Pour l’ouverture des archives Heidegger, par Emmanuel Faye

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Pour l’ouverture des archives Heidegger, par Emmanuel Faye.

LE MONDE | 04.01.06 | 13h32 . Mis à jour le 04.01.06 | 13h32

(Dernière nouvelle/ 25 janvier 2006 :Signature de l’Appel à l’ouverture des Archives Heidegger

La nouvelle revue allemande en ligne « theologie.geschichte » de l’université de
Saarbrück vient de publier l’appel à l’ouverture des Archives Heidegger à tous
les cherchers (auparavant publié par le Monde), avec une adresse e-mail pour
tous ceux qui souhaitent souscrire à cet appel.

Adresse internet de la revue en ligne « theologie.geschichte »:
http://aps.sulb.uni-saarland.de/theologie.geschichte/inhalt/2006/07.html

Adresse e-mail pour envoyer sa signature:
theologie.geschichte@sulb.uni-saarland.de )

Pour la première fois, Martin Heidegger figure comme l’un des deux grands
auteurs de l’écrit au programme de l’agrégation de philosophie, avec Spinoza.
Outre le fait que l’auteur d’Etre et Temps a présenté l’auteur de l’Ethique
comme "un corps étranger dans la philosophie", cette décision pose de graves
problèmes. Le premier est juridique : vu l’interdiction par les ayants droit de
la reproduction dans les manuels de textes d’Heidegger, les jurys ont décidé de
ne plus mettre cet auteur à l’écrit du baccalauréat depuis 1983.

Le second problème résulte des entraves à la recherche : les archives Heidegger
sont, jusqu’en 2026, en grande partie fermées aux chercheurs, son fils Hermann
n’accordant son autorisation qu’à ceux qui montrent en quelque sorte patte
blanche. C’est ainsi qu’il avait interdit l’accès des archives à Victor Farias,
l’auteur en 1987 d’un livre pionnier sur Heidegger et le nazisme. De ce fait,
la vérité n’apparaît que très lentement. Il aura fallu, par exemple, que nous
ayons reproché à son fils d’avoir caché qu’Heidegger avait voté pour le Parti
nazi dès 1932 pour qu’il le reconnaisse enfin publiquement dans une lettre à la
Frankfurter Allgemeine Zeitung du 15 novembre 2005.

De nouveaux éléments, cependant, sont apportés par une anthologie de lettres à
son épouse Elfride. Ils sont accablants. On découvre en effet la radicalité de
l’antisémitisme et du racisme qui habite Heidegger dès les années 1910. Voilà
ce qu’il dit le 18 octobre 1916, en pleine guerre, à sa fiancée :
"L’enjuivement (Verjudung) de notre culture et des universités est en effet
effrayant et je pense que la race allemande (die deutsche Rasse) devrait
trouver suffisamment de force intérieure pour parvenir au sommet" (p. 51). Pour
que la race allemande accède au sommet, elle a besoin d’un guide (Führer). A
cet égard, très tôt, Heidegger a arrêté son parti : dans sa lettre du 17
octobre 1918, il déplore "la perte complète de but et le vide" dans "la vie et
la constitution de l’Etat" et il conclut : "Je reconnais de manière toujours
plus pressante la nécessité du Führer."

Par ailleurs, la légende d’un Heidegger apolitique est balayée par cette
correspondance. Son adhésion intellectuelle au nazisme y est manifeste dès
1930. Dans une lettre du 2 octobre 1930, à propos du procès de Leipzig où trois
officiers de la Reichswehr sont accusés de haute trahison pour avoir formé une
cellule nazie, il indique à Elfride qu’il possède déjà un exemplaire du
Völkischer Beobachter et il se réjouit que "le procès de Leipzig semble déjà
retomber sur les fameux accusateurs". C’est donc à un quotidien nazi qu’il se
fie pour s’informer de l’actualité politique et la commenter. Si Heidegger
critique avec Alfred Bäumler, nazi inconditionnel qu’il évoque constamment dans
les lettres de cette période, le niveau culturel des nationaux-socialistes et
de leur presse, il n’en souligne pas moins que "le mouvement a sa mission"
(lettre du 18 juin 1932).

L’antisémitisme foncier d’Heidegger se voit aussi à ses réflexions sur Jaspers
et sur l’affection profonde de ce dernier pour sa femme, qui est juive. "Je
suis ébranlé de voir comment cet homme, purement allemand, à l’instinct le plus
authentique, qui perçoit la plus haute exigence de notre destin (…) demeure
lié à sa femme." Ce n’est que "dans sa relation originelle avec les Grecs",
poursuit Heidegger, que "la métaphysique du dasein allemand pourra devenir
agissante", et "Jaspers pense assurément trop en fonction de l’humanité" (19
mars 1933). Bref, Heidegger voudrait que le Dasein allemand renonce à toute
pensée de l’humanité comme telle et coupe tout lien avec les juifs, pour se
rattacher exclusivement à une Grèce mythifiée.

On relèvera enfin en quels termes Heidegger commente la seconde guerre mondiale
: le 18 mai 1940, au moment où les armées motorisées du IIIe Reich déferlent
sur la Hollande, la Belgique et la France, il loue les Allemands d’avoir conçu
"la domination totale de la technique" tout autrement qu’en 1917, et n’hésite
pas à parler de "la légalité intérieure de la technicisation inconditionnée de
la guerre". Nous sommes loin de ses discours d’après 1945 sur l’errance de la
technique planétaire assimilée au nihilisme !

