
propos de Heidegger.
P. L. L. : Mais non ! Rendez-vous compte, tout de même, ce que devait être
d’enseigner de continuer à faire de la philosophie dans les conditions qui
étaient celles du Troisième Reich entre 1933.
P. O. : Ce qui était pire c’était d’être exclu de l’Université !
P. L. L. : Il n’a pas osé. Il n’a pas osé se laisser exclure. Il na pas osé
partir. Il voulait rester là. Et là c’est son côté complètement paysan
archaïque, souabe, misérable.
M. V. : Il y a des paysans, pendant la seconde guerre, qui ont été beaucoup
moins archaïques que cela quand même !
P. L. L. : Oui, je sais bien.
E. F. : Si je peux ajouter un point capital c’est que, certes, enseigner en
1933, ce n’était pas facile, mais que Heidegger reprenne les cours qu’il a
donnés en 1933, qui sont des cours ouvertement hitlériens, qu’il les publie
maintenant dans la Gesamtausgabe comme son oeuvre, qu’il laisse cela comme legs
pour nous et pour les étudiants à venir, c’est extrêmement grave parce que,
aujourd’hui, on trouve des thèses dans lesquelles les étudiants commentent des
textes heideggériens les plus durs comme si c’était la Critique de la raison
pratique de Kant.
P. L. L. : Cela peut s’interpréter de deux manières. Ça peut aussi être un acte,
tardif, d’un relatif courage : « Bon, c’est vrai, j’ai dit ça ! ».
E. F. : Il n’y a aucun déni, aucune prise de distance.
P. L. L. : Attendez ! Tout le travail qu’il a fait après la guerre, c’est quand
même un travail.
E. F. : Tous les éditeurs, Tietjen, le fils Heidegger, disent dans l’édition
même de ses cours : « il y a un [fossé] infranchissable entre la pensée de
Heidegger et le nazisme ». Ils disent cela alors même qu’il fait dans ses cours
l’apologie de la vision du monde du Führer !
M . V. : Rappelons qu’il y aura procès, qu’il sera écarté de l’université
pendant 7 ans juste après la Seconde Guerre mondiale. Vous parlez d’étudiants
Philippe Lacoue-Labarthe : écoutez, regardez, il y a ici Jean-Edouard André qui
est donc l’auteur d’une thèse tout récemment soutenue sur Heidegger, sur La
récurrence du thème de la liberté dans l’ouvre de Martin Heidegger à Paris
VIII. Comment vous réagissez par exemple à ce qui se dit, à ce que vous avez lu
qui est un gros livre complet, un gros paquet qui s’appuie sur des recherches
historiques sérieuses. Alors, sur Heidegger ?…
J. E. A. : Comment réagir par rapport à ça ? Je crois que Emmanuel Faye a tout
à fait raison de nous interpeller sur le trajet particulier de Heidegger et il
a particulièrement raison de souligner que c’est dangereux. Ceci dit E. Faye,
dans son livre, je suis assez spécialisé sur les premiers écrits de Heidegger,
E. Faye donc…
M. V. : Les premiers écrits, ça veut dire quelle date ?
J. E. A. : Ca veut dire 1927, Etre et temps. Vous abordez et vous liquidez Etre
et temps en quatre pages et pour vous donc, ça va du « souci », avec cette
phrase justement pas très anecdotique, mais cette phrase pas très importante
qui parle de la nécessité qu’il y a à ne pas mélanger les cultures à propos des
perceptions sur l’existence à la fin des paragraphes consacrés au souci, et
vous faites terminer l’ensemble de votre résumé sur la Gemeinschaft. En
d’autres termes, il y a et il ne peut y avoir que souci d’établir la pureté
d’un profil d’individus et ce en vue de la communauté du peuple laquelle, bien
sûr, pour vous est connotée, elle est nazie. Moi je crois si vous voulez, vous
avez bien raison.
M. V. : Emmanuel Faye fait la distinction. Il dit que dans la façon dont
Heidegger – moi je parle sous votre contrôle – emploie le mot peuple, il n’est
pas forcément fait référence au rôle du peuple dans son acception romantique «dixneuvièmiste », mais dans son acception national-socialiste en l’occurrence.
P. L. L. : Vous faites une grande différence ? D’où ça vient, le peuple
national-socialiste ?
