Il ne s’agira pas ici de proposer des explications de textes modèles mais, en pensant « pas à pas » avec un auteur le temps d’un texte, de dégager de celui-ci la problématique. L’ordre d’exposition ne partira donc pas du texte dans sa totalité. Celui-ci sera découvert en fin de parcours comme la meilleure synthèse possible des idées qui auront été mises en évidence. Rien n’empêchera, dans un troisième moment, d’imaginer ce que pourrait alors être une explication de texte rédigée en bonne et due forme.
Ces « penser avec… » sont des sortes de « travaux publics ». Les notes peuvent être complétées, corrigées, transformées à tout instant. Une place importante sera donnée à des textes écrits par des historiens ou des théoriciens de l’architecture et de la ville.
Nous allons commencer par la lecture du paragraphe 14 des Médiations cartésiennes d’Edmond Husserl intitulé Le courant des « cogitationnes ». « Cogito » et « cogitatum ». Ce paragraphe 14 se trouve en troisième position dans la deuxième méditation laquelle est intitulée Le champ d’expérience transcendantal et ses structures générales.
Ce paragraphe 14 est lui-même subdivisé en 3 sous-paragraphes non numérotés.
Par commodité nous nommerons 14-1, 14-2 et 14-3 ces trois paragraphes. Ces numéros serviront à classer les trois grandes étapes elles-mêmes de l’étude correspondante.
Le texte de Husserl est en caractère gras.
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14. Le courant des « cogitationes ». « Cogito » et « cogitatum ».
Il y a beaucoup de latin dans le titre de ce paragraphe. Cogitationes se traduira par pensées. La vie de la conscience, ce dont même nous avons conscience, se présente comme une succession de pensées. Les pensées forment un courant. Il est exceptionnel d’avoir plusieurs pensées en même temps. C’est peut-être dans le rêve, pour autant qu’il suppose ou l’absence de conscience ou une conscience très atténuée, qu’une multitude de pensées semblent pouvoir coexister. Mais sont-elles alors vraiment des pensées? C’est une des caractèristiques de la conscience que de se rapporter à son contenu de manière à ce que celui-ci forme un courant. Un des rôles de la mémoire est de retenir quelque chose de ce qui a été conscient à un moment donné et qui ne l’est plus maintenant. Je peux, dira-t-on, avoir en même temps conscience d’écrire et d’avoir froid, par exemple, ou faim. Tout le monde a en revanche fait l’expérience qu’il est possible de « perdre la conscience » d’une douleur en s’absorbant dans une tâche. L’écoute attentive de la musique peut ainsi permettre d’atténuer certaines souffrances. La vie de la conscience se présente bien comme un courant. Si plusieurs « objets de conscience » peuvent apparaître en même temps comme à la surface de ce courant plus nous portons notre attention à un de ces objets plus les autres s’effacent pour rejoindre la pénombre de la mémoire ou sombrer définitivement dans l’oubli. La notion même de courant, de courant de cogitationes ou de pensées, ouvre sur d’importantes questions. Ce courant, par exemple, n’est pas exempt de répétitions. Nous admettrons cependant ici la notion tant il est assuré que la conscience ne peut, sans s’affoler, être conscience de « tout ». Car si tel était le cas y aurait-il par exemple un sens à percevoir la nouveauté d’un événement?
« Cogito », pour sa part, signifie pensant. Le « cogito », le je pense de Descartes, c’est le pensant, le ce-qui-pense. « Cogitatum », quant à lui, signifie pensé, ce qui est pensé, le ce-qui-est-pensé par le pensant. Cogitationes : les pensées; cogito : le pensant; cogitatum : le pensé. Le cogitatum c’est ce qui est pensé par le pensant, par le cogito. Ce dernier a des pensées, des cogitationes et ces pensées se présentent nécessairement selon un courant.
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14. 1. Nous n’allons pas, pour le moment, nous occuper des questions touchant la portée de l’apodicticité du « je suis ».
« Apodictique » vient du grec apodeikhis qui signifie démonstration. Le terme est employé par Kant et désigne les jugements dont la vérité s’impose et ne peut être contredite. La vérité du jugement apodictique est une vérité nécessaire. On ne peut refuser un tel jugement qu’en opérant un déni de raison. Quand je doute je ne peux mettre en doute que je pense. « Je doute donc je pense » est une vérité nécessaire, apodictique. Le doute est une modalité de la pensée. Par ailleurs rien ne peut penser sans exister. Pour penser il me faut exister en tous les cas comme « chose pensante ». Il y a un syllogisme dans l’argumentation cartésienne.