Or les propos antisémites et racistes d’Heidegger ne sont pas sans répercussions
dans l’oeuvre même. Les formules de 1916 citées plus haut sur l’enjuivement et
sur la race allemande constituent en effet l’amorce d’un programme de
domination raciale qu’il exposera une quinzaine d’années plus tard dans ses
cours de philosophie, alors qu’Hitler sera au pouvoir. Il parle alors
d’"exploiter à fond les possibilités fondamentales de l’essence de la souche
originellement germanique et de les conduire jusqu’à la domination "
[Gesamtausgabe (ouvres complètes), t. 36-37, p. 89]. Entre-temps, il s’est
employé, dans son cours du semestre d’été 1927, à détruire la notion de genre
humain en proposant de traduire le genos grec par les mots "lignée, souche" et
en parlant désormais au pluriel des "souches". La même année, il affirme dans
Etre et Temps que l’existence (Dasein) authentique entendue comme communauté
(Gemeinschaft), comme peuple, doit se choisir "son héros" afin de "se rendre
libre pour la poursuite du combat".

Et dès l’hiver 1929-1930, dans le cours intitulé "Les concepts fondamentaux de
la métaphysique", où il récuse ce qu’il nomme "l’imbroglio politique" de
l’Allemagne de Weimar et appelle à "être dur", il a abandonné la question
"Qu’est-ce que l’homme ?" pour la question "Qui sommes-nous ?". En 1933-1934,
il précise dans ses cours que le "nous" en question ne désigne que le peuple
allemand, le seul à avoir encore un "destin". A cette date aussi, il explicite
dans un séminaire ce qu’il nomme "la santé du peuple", par référence à "l’unité
du sang et de la souche" et à "la race".

Si l’on se rapporte à l’ensemble des textes cités plus haut, il est extrêmement
préoccupant de voir Etre et Temps et les deux cours des années 1927 et
1929-1930 mis pour la première fois au programme de l’écrit de l’agrégation.
Fallait-il charger l’Université française d’un tel poids ? Et la pensée
n’a-t-elle pas aujourd’hui besoin de tout autres bases ?

On souhaiterait du moins que cette situation soit l’occasion d’un réexamen de
fond des écrits d’Heidegger. Or, pour que toute la lumière soit faite sur ses
intentions profondes et sur son implication dans le nazisme, il est
indispensable que tous les chercheurs aient accès à l’ensemble des archives des
intellectuels les plus compromis dans l’hitlérisme, à commencer par les
archives Heidegger de Marbach et les archives Bäumler de Munich. On sait en
effet, par une lettre à Elfride, que Bäumler continue en 1943, l’année même où
il fait paraître son éloge d’Alfred Rosenberg, à correspondre avec Heidegger.
Cependant, la lettre de Bäumler n’est pas rendue publique.

Le président de la République française avait montré l’exemple en déclassifiant,
en 1988, le dossier Heidegger conservé aux archives du Quai d’Orsay. C’est
pourquoi nous lançons un appel solennel aux responsables allemands et européens
pour que le droit à la vérité historique et philosophique soit enfin assuré et
que, soixante ans après la fin du régime nazi, ces archives soient ouvertes à
tous les chercheurs.

Emmanuel Faye est maître de conférences en philosophie à l’université Paris
X-Nanterre.

EMMANUEL FAYE
Article paru dans l’édition du 05.01.06

Cette page est désormais fermée aux commentaires. Elle est conclue par une  note de Christoph Lamy.