J. E. A. : Ce qui me semble important de souligner, c’est l’état du commentaire
actuel sur l’oeuvre. C’est un problème de compréhension et d’explication. On ne
sait pas exactement comment prendre l’ouvre ni par où la prendre. Philippe
Lacoue-Labarthe est le gardien justement donc d’une interrogation qu’il a eu le
mérite de maintenir durant des quantités et des quantités d’années en lieu et
place qui disait ceci : la question est de savoir exactement ce que Heidegger
met entre théorie et pratique. La question est celle là. La question est donc
de savoir ce qu’il y a de concret, ce qu’il a d’exploitable…
P. L. L. : Exploitable !
J. E. A. : …d’exploitable ou d’empirique au détriment d’une certaine tradition ou
d’un école qui justement n’a jamais interrogé par exemple les écrits les plus
tardifs de Heidegger sur la technique, sur la cybernétique, qui sont des écrits
relativement actuels et qu’à mon avis il faut mettre en relation avec le
principe de l’ontologie fondamentale autour de la question de l’homme.
E. Faye : Jean Edouard André, vous m’avez envoyé votre thèse. J’en ai lu ce
que j’ai pu, notamment le paragraphe 65 et toute la fin. En fait, vous avez une
lecture qui est extrêmement grave. Vous marquez une continuité totale entre
Etre et temps et les discours de 1933 et donc, pour vous, l’authenticité du
Dasein de Etre et temps s’accomplit dans l’Etat que vous appelez du «socialisme national », parce que vous reprenez la traduction que F. Fédier faisait en 1995 du nationalsozialistische Staat. Donc, vous ne dites pas « État national socialiste » mais vous dites « État du socialisme national ».
P. L. L. : On peut dire aussi « révolution conservative ».
E. Faye : A ce moment-là, on arrive à des phrases (je vous cite page 495) où
vous dites : « l’État du socialisme authentique national doit finalement faire
obstacle aux fonctions totalisantes de la mondialité ». Or, si vous prenez
l’allemand c’est du nationalsozialistiche Staat qu’il s’agit, donc de l’État
nazi !
J. E. A. : Vous faites le même travail que dans votre livre, monsieur!
E. Faye : C’est extrêmement [problématique]. Ce que je voulais indiquer, et
c’est très important, c’est que vous êtes vraiment dans la continuité : le seul
point sur lequel nous serions peut-être d’accord, c’est que vous pensez qu’il y
a une continuité entre 1927 et 1933. Cela rejoint donc ma lecture de Etre et
temps, qui indique que dans 1927, il y a déjà les prémisses de ce qui sera
répondu en 1933. Je n’ai jamais écrit que Sein und Zeit était un livre nazi.
Certains, sur France Culture, l’ont dit. Je n’ai pas dit cela ! J’ai dit qu’il
y a dedans des termes qui annoncent ce qui va être dit par Heidegger en 1933.
Il met Gemeinschaft et Volk dans le paragraphe 74 et, en 1933, il inverse
l’ordre et dit : Volksgemeinschaft : « communauté du peuple » !
M. V. : Jean Edouard André ?… Philippe Lacoue-Labarthe ?…
J. E. A. : J’aimerais bien répondre. Vous partez du principe, effectivement, que
je lis la continuité. Tout au moins j’essaie de construire justement un lien de
continuité entre certaines élaborations. Et je vous avoue que ce qui rend
critique votre approche, c’est d’avoir omis par exemple – alors que cette
approche-là est quand même très présente dans le commentaire – d’avoir omis
par exemple les alinéas 362-363 consacrés à la science, d’une manière
générale, qui expliquent à quel point effectivement la zone de combat ou la
zone d’élaboration de la pensée de Heidegger vise les sciences. Elle les vise
dans un rapport à la tradition de la philosophie qui est lui même clairement
établi. Il s agit de revenir à la critique de la sophrosuné par Platon. Il
s’agit aussi de revenir éventuellement à de nouvelles élaborations du domaine
de pertinence de la phronesis, donc de la prudence aristotélicienne. Il y a
quelque chose que vous omettez gravement c’est que on ne peut pas lire
aujourd’hui Sein und Zeit sans lire la référence explicite aux sciences, sans
lire effectivement le travail qui va construire la proposition suivante : la
philosophie est science critique des sciences. Et elle le fait dans un rapport
contigu entre science et compréhension quotidienne. En d’autres termes, elle
le fait pour évaluer à nouveau les sciences dans leur rapport à ce qu’elles
expriment en termes d’axiomes et dans un rapport aux compréhensions
quotidiennes parce que tout ça, finalement, finit par obstruer la compréhension
qu’on peut avoir de soi. Même, la compréhension qu’on peut avoir du monde
quotidien. Il me semble que c’est la proposition la plus intéressante à
retenir.