1. Ce qui doute pense. (Je doute donc je pense).
2. Ce qui pense existe. (Je pense donc je suis. Forme habituelle du cogito cartésien).
3. Ce qui doute existe. (Je doute donc je suis.)
Le cercle du doute est inclus dans celui de la pensée qui est lui-même inclus dans celui de l’existence. L’être qui doute appartient nécessairement à ces trois cercles. Il est pensant et il existe « au moins » comme chose qui pense.
La conclusion incidente du syllogisme est que j’aurai beau pousser le doute à son maximum je ne pourrai mettre en doute que j’existe ce faisant comme « chose pensante. » En doutant je découvre une vérité nécessaire, qui échappe absolument au doute, à savoir que j’existe, que j’existe en tant que chose pensante. Husserl annonce qu’il remet à plus tard la question de la portée réelle de cette dimension de vérité nécessaire du cogito cartésien. En réalité l’objet de tout le paragraphe 14 étant de montrer que la reconnaissance de l’apodicticité du je suis est compatible avec une psychologie qui constitue un obstacle à la philosophie telle que la conçoit Husserl, la portée de cette apodicticité devient pour le moins problématique.
Nous allons donc diriger la lumière de l’évidence transcendantale non plus sur l’ ego cogito, – ce terme pris au sens cartésien le plus large, – mais sur les cogitationes multiples, c’est-à-dire sur le courant de la conscience qui forme la vie de ce moi (mon moi, le moi du sujet méditant).
L’expression décisive ici est celle d’ évidence transcendantale. Explicitons tout d’abord ce qu’il en est de l’évidence. « Dans l’évidence, écrit Husserl, la chose ou le « fait » n’est pas seulement « visé », de façon lointaine et inadéquate; elle nous est présente « elle-même », le sujet qui juge en a donc la conscience immanente ». (Husserl Edmond, Méditations cartésiennes, Vrin, Paris 1966, page 9). L’évidence est le caractère de ce qui se « présente en personne » et se laisse appréhender comme tel. Ce caractère se confère aussi bien à ce qui touche les sens – cette fleur, par exemple, est à l’évidence rouge – qu’à ce qui entraîne l’accord immédiat de l’esprit – deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles ou, autre exemple, si Paul est plus âgé que Pierre et si Lucie est plus âgée que Paul alors Lucie est plus âgée que Pierre. Quelles que soient les procédures plus ou moins complexes avec lesquelles sont établis certains faits et constituées certaines connaissances nous avons recours à l’évidence de certains principes ou de certaines données, évidence sans laquelle la prétendue connaissance serait ratiocination absurde. En cosmologie, par exemple, c’est l’évidence du décalage vers le rouge de certains signaux lumineux qui a permis de faire l’hypothèse d’un univers en expansion. « Dans l’évidence, au sens le plus large de ce terme, nous avons l’expérience d’un être et de sa manière d’être; c’est donc qu’en elle le regard de notre esprit atteint la chose elle-même. » (Op. cité p.10). Dans l’exemple du décalage vers le rouge, l’établissement et l’interprétation du fait, qui exigent toute une armature théorique, ne peut se faire que dans la mesure où nous faisons bien l’expérience de ce décalage. Le décalage vers le rouge était une évidence reconnue et partagée par la communauté des scientifiques. Nier le phénomène aurait été absurde. Beaucoup moins évidentes, en revanche, sont les conclusions qu’il est possible de tirer du phénomène d’expansion dont il est la manifestation.
Husserl, en parlant d’une évidence transcendantale, serait parvenu à dégager un mode particulier de mise en évidence, mode qui était jusqu’à présent recouvert de préjugés. Que signifie alors transcendantale au sens husserlien? Et qu’est-ce précisément que l’ évidence transcendantale?
La question centrale que pose Husserl, dans ses Méditations cartésiennes, et à la suite même de Descartes, est celle du fondement apodictique de ce que serait une philosophie universelle, une philosophie conçue comme science rigoureuse. La thèse est que, dans la mesure même où aucune rationalité ne peut se priver de l’évidence – ou alors, comme nous l’avons vu, la rationalité devient ratiocination absurde – il est indispensable que le projet de cette philosophie universelle puisse se fonder sur des évidences apodictiques.
Le passage suivant des Méditations cartésiennes éclaire la problématique husserlienne de