. . . . Cher Skildy, Après réflexion suite à l´échange que nous avons eu après l´envoi de mon courriel du 08.01, et suite à votre demande répétée, j´accepte la publication partielle du dit courriel (de ce qui dans le courriel concerne l´état du blog), à la condition que cette publication fasse suite à l´interruption du blog suivant le dernier texte de M. Emmanuel Faye, et uniquement en ce cas. J´ai déjà expliqué pourquoi il était hors de question pour moi de répondre à M. Pierre Teitgen, dont je n´attends plus rien. De plus, ces textes, dont cette autorisation que je vous demande de publier avant le courriel en question si vous venez à le publier, ne constituent hélas pas non plus un commentaire du texte de M. Emmanuel Faye, dont je regrette que la simple exigence de vérité philologique qui en faisait le contenu n´ait pas été entendue (pas plus d´ailleurs que quand il avait déjà fait cet appel, à la fin de son livre dont on a beaucoup et mal parlé, et qu´on a peu et mal lu), et n´ait rencontré que des échos si misérables et dissonants quand le son qu´il faisait entendre était on ne peu plus clair et distinct, et appelait à plus de clarté encore. Dans la mesure, donc, où ces courriels ne constituent pas un commentaire du texte de M. Emmanuel Faye, et encore moins une réponse à M. Pierre Teitgen et aux autres commentateurs, je vous demande de ne pas les publier dans la rubrique "commentaires", mais par exemple après ou avant le texte de M. Faye si vous deviez fermer son blog, et avec une note expliquant le pourquoi de votre décision. Vous pouvez aussi les publier après un de vos textes si vous souhaitez revenir plus longuement sur les problèmes que ces interventions vous ont posé. Ce serait même sans doute mieux, dans la mesure où je ne souhaite pas participer à mon tour au parasitage des interventions de M. Faye. Je n´accepte donc de publier le dit courriel qu´afin de ne pas vous laisser seul avec votre décision si vous vous décidez à fermer, pour que l´on voie qu´elle ne résulte pas d´un arbitraire royal mais d´un dialogue et d´une évolution. Je comprends par ailleurs fort bien vos scrupules de gérant de blog, votre hésitation à intervenir pour exprimer vos doutes, et votre souhait que la vérité surgisse du débat. Mais en cette occasion, où il a été affirmé que le "Blubo", doctrine centrale du nazisme, n´était somme toute que le produit de la "révolution conservatrice", réputée fréquentable à Paris, je crois que l´on a dépassé les bornes de l´acceptable, même si ce genre d´affirmation se trouve comme à l´habitude recouverte par une louche finale de pathos. Je ne vous demande cependant pas de fermer le blog, dans la mesure ou je crois que la seule personne habilitée à le demander est M. Faye, puisque c´est après son texte que les propos dont il a été question ont été tenus. Mais dans la mesure où ce n´est pas lui qui a demandé que son appel soit mis sur votre site, je comprendrais fort bien qu´il ne souhaite plus intervenir. Après l´avoir critiqué pour avoir accepté de discuter avec des individus qui publient sur le site dont il a été question dans mon message du 20.12 (y compris Etienne Pinat, qui y publie un texte intitulé "compte rendu d´une conférence d´Emmanuel Faye" où il dit qu´il n´a pas vu la dite conférence), je ne vais pas lui faire le reproche de s´en tenir au silence qui est à mon avis pour lui la seule réponse possible en ce cas, ne pensant pas que son but ait jamais été de produire de telles réactions extrêmes. J´ai sans doute été excessif dans ce premier courriel en parlant de stratégie délibérée des commentateurs. Peut-être MM. Gagnon et Pinat ne cherchent-ils pas à noyer la baleine (puisqu´en matière de poisson on a rarement trouvé plus gros dans le monde des lettres que celui que l´on cherche à noyer aujourd´hui). Mais ils se comportent tout comme. M. Gagnon, si il n´a pas cet objectif, n´a donc visiblement pas compris de quoi il était question, à moins qu´il ne pense, si les documents cités par Emmanuel Faye sont "extra-philosophiques", que les cours de Heidegger, les séminaires et tout le "Nachlaß" le sont, et qu´il pense lui aussi que les Beiträge, Besinnung, Koinon et Zu Ernst Jünger ne sont que des compendium de l´idéologie nazie la plus inepte. Si c´est le cas il aurait pu signaler son soutien total à Emmanuel Faye de manière plus nette. Je pense quoiqu´il en soit de ses intentions qu´un minimum de compétence et de compréhension de ce dont il retourne devrait être requis pour publier une intervention sur le site. Si M. Pinat, qui persiste à affirmer qu´on ne lui a pas répondu, et maintient le sophisme qui consiste à confondre le sacrifice effectif et la disposition à se sacrifier, ainsi que sa lecture qui consiste à voir, sans appui aucun dans les textes de Heidegger (qui dit au § 74 de Être et temps que l´existence authentique advient comme communauté), dans le "Dasein" un individu et un moi, ne se répète pas afin de faire dévier le débat vers de tout autres horizons en prétendant saper les bases intellectuelles de l´appel de E.Faye, c´est qu´il n´a pas pris le temps de lire les réponses de M. Faye et de moi-même. Je veux bien en ce sens croire à sa bonne foi, mais ne lui répondrai plus, pas plus que M. Faye d´ailleurs je pense, qui s´est contenté sur le sujet de le renvoyer cette fois à d´excellentes lectures. Mais là aussi je crois que le débat, si débat il doit y avoir, doit être débarassé de ses bruits parasites. Quant à M. Pierre Teitgen, je veux bien vous suivre, et ne pas voir dans ses propos une stratégie délibérée. J´ai néanmoins quelques difficultés à le faire. En appliquant rigoureusement le principe de charité, la seule explication satisfaisante que je puisse fournir du coup à ses propos, c´est qu´il n´aurait pas lu les textes de la période 35-45 (ce qu´il dit du nihilisme, si il y croit, le laisse penser), textes dont il affirme que le caractère problématique serait somme toute moindre que celui des années 20, où il ne voit qu´un antisémitisme non nazi, un antisémitisme donc, beaucoup plus fréquentable. Malgré la faiblesse humaine et intellectuelle d´une telle position, je crois que c´est celle que l´on peut retenir si nous ne souhaitons pas nous torturer en imaginant le pire. M. Teitgen n´aurait du coup que le tort de ne pas avoir lu les livres dont il parle, tout comme peut être le livre de M. E. Faye, dont il prétend dans son message du 20.12 à 13:57 qu´il "ne cite AUCUN texte nouveau". C´est possible dans la mesure où si il semble bien avoir lu Heidegger et doit connaître un peu d´allemand, il n´est pas dit qu´il se balade avec aisance dans la Gesamtausgabe. Cette explication, généreuse, ne le grandit pas, mais ne le fait pas tomber dans les abysses où je l´ai soupçonné d´avoir sombré (remarquez le "bon" côté des choses est que si il parvient toutefois à prouver que le Blubo n´était pas et n´est pas un pilier central du nazisme, le nombre des nazis va beaucoup diminuer). Son propos restera donc un cas d´école, montrant à quelles extrémités intenables sont contraints d´aller les heideggériens qui tentent de dédouaner jusqu´au bout leur auteur, tout comme ce fut le cas de M. Jean-Luc Nancy quand il s´est permis de rabattre l´un sur l´autre les cas de Freud et de Heidegger. Peut-être M. Teitgen et les autres commentateurs nous prouveront-ils une bonne foi pour toutes la pureté de leurs intentions en signant l´appel à ouvrir les archives Heidegger, ce que des spécialistes de Heidegger ne devraient que pouvoir souhaiter. En ce cas je leur ferai des excuses pour le soupçon que j´ai pu avoir à leur égard. Dans la mesure donc où son intervention constitue un document je ne vous conseille pas d´effacer le message de Pierre Teitgen si vous prenez bien soin de vous en démarquer. Car quoiqu´il en soit des intentions, que je veux bien analyser généreusement, il reste des propos insoutenables, et si ce n´est pas notre rôle de juger les hommes il y a des limites à respecter. Si vous ne mettez pas bientôt fin à la chose je vous suggère donc de prendre publiquement vos distances, même si effectivement je ne crois pas au vu de votre action et de vos interventions passées que quelqu´un vous fera grief d´avoir à dessein laissé passer des propos à caractères révisionnistes, qu´ils soient ou non le fruit d´une stratégie consciente d´euphémisation et de travestissement. C´est simplement une question de cohérence et de vigilance, valeurs que l´on ne peut certes à soi seul maintenir vives. Publiez donc mon premier courriel si vous croyez que l´on risque de vous accuser d´agir comme un roi de droit divin ou à l´inverse comme un homme peu soucieux de se démarquer de propos à caractère révisionniste (je peux témoigner du contraire), mais en ce cas publiez aussi ce courriel afin que mon autorisation soit claire et nette, et qu´il soit également clair pour tous que je ne reviens pas par cette publication sur mon voeu de ne pas répondre à ces interventions, mais que je le fais pour vous faciliter une tâche ingrate. La décision vous revient. En vous souhaitant bon courage, car votre rôle est difficile.
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Votre, Christoph A. Lamy.
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Copie partielle du courriel du 08.01/2006 :