E. Faye : Voyez-vous, ce qui est vraiment grave, c’est que, j’en suis d’accord,
il y a tout une thématique du « Wissen » (savoir) chez Heidegger ; le
problème, c’est que vous ne citez les textes que dans la traduction de Fédier.
(Dans la bibliographie, vous citez bien le tome 16 dans lequel il y a tous les
discours nazis en allemand et bien d’autres que ceux que vous citez.) Et là,
que dit Heidegger sur « Wissen » ?… que le mot « savoir », ou « science »,
doit être pris dans un nouveau sens qui est national- socialiste. Voilà ce
qu’il défend en 1933. On ne peut pas prendre ces textes aujourd’hui comme des
textes philosophiques.
B. Tackels : Moi, je voudrais prendre appui sur la petite discussion qui vient
d’avoir eu lieu entre vous pour montrer à quel point elle est au coeur du
problème. C’est que là on est entre spécialistes et que tout le problème c’est
de passer d’une théorie à l’action. Qu’est-ce que c’est que ce rapport complexe
et problématique ? Vous venez de le dire : de la théorie à l’action, et c’est
bien tout l’enjeu de Heidegger depuis le début jusqu’à la fin. Heidegger, au
fond c’est quelqu’un qui tente une action. Qui tente quelque chose comme une
mise en oeuvre, une opération dans le réel de ce que c’est que la philosophie.
Il pense que la philosophie a des ressorts pour transformer le réel. S’il on
veut s’en tenir à des équations simples, et je pense quand même – et cela
Philippe Lacoue-Labarthe, depuis très longtemps, le montre -, que c’est cette
équation là qui s’affole, c’est cette équation là qui ne marche pas qui ne peut
qu’aller vers le pire.
P. L. L. : C’est un échec.
B. T. : C’est un échec.
P. L. L. : Il l’a reconnu.
B. T. : Il l’a reconnu. C’est de cela que j’aimerais vous questionner plus
avant, Emmanuel Faye. Cet échec reconnu, que devons nous en faire ? Est-ce
que nous devons du coup à notre tour, et j’entends tout de même un peu ça dans
votre démarche, pas forcément les brûler mais mettre ses livres de coté, sous
scellés, avec des clés qui seraient alors confiées à certains et pas à
d’autres. Vous voyez, le problème dans lequel on se trouve. Ou est-ce qu’il
vaut mieux largement patauger, un peu, mais peut-être en essayant de sortir de
la spécialisation, en se demandant des choses extrêmement simples, c’est qu’au
fond, est-ce que le mot métaphysique, qui a conduit toute la philosophie
d’Europe, depuis les Grecs, est-ce que ce mot là vous le gardez ou vous le
jetez ? Est-ce qu’il est forcément catastrophique ou est-ce qu’il peut nous
aider à avancer politiquement ? C’est ce que je ne sens pas dans votre livre.
Vous reprochez à Heidegger de ne pas produire une philosophie, ou plutôt de
broyer la philosophie à cause de sa « national-socialisation » et donc à aucun
moment je ne vois poindre quelque chose comme l’élément, la lueur d’une
philosophie à venir. Je ne vois plus très bien ce que vous entendez par
philosophie au terme de la lecture de votre livre. Je tiens aussi à le dire
très argumenté, très riche sur le plan de l’archive, et, il faut le dire,
accablant, et on pourrait, là aussi, employer un mot très vulgaire : totalement
« debéquetant ». On est d’accord là-dessus. Mais la lueur d’une pensée à venir,
je ne la vois pas.