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Cher Skildy, je vous souhaite tout d’abord une excellente année 2006. […]J’ai constaté avec grand plaisir la parution du texte de Emmanuel Faye pour l’ouverture des archives Heidegger, qui fait avancer le schmilblic, même si somme toute il avait déjà appelé à cette ouverture dans son livre, ce que l’on avait pas daigné remarquer. J’ai constaté par ailleurs que vous avez ouvert un blog à la suite de cet article que vous avez copié. Je me suis d’abord réjoui de votre rôle positif en temps que modérateur, notable dans le ton désormais policé qu’emploie par exemple M.Teitgen. Mais j’ai déchanté assez vite, et je vous fais part ici de mes doutes. Outre le fait que M. Pinat fait comme si on ne lui avait jamais répondu (ce que M. Faye n’aurait à mon sens effectivement pas dû faire, comme je l’ai dit, mais passons), il oriente le débat vers une tout autre question que celle posée, comme cela a eu lieu pour ma propre intervention. Cette manière de se focaliser sur un détail périphérique et d’entraîner le débat dans de tout autres directions m’a rappelé de bien mauvais souvenirs, ce qui s’est concrétisé et a atteint un premier sommet avec l’intervention de Thomas Gachon, pour qui ouvrir les archives Heidegger serait cause d’un supplément de confusion, peut être parce qu’il confond lui même semble-t-il archives et archives personnelles (alors que E. Faye parlait avant tout des cours bien sûr, et ensuite de toutes les archives incluant, entre autres, la correspondance), à moins qu’il ne pense lui aussi que la réalité et l’histoire ne sont pas "philosophiques", et que la philosophie ait pour trait d’essence le secret et la dissimulation. Les documents mis à jour par Emmanuel Faye seraient "extrinsèques à la philosophie", hors du "proprement philosophique"… autant dire, comme je l’ai dit déjà, que la réalité ne relève pas du "proprement philosophique", et je veux bien croire qu’ils le pensent. Mais là aussi passons, je souhaiterais revenir sur ce qui me semble grave dans l’intervention de M. Teitgen, et qui m’a décidé à vous écrire. Passons vite sur ses points 1 et 2.

Pour 1/ si il est bon qu’il donne une citation plus complète je ne vois pas en quoi la citation qu’il donne est un brevet d’innocence politique, c’est le moins que l’on puisse dire, même si comme à son habitude à cette époque le maître de Todnauberg ne dit rien clairement.

Pour 2/ je ne comprends pas non plus en quoi ce qu’il dit de la machination constitue une objection. 4/ me semble plat, et reprend la lecture euphémisée de Heidegger. Pas grand chose à dire, sinon que je ne crois pas le terme "homme" surchargé comme le croit M. Teitgen, mais la langue heideggérienne… Pour 5/ ce qu’il dit du nihilisme est parfaitement faux. Ce n’est absolument pas un terme privé, et on le retrouve dans le cours sur Schelling par exemple, non publié mais public. Que le terme apparaisse avant d’être publié ne signifie bien sûr pas qu’il soit à usage privé. Pour 6/ Pierre Teitgen poursuit la politique qui consiste à affirmer que Etienne Pinat n’a pas obtenu de réponse, et puisque ce faisant il lasse ceux qui pourraient lui répondre, il a le dernier mot. Pour 7/ bien sûr le rapprochement effectué par Nancy n’est pas celui qu’il indique, et le reste reprend la lecture lénifiante de la GA. On a envie de dire : etc. … J’ai déjà dit que je n’interviendrai plus sur les blogs dans de telles conditions, et ici je me l’interdis d’autant plus pour des raisons qui vont devenir claires. On aurait envie d’en rester à ce "etc." si il n’y avait le troisième point, qui confirme mon impression première sur les intentions de ce monsieur, et sur l’habileté dans l’euphémisation qui semble être la science heideggérienne (si on devait donner un nom à cette science, se serait donc sans doute l’"euphémistique"). Pourtant c’est au coeur de cette euphémisation que Pierre Teitgen avance les thèses les plus affreuses jamais avancées sur votre site, ce qui motive mon courriel. Après avoir admis, ce qu’il n’avait jamais fait, que Heidegger a durant les années 20 des "propos particulièrement atterants" (après avoir nié dans un message du 20.12 le nazisme de Heidegger), Pierre Teitgen avance que les traces de cet antisémitisme diminuent après 35, ce qui est parfaitement faux, il suffit d’ouvrir le livre de Emmanuel Faye pour s’en apercevoir : le délire des textes cités augmente avec celui du régime. Mais au delà de cet "oubli", c’est l’interprétation teigéienne qui me parait insoutenable. Il avance que cet antisémitisme, dont on trouve les "traces parfaitement nauséeuses", serait "plus proche, on le sait [?], de la révolution conservatrice que du nazisme". Qu’essaie donc Pierre Teitgen ainsi ? De dire que l’antisémitisme de Heidegger serait en ce sens plus respectable ? C’est à ceci qu’oeuvre son rattachement de Heidegger à la "révolution conservatrice", appellation inventée par Armin Mohler pour dédouaner ceux qui furent en pratique les pères intellectuels du nazisme (ce que prouve du reste le parcours de ceux qui ont traversé les deux, dont Jünger n’est pas le moindre exemple), et que l’on s’est empressé de recouvrir d’un vernis de respectabilité "conservatrice". Là où Pierre Teitgen révèle son calcul de manière plus obscène, c’est lorsqu’il avance que la doctrine du Blut und Boden serait "conservatrice plus que nazie, d’ailleurs". J´espère que M. Faye ne répondra pas à ce type de propos. S’ajoute pour M. Faye (moins pour moi, mais également) l’impossibilité pratique de répondre à des arguments auxquels il a déjà été répondu, et ce alors même que les dits arguments n’ont rien à voir avec le problème traité. Bref le poisson est noyé, ce qui était sans doute le but, mais avant l’étouffement pointe surtout pour lui le risque de mourir de dégoût. Je ne crois pas que vous courriez le moindre risque juridique pour ces propos révisionnistes sur votre site, mais vous devriez je pense prendre vos distances. Je regrette de devoir l’affirmer, mais avec ces gens capables d’affirmer les pires horreurs en contrefaisant l’objectivité universitaire, on atteind à mon sens les limites du dialogue possible, et je crains que ce ne soit nuire à cet appel que de laisser ces graffitis s’accumuler et dériver à des années lumières du sujet (pardonnez ma virulence, mais je me souviens de ce qu’avait donné le blog qui suivait mon texte). Je souhaite que vous réussissiez à reprendre au besoin les choses en main, et que vous saurez éviter que des propos révisionnistes, même "softs" (dans le ton, pas dans leur contenu) soient tenus, mais je vous avoue que si je ne doute ni de votre probité ni de votre courage, je doute tout simplement de la possibilité d’une telle chose. A très bientôt, votre Christoph A. Lamy. PS aux deux lettres précédentes, en guise de complément à mon analyse de l´intervention de M. Pierre Teitgen. Sur un racisme "acceptable" : J´ai pu lire dans les commentaires des lecteurs du Monde à l´appel de Emmanuel Faye que le racisme de Heidegger relevait d´une "vision traditionnaliste présente à l´époque". Ce type d´affirmation est de la même eau trouble que celle qui consiste à faire défiler les "amis juifs" de Heidegger. Ainsi de son professeur, Husserl, abandonné alors qu´il se trouvait assigné à résidence. De son adversaire intellectuel, Cassirer, convoqué sur le site du Monde alors que le jeune Heidegger a bâti son "originalité" intellectuelle par un renversement systématique des positions du néo-kantisme, refusé avec violence. Ne parlons pas de Hannah Arendt, la "maîtresse juive" de Heidegger, convoquée sans cesse à tort et à travers, alors qu´en 1933, alors qu´elle avait été interrogée par la Gestapo, elle avait envoyé à Martin Heidegger une lettre lui demandant si la réputation d´antisémitisme forcené qu´il traînait était justifiée. Suite à la réponse laborieuse de Heidegger, où il fait défiler ses étudiants juifs, Hannah Arendt, qui n´était déjà plus sa maîtresse depuis un certain temps, a rompu toute relation avec lui jusqu´en 1950, "trou" par ailleurs parfaitement visible dans leur correspondance. Ailleurs, dont sur le site, comme je l´ai dit, et dans la récente intervention de M. Hadrien France-Lanord déposée sur le site dont j´ai parlé dans mon commentaire du 20.12, j´ai pu lire des tentatives similaires pour rabattre l´antisémitisme de Heidegger sur un antisémitisme traditionnel qui ne serait pas nazi, et donc serait bien plus digeste, même si par ailleurs on le dit inacceptable, et faire ainsi croire qu´il n´a pas adhéré à l´idéologie nazie. Outre le caractère intenable humainement d´une telle affirmation, et son inconséquence intellectuelle (la frontière entre l´antisémitisme "traditionnel" et l´antisémitisme nazi étant pour le moins poreuse), elle est aussi parfaitement fausse sur un plan philologique, ce pourquoi nous copions ici quelques citations issues de textes publiés pour la plupart assez récemment dans les oeuvres dites complètes de Martin Heidegger, et qui prouvent sa pleine participation humaine et intellectuelle au nazisme. Nous les avons copiées sur le site de la revue "Relatio" qui soutient l´appel de Emmanuel Faye (http://relatio.blogspirit.com/archive/2006/01/06/heidegger-en-proces-ouvrir-toutes-ses-archives.html). Après vérification de notre part, ces citations reprennent pour l´essentiel les traductions de M. Faye, par ailleurs très fidèles, à une ou deux exceptions près (dont bien sûr pour la citation sur les "cafres", absente du livre d´Emmanuel Faye). Nous nous sommes permis de rajouter la pagination pour la première citation : "Pour l´homme essentiel, le combat est la grande épreuve de tout être : dans lequel se décide si nous sommes nous-mêmes des esclaves ou des maîtres […] Notre race -nous dans notre camaraderie pleine de mystère avec les camarades morts- est le pont vers la conquête historico spirituelle de la Grande Guerre." (GA tome 16, "25 Jahre nach unserem Abiturium", 26./27. Mai 1934, p. 283-284)