E. Faye : Je comprends qu’il y ait un certain vide. Evidemment, si on dit que le
fondement de l’oeuvre de Heidegger n’est pas philosophique, étant donné
l’influence qu’il a eu, mais sur des bases qui étaient beaucoup moins averties
qu’aujourd’hui, il y a forcément un certain vide. J’insiste sur le fait. Je
pense que le travail que j’ai entrepris, dans cette investigation qui m’a
demandé pas mal d’années, est un travail philosophique et critique sur le
fondement d’une oeuvre, et la philosophie a pour tâche de réfléchir sur de tels
textes. Maintenant, l’usage que Heidegger fait du mot « métaphysique » me fait
penser à ce que Victor Klemperer disait du mot « histoire » – le linguiste qui
parlait d’une langue du IIIème Reich, qu’il appelle LTI [lingua tertium
imperii] – c’est-à-dire que c’est un mot qui n’a plus de densité philosophique,
mais qui est malheureusement nazifié quand on dit, comme le fait Heidegger, que
la « sélection raciale » est « métaphysiquement nécessaire », ou que « la
motorisation de la Wehrmacht est un acte métaphysique ».
P. L.L. : Ca dépend dans quel contexte c’est dit. C’est quand même une phrase
critique.
M. V. : Alors attendez.
P. L. L. : Le mot « métaphysique », à cette époque là, est un mot critique.
E. Faye : C’est beaucoup plus ambivalent. Il sera critique après 1943.
P. L. L. : Non.
E. Faye : En 41-42 c’est beaucoup plus ambigu.
P. L. L. : Il l’est déjà pour une large part. Le programme du « pas en arrière »
dans la métaphysique est entièrement élaboré même si le mot « pas en arrière»,
qui dit bien les choses du point de vue politique, n’est pas encore
introduit.
E. Faye : C’est quand même faire de la ségrégation raciale quelque chose
d’inéluctable, qui est inscrit dans l’être même.
P. L. L. : Qui est inscrit dans le destin de la métaphysique.
E. Faye : C’est effroyable.
P. L. L. : Mais non, qui est inscrit dans un certain nietzschéisme, je dis pas
dans Nietzsche, mais dans un certain nietzschéisme.
E. Faye : La responsabilité en est imputée à Descartes et à Platon : c’est quand
même monstrueux ! Le racialisme nazi [remonterait selon Heidegger jusqu’à eux]!
P. L. L. : J ai remarqué, parce que c’est un texte qui m’intéresse depuis
longtemps, le fameux texte où Descartes dit nous rendre « maîtres et
possesseurs de la nature … ».
E. Faye : « … comme… ».
P. L. L. : « … comme maîtres et possesseurs de la nature », dont Beaufret a fait
des commentaires.
E. Faye : Heidegger le premier.
P. L. L. : Et Heidegger aussi. Vous dites : cela intéresse la médecine. Oui,
cela intéresse la médecine, cela intéresse la biologie.
E. Faye : C’est Descartes qui a ensuite un très beau développement sur la
médecine.
P. L. L. : Bien sûr, je le sais.
E. Faye : Ce n’est pas du tout un projet technique. Il dit : ce n’est pas pour
le bien-être de nos ingénieurs, c’est pour assurer « la conservation de la
santé ».
P. L. L. : Cela peut aller très loin la préservation de la santé.
E. Faye : C’est loin de la « santé du peuple » de Heidegger, en tous cas !
M. V. : Je voudrais vous faire écouter une lecture extrêmement critique de votre
livre et notamment autour de cette phrase de Heidegger connue donc comme la
plus polémique : « la sélection raciale est métaphysiquement nécessaire »,
phrase que vous reprenez, Emmanuel Faye, dans votre livre. Hadrien
France-Lanord, qui est professeur de philosophie à Rouen, auteur notamment de
Celan et Heidegger, le sens du dialogue , explique que cette citation de
Heidegger est tronquée et que en réalité la phrase dans son entier dit
exactement le contraire de ce qu’elle dit dans le raccourci que vous en faites,
vous, Emmanuel Faye. Hadrien France Lanord (intervention enregistrée):
H. F. L. : Il s’agit effectivement d’un point central dans le livre de Emmanuel
Faye. Il est simplement asséné comme un slogan, page 180, la première
occurrence. Il s’agit d’un cours sur Nietzsche de 1941-42 dont Adeline
Froidecourt vient de proposer une magnifique traduction aux éditions Gallimard.