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"Le corporel [Leiblichkeit] doit être transposé dans l´existence de l´homme. […] la race et la lignée aussi sont à comprendre ainsi et non pas à décrire à partir d´une biologie libérale vieillie." (GA tome 36-37 [1933-1934], "Vom Wesen der Wahrheit", p. 178)

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"On pourrait objecter d´un côté qu´il y a des hommes et des groupes d´hommes (les nègres, dont par exemple les cafres), qui n´ont pas d´histoire […] Mais comment peut-on en venir à dire à ce sujet, que les cafres seraient sans histoire ? Il ont tout aussi bien une histoire, comme les singes ou les oiseaux." (GA tome 38 [1934], "Die Frage nach dem Wesen der Sprache als Grund- und Leitfrage aller Logik", drittes Kapitel, § 17a, pp. 81 et 83)

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"La pensée de la race, cela veut dire que le fait de compter avec la race jaillit de l´expérience de l´être en tant que subjectivité et n´est pas quelque chose de "politique". Le dressage-de-la-race [Rasse-züchtung] est une voie de l´affirmation de soi [Selbstbehauptung] en vue de la domination. Cette pensée vient à la rencontre de l´explication de l´être comme "vie", c´est à dire comme "dynamique"." (GA tome 69 [1938-1940], "Das Wesen der Macht", p. 70)

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"La forme chrétienne et bourgeoise du "bolchevisme" anglais est la plus dangeureuse. Sans l´anéantissement [Vernichtung] de celle-ci, l´époque moderne se maintient." GA tome 69 [1939-1940], "Entwurf zu Koinon. Zur Geschichte des Seyns", p. 208-209) "

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"l´Allemagne n´a produit qu´un poète à part Goethe : c´est Heinrich Heine -et en outre un Juif…" [citation de Nietzsche] Ce mot jette une lumière étrange sur le poète Goethe. Goethe-Heine, "le" poète de l´Allemagne. Où se trouve Hölderlin ?" (GA tome 50 [1944-1945], "Denken und Dichten", p. 150-151)

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"L´agriculture est aujourd´hui une industrie d´alimentation motorisée, dans son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d´anéantissement, la même chose que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène" (GA tome 79, [1949], "Bremer Vorträge. Einblick in was das ist", "Das Ge-Stell", p. 27)

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"Des centaines de milliers [sic] meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils sont tués. Meurent-ils ? Ils deviennent les pièces de réserve d´un stock de fabrication de cadavres. Meurent-ils ? Ils sont liquidés discrètement dans les camps d´anéantissement. Et sans cela -des millions périssent aujourd´hui de faim en Chine. Mourir cependant signifie porter à bout la mort dans son essence. Pouvoir mourir signifie avoir la possibilité de cette démarche. Nous le pouvons seulement si notre essence aime l´essence de la mort. Mais au milieu des morts innombrables l´essence de la mort demeure méconnaissable. La mort n´est ni le néant vide, ni seulement le passage d´un étant à un autre. La mort appartient au Dasein de l´homme qui survient à partir de l´essence de l´être. Ainsi abrite-t-il l´essence de l´être [Seyns]. La mort est l´abri le plus haut de la vérité de l´être, l´abri qui abrite en lui le caractère caché de l´essence de l´être et rassemble le sauvetage en son essence. C´est pourquoi l´homme peut mourir si et seulement si l´être lui-même approprie l´essence de l´homme dans l´essence de l´être à partir de la vérité de son essence. La mort est l´abri de l´être dans le poème du monde. Pouvoir la mort dans son essence signifie : pouvoir mourir. Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels au sens porteur de ce mot." (GA tome 79, [1949], "Bremer Vorträge. Einblick in was das ist.", "Die Gefahr", p. 56)
.

Christoph A. Lamy.

5 commentaires

  1. « La même année, il affirme dans
    Etre et Temps que l’existence (Dasein) authentique entendue comme communauté
    (Gemeinschaft), comme peuple, doit se choisir « son héros » afin de « se rendre
    libre pour la poursuite du combat ». »

    Sur ce point, je renvoie aux objections que j’ai posté sur ce blog. Il me semble qu’il est dommageable pour la crédibilité d’Emmanuel Faye qu’il répète les mêmes choses sans tenir compte des objections qui lui sont faite.

    Remarque du phiblogZophe.

    Il est regrettable que le commentateur n’ait pas commenté les éléments apportés par l’article de E. Faye et joue sur un problème d’interprétation pour tenter de décrédibiliser l’auteur.

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  2. J’interviendrai brièvement: j’ai lu les messages d’E. Pinat. Ce qu’il dit de la mort dans Sein u. Zeit montre qu’il n’a pas compris la signification heideggérienne de la « Selbstaufgabe » ni la façon dont s’articulent entre eux le § 53 et le § 74. C’est un point que je développerai le moment venu, mais pas dans l’improvisation d’un blog, d’autant que ce n’est pas le sujet dans l’article que vient de mettre en ligne Skildy. Juste une indication: pour comprendre l’articulation dans S u. Z entre le chapitre sur la mort et celui sur l’historicité, il est indispensable de tenir compte des analyses critiques certes incomplètes, mais très perspicaces de Löwith, Anders et Adorno, ce qui n’est malheureusement pas le cas des heideggériens français.

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  3. Bonjour à tous

    1°) M. Faye serait sans doute plus complet en citant le passage entier du cours de 1929-30 (je cite la traduction française, p. 245): « Sommes-nous concernés par une urgence, pareille chose nous attaque-t-elle? Il y en a plus d’une, répondrons-nous: partout, il y a des bouleversements, des crises, des catastrophes, des urgences: la misère sociale actuelle, l’imbroglio politique, l’impuissance de la science, le fait que l’art devienne de plus en plus creux, le déracinement de la philosophie, la faiblesse de la religion. Assurméent, des urgences il y en a partout. Mais il est cependant trop simple, dira-t-on, de ne voir qu’elles. En effet, il y a les essais et les efforts, tout aussi violents et bruyants, toujours recommencés et tentés à nouveau, pour parer à ces urgences, pour y remédier, pour aussitôt les résoudre dans l’ordre de la satisfaction. Pour répondre à cela sont partout à l’oeuvre non seulement des individus, mais aussi des groupements, des ligues, des cercles, des factions, des partis — toutes et tous sont organisés contre les urgences, et chaque organisation a son programme.
    Pourtant, cette réaction actuelle contre les urgences du Dasein confirme précisément ces urgences. Mais du même coup, et auparavant, elle confirme encore autre chose. Cette réaction de défense qui s’agite contre les urgences ne laisse justement pas percer une urgence en entier ».

    2°) Au risque de me répéter, la critique de la technique ne commence certes pas en 1945, même si elle ne s’exprime pas encore dans les mêmes termes: la technique n’est pas encore conçue, en 1940, comme l’essence de notre modernité signant à elle seule une époque dans l’histoire de l’être. Il est pourtant question, dès 1936-1938 (dans les Beiträge, dans Metaphysik und Nihilismus), de la mobilisation de l’étant, de la machination généralisée et de son fond: la volonté de puissance déchaînée. En ce sens, il y a bel et bien une « légalité intérieure de la technicisation inconditionnée de
    la guerre », laquelle ne repose pas sur rien et n’est pas un événement fortuit… Ce qui ne veut pas dire qu’il soit rassurant, bien entendu.

    3°) Il y a évidemment des propos particulièrement atterrants de Heidegger dans la période 33-34 (que je n’ai pour ma part jamais cherché à nier) et, dans les années 20, des traces parfaitement nauséeuses d’un antisémitisme… plus proche, on le sait, de la révolution conservatrice que du nazisme. Il est pour le moins curieux, qu’on ne cite que des déclarations antérieures à 1935… Si Heidegger avait été un chaud partisan de l’antisémitisme nazi, on aurait pu s’attendre à une multiplication de ce genre de propos durant les années 1930… Or, c’est exactement l’inverse qui se produit. Notons qu’il arrive exactement la même chose aux références à la doctrine Blut und Boden(conservatrice plus que nazie, d’ailleurs), qui finissent par disparaître complètement… et bien avant 1940. Curieux, non?

    4°) Il est également exact que Heidegger propose de remplacer la question « qu’est-ce que l’homme? » par la question « Qui sommes-nous? »… Ce qui ne signifie pas nécessairement « Qui sommes-nous, nous autres Allemands? », justement: ce qu’il s’agit bien plutôt de dire, c’est que poser la question « qu’est-ce que l’homme? », c’est déjà déterminer la réponse en reconduisant, tacitement ou non, une interprétation de nous-mêmes héritée de la tradition métaphysique, laquelle nous empêche peut-être de concevoir clairement le problème.

    5°) Il est vrai que le terme de « nihilisme » apparaît à cette même période. On connaît l’argumentaire sur ce point de M. JP Faye, relayée ici par M. C. Lamy: Heidegger, accusé lui-même de nihilisme, se serait défendu d’une telle accusation en jouant la surenchère. L’argument est intéressant, mais il me semble soulever deux objections:
    – a) la thématisation du nihilisme apparaît d’abord dans des écrits privés de Heidegger, qui n’étaient pas destinés à la publication (étrange façon de se défendre)… Ce qui ne saurait il est vrai à soi seul conclure.
    – b)Il faudrait une bonne fois se demander ce que signifie « nihilisme » chez Heidegger, par exemple dans Besinnung. C’est assez clair lorsqu’il y parle des « destructeurs en chef » qui mettent l’Europe à feu et à sang » et dont le nombre « se compte sur les doigts d’une main »: le nihilisme comme achèvement de la volonté de puissance s’accomplit bel et bien dans le nazisme, la guerre totale, l’anéantissement et la destruction.