Emmanuel Faye écrit alors, page 180, que Heidegger n’hésite pas à soutenir que,
citation « La sélection raciale est métaphysiquement nécessaire », fin de
citation. Rien n’est précisé ici quant au contexte d’où a été extrait ce
fragment ni quant à son sens. La phrase est à nouveau assénée page 181 sans
plus de précision. Voici ce qu’écrit Emmanuel Faye : « la justification
ésotérique et meurtrière de la sélection raciale dont Heidegger dira bientôt le
caractère, citation, « métaphysiquement nécessaire », fin de citation, en 1942
l’année même où se décidera la solution finale. Un lecteur qui n’est pas averti
ici reçoit ça comme un véritable choc et ne peut que fermer à jamais les
ouvrages de Heidegger. Mais Emmanuel Faye ne dit rien quant à la citation qui
revient en tête du chapitre 9 qui s’intitule rien moins que « De la
justification de la sélection raciale au négationnisme des Conférences de Brême».
Et là figure en épigraphe au chapitre à nouveau la citation truquée de
Emmanuel Faye, c’est-à-dire « Le principe de la sélection raciale est
métaphysiquement nécessaire. » Je tiens à signaler que Emmanuel Faye cite
cette phrase sans indication de coupure dans le texte français, ce qui fait
qu’un lecteur non germaniste ne peut pas savoir que la phrase est purement
fabriquée par Emmanuel Faye. Il faut à ce sujet citer la phrase en son entier
et donc se reporter au volume ce que malheureusement peu de lecteurs français
feront. Voici la phrase intégrale, citation de Heidegger : « C’est seulement là
où la subjectivité inconditionnée de la volonté de puissance devient vérité de
l’étant en entier qu’est possible et donc métaphysiquement nécessaire le
principe sur lequel s’instaure une sélection raciale. » Fin de citation. On
comprend à la lecture entière de la phrase de Heidegger qu’il s’agit donc d’une
critique intégrale du régime nazi en tant que nihilisme et accomplissement de
la subjectivité inconditionnelle de la volonté de puissance. Ma question est :
que cache ce procédé de Emmanuel Faye. De quoi a-t-il peur ? Pourquoi ne
veut-il pas citer intégralement les textes de Heidegger et pourquoi ne
procède-t-il qu’avec des repérages de mots, flashs qui aveuglent le lecteur
français et donc tout le livre.
E. Faye : Sur la sélection raciale, ce qui est capital de voir et que ne dit
évidemment pas Hadrien France-Lanord, c’est que sur la sélection raciale je
consacre les pages 459 à 484. Donc les appels au début sont extrêmement brefs,
mais c’est là que l’analyse a lieu et il n’en dit pas mot. Il y a quand même
25 pages ! Et là, j’analyse des textes qui sont encore inconnus en Français
alors que ce texte sur la sélection raciale est bien connu : il figure dans le
Nietzsche publié en 1961 ! Donc, nous le connaissons depuis 40 ans. Par contre,
les textes de « Koinon » qui développent la même pensée, la même monstruosité,
et puis les textes sur Jünger qui sont disponibles en allemand depuis quelques
mois, ceux là je les traduits, je les analyse longuement, et c’est là que nous
avons un contexte général dans lequel on a Heidegger qui présente ce qu’il
appelle la pensée de la race » (Rassegedanke), ou la doctrine de la
prééminence de la race comme une nécessité inéluctable qui découle de la
pensée métaphysique occidentale. Et ça, pour moi, c’est quelque chose de tout a
fait monstrueux. Dans les textes sur Jünger, c’est [pour Heidegger ] extrêmement
positif. Il parle de l’essence non encore purifiée des Allemands et de l’ «être-race » (Rassesein) d’une façon qui n’est pas critique. C’est ça que ne veut pas voir Hadrien France-Lanord, parce que c’est terrible. Regardez ces textes.
P. L. L. : Page 461, c’est vous-même qui le citer : « Le fondement métaphysique
de la pensée raciale n’est pas le biologisme mais la subjectivité (à penser
métaphysiquement) de tout être de quelque chose d’étant (la portée du
dépassement de l’essence de la métaphysique et de la métaphysique des temps
modernes plus particulièrement). » On ne peut pas être plus clair !
E. Faye : Il dit dessous : « pensée trop grossière de toutes les réfutations du
biologisme, donc en vain ».
P. L. L. : Et bien oui.
E. Faye : Si vous voulez, Heidegger entend être celui qui justifie, jusque dans
ses racines, le racisme comme inéluctable.
P. L. L. : Non : comme étant inéluctable pour la civilisation occidentale en tant
qu’elle est sous-tendue depuis le début et en particulier depuis le tournant
des Temps modernes, c’est-à-dire depuis ce qui s’est passé entre Galilée et
Descartes par le projet techno scientifique. Ça aboutit au racisme, voilà.
E. Faye : Il n y a aucun racisme chez Descartes.
P. O. : Si on déplace la lecture vers les chapitres concernant le séminaire
inédit sur Hegel et l’État, là, je pense qu’on peut être d’accord pour dire
qu’on a un bel exemple de la contribution de quelqu’un qui a quand même cherché
à être conseiller du prince. Il échoue. Son échec est intéressant mais
n’invalide pas la thèse de Emmanuel Faye, à mon avis, de [la contribution de
Heidegger] à la « philosophie du droit » du Troisième Reich. Vous nous rappelez
ou ce qu’il faut apprendre à certains c’est que Heidegger figure avec d’autres
parmi les membres de l’Académie pour le Droit Allemand du redoutable Frank et
en particulier de la Commission de la philosophie du droit.
E. Faye : Avec Streicher, Schmitt, Rosenberg.
P.O. : Il y a des textes qui montrent, vous montrez bien sa différence avec Carl
Schmitt mais en même temps il est tout contre lui. Je ne reviens pas sur la
question de la race. Sur le rapport à Carl Schmitt c’est précisément parce
qu’il discute et débat avec Carl Schmitt qu’il participe de la philosophie du
droit du Troisième Reich. Je trouve que c’est très convaincant. C’est
accablant sur la contribution d’un philosophe, que je considère comme un
penseur éminent, au fonctionnement d’un État, en l’occurrence d’un État
totalitaire. Ils sont, j’ajoute, des milliers comme ça d’historiens, de
médecins, de musiciens etc. qui contribuent.
E. Faye : Je suis content de votre intervention parce que ça nous rappelle que
le racisme nazi, qui trouve un moment capital dans les lois de Nüremberg, ne
vient pas d’un fondement philosophique qui remonterait à Descartes et Platon,
mais est dû à des intellectuels criminels qui mettent en oeuvre dans le droit,
dans la médecine, des notions que, effectivement, malheureusement, Heidegger a
cautionnées en travaillant aux cotés de Frank, de Streicher et de Schmitt dans
cette Commission pour la philosophie du droit dans laquelle il était actif.
P. L. L. : Alors là, il y aurait beaucoup à dire historiquement sur la
généalogie de ce genre d’idéologie de la race du Troisième Reich qui provient
d’une certaine lecture de Nietzsche, d’une certain lecture du romantisme etc.
Cela serait trop long. J’ai trois points sur lesquels je voudrais vraiment
revenir. Le premier, c’est parce que, en dehors du fait que « métaphysique » à
mon sens c’est déjà critique, à l’époque de la guerre, c’est le fameux texte,
un des rares textes ou Heidegger parle de l’extermination. J ai été le premier,
quand j’ai écrit mon petit bouquin en 87, qui est paru en 88 sur la fiction du
politique, à prendre connaissance de la fameuse phrase : « Les chambres à gaz
c’est la même chose que l’agriculture motorisée etc. » J’ai été le premier à
être scandalisé par cette phrase jusqu’au jour où Derrida, je me souviens très
bien, c’était à un colloque à Heidelberg avec Gadamer, avec Rainer Will – grand
colloque, public, une grande soirée – Derrida m’a dit : « tu sais, on peut lire
la phrase à l’envers. C’était pour dire : la technique nivelle tout ». Et puis
je tombe sur ce texte que je ne connaissais pas, que cite Emmanuel Faye, page
492, où « des centaines de milliers, je cite, meurent en masse, meurent-ils ?
Ils périssent meurent ils ? » Il y a trois fois la question « meurent-ils ?»