    6°) Sur le « choix du héros », je ne puis que répéter les objections faites ici par E. Pinat.

    Pierre Teitgen

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  4. PS. Je m’aperçois à la relecture que j’ai oublié un septième point (j’espère que l’on excusera ma longueur):

    7°) Le reproche a plusieurs fois été fait, par MM. Skildy et Lamy, entre autres, selon lequel la thématisation heideggerienne du nihilisme visait en fait, à l’aide d’une entité molle et fourre-tout, à dédouaner les acteurs du mal de leur responsabilité propre. Cette interprétation ne me semble pas résister à l’analyse. Je reviens sur un rapprochement effectué par M. Nancy: expliquer les actes d’un pervers sexuel par une pathologie narcissique, ce n’est pourtant pas l’affranchir de toute responsabilité. Sur un tout autre plan (métaphysique, celui-là, plan que ne quittera jamais Heidegger, et c’est aussi un reproche que l’on a pu lui faire), l’idée défendue par Heidegger, c’est que le mal est infiniment plus radical et plus terrifiant qu’on ne voudrait l’accroire: il n’est pas le simple retentissement du néant dans la volonté humaine (sorte de defectus augustinien), parce qu’il n’est pas d’abord de l’ordre de la volonté humaine: il y a une méchanceté ou malignité (au sens fort) au coeur de l’être même (cf. les Beiträge).

    Ces analyses font suite à la première thématisation du mal, à peine esquissée il est vrai, dans Sein und Zeit: dans le dévalement (Verfallenheit), le Dasein ne déchoît pas d’un état initialement impeccable, et la voix de l’ami que le Dasein porte en lui « dès à demeure » nous fait entendre le véritable sens de notre culpabilité originaire, laquelle n’est pas la conséquence d’une faute, mais bien au contraire la condition de possibilité de toute faute: le Dasein est empreint d’une négativité essentielle (Nichtigkeit) qui est la conséquence de son être-jeté (Geworfenheit). La thématique est pour l’instant encore augustinienne et kierkegaardienne: même après la conversion, la tentation demeure, il y a en chacun de nous une possibilité de fauter qui précède toute faute effective et qui demeure à jamais une tentation.
    C’est en ce sens d’abord que le mal échappe à la volonté: nous pouvons toujours résister à la tentation, mais nous ne pouvons pas faire que tentation il n’y ait pas.

    Cet excès du mal sur la volonté humaine sera repris, et avec quelle ampleur, par le « second Heidegger », comme je l’ai dit: il serait rassurant de croire que le mal est humain et seulement humain — en fait il nous excède, et la moindre de ses subtilités n’est pas de se faire passer pour une simple conséquence de nos choix. Que le nazisme soit une expression du nihilisme achevé, et donc une figure du mal pur et simple (puissance d’anéantissement allant jusqu’à anéantir la possibilité de la mort elle-même), cela signifie donc que le mal n’est pas allemand, parce qu’il n’est pas d’abord humain; mais cela ne signifie nullement que ceux qui l’ont choisi et rendu effectif dans la guerre et la destruction sont exempts de toute responsabilité et de toute faute, bien au contraire. S’il y a bien un « Dasein des Volkes », c’est aussi parce que tout peuple porte, qu’il le veuille ou non, la responsabilité écrasante de ses choix, qui sont à chaque fois le « poids le plus lourd » (das Schwierigste). Simplement, la défaite du nazisme ne signifie pas l’arrêt du mal: il règnera sous une autre forme, et demeurera à jamais comme une possibilité tentante à laquelle chacun de nous sera toujours enclin à succomber. Il y a, avec l’anéantissement pur et simple d’hommes dans des chambres à gaz, un pas terrifiant qui a été franchi, une possibilité terrible qui a été ouverte et avec laquelle, désormais, il nous faudra vivre: l’homme est désormais capable de l’extermination — et feindre de l’ignorer est le meilleur moyen d’y reconduire.

    Pierre Teitgen

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  5. On ne peut que se réjouir de la perspective de voir un jour Emmanuel Faye nous livrer l’articulation des paragraphes 53 et 74 : car force est de constater que pour l’instant, le passage, ou plutôt le saut, qu’il effectue dans son livre du paragraphe 27 au paragraphe 74 est pour le moins mystérieux, pour ne pas dire incompréhensible. Il me semble donc pour l’instant qu’on ne peut que se ranger du côté des objections de bon sens, pour quiconque a lu Être et temps, formulées à la perfection par Etienne Pinat.
    En ce sens, cet examen me semble prioritaire : comment Faye pense-t-il pouvoir articuler le solipsisme existential qui se fait jour dans l’affection de l’angoisse, laquelle affection reste d’un bout à l’autre de Être et temps la condition de possibilité de l’existence authentique, avec son affirmation selon laquelle l’existence authentique doive être primairement « entendue comme communauté » ? L’examen de cette question peut seule permettre de commencer à donner une portée philosophique au livre de Faye, par delà les documents, extrinsèques à la philosophie, qu’il met au jour : elle me semble ainsi plus urgente même que l’ouverture des archives Heidegger, qui n’est sans doute désirable que si elle ne contribue pas à oblitérer encore un peu plus le débat proprement philosophique au sujet du nazisme éventuel de l’oeuvre de Heidegger.

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