Cela veut dire aussi bien que dans les camps d’extermination, on a privé des
millions de gens du droit à la mort, c’est-à-dire de la mort telle que Sein ou
Zeit la définissait, c’est-à-dire comme la possibilité la plus propre du
Dasein. Qu’on interroge ensuite, et ça je crois c’est une tache philosophique
qui nous incombe, ces analyses de Sein und Zeit sur la mort avec lesquelles en
effet je crois que l’on peut encore questionner. De même qu’on peut
questionner les chapitres sur la résolution, de même qu’on doit questionner
absolument le passage du Dasein à la Gemeinschaft.
M. V. : Vous laissez répondre Emmanuel Faye. C’est trop important.
E. Faye : C’est trop important. Ce que je voulais dire, c’est que certains
commentateurs heideggériens qui on écrit sur ce point ce sont efforcés de
justifier ces développements sur le « Sterben sie ? » en les lisant comme on
pourrait lire, par exemple, les pages très fortes écrites par Adorno dans sa
Dialectique négative à propos d’Auschwitz, où Adorno montre comment
l’individu est dépossédé de sa mort. Mais Heidegger dit tout autre chose. Il
s’attarde à peine sur les conditions d’anéantissement des victimes. Ce qu’il
soutient c’est, de manière extrêmement obscure et nébuleuse que « l’homme peut
mourir si et seulement si l’être lui-même approprie l’essence de l’homme dans
l’essence de l’être à partir de la vérité de son essence ». Que comprendre à
ce jargon où le mot Wesen, « essence », est répété trois fois ? L’homme ne peut
mourir, ne peut être dénommé mortel que s’il est par essence dans l’abri de
l’essence de l’être. Or, l’usage que fait Heidegger dans ses textes sur Jünger
ou que fait Oskar Becker, qui est son disciple, c’est un usage du mot Wesen qui
est explicitement racial.
P. L. L. : Non.
E. Faye : Si, vraiment !…
P. L. L. : Comment traduire « ousia » en allemand ?
E. Faye : Il ne s’agit pas de l’ « ousia » grecque. Quand Heidegger parle de «l’essence non purifiée des Allemands » dans ses textes sur Jünger on n’est plus dans l’ousia d’Aristote, malheureusement, et là…
P. L. L. : On n’est plus dans l’ousia d’Aristote mais on est dans l’ousia quand même. ..
M. V. : On arrive au terme de l’émission. Donc il y a…
E. Faye : Là, c’est extrêmement grave.
P. L. L. : Je suis très critique vis-à-vis de Heidegger mais là je ne peux pas
suivre.
M. V. : Un dernier mot Jean Edouard André ?
J. E. A. : Juste le mot de la fin. Parce que, visiblement, vous n’avez pas
compris grand-chose à Sein und Zeit. Il est tout à fait question d’autre chose
puisque, on le sait, derrière le souci, il se cache bien sûr d’autres notions
en mouvement. Je peux vous dire que le Dasein, c’est aussi un mécanisme
cognitif qui est à mettre en relation avec la technique et le déploiement de
possibilités justement nouvelles dans la technique. En d’autres termes ..
M. V. (Marc Voinchet rappelle les éléments biographiques de Heidegger).
P. O. : Il est tout de même au coeur du système.
E. Faye : Heidegger parle du « nouveau droit des étudiants ». Vous citez cela
tranquillement. Or qu’est-ce que ce nouveau droit des étudiants ? C’est un
numerus clausus antisémite et raciste. C’est terrible.
P. L. L. : C’est terrible.
E. Faye : Vous ne pouvez pas…
P. L. L. : Vous en connaissez des profs de la Sorbonne qui ont fait la même
chose quand même. Il y en a plein !
E. Faye : C’est monstrueux.
P. L. L. : Bien oui, c’est monstrueux.
E. Faye : Un grand philosophe ne fait pas ça.
P. L. L. : Il y en a eu. Il y en a eu.
P. O. : Je crains malheureusement que beaucoup de grands philosophes l’aient
fait. Et que peut être continueront à le faire.
J. E. A. : Même Descartes s’il revenait.
E. Faye (à Pascal Ory) : Vous avez une conclusion encore plus dure que la
mienne.
P. O. : Oui, encore plus dure.
.
_____________________________________________________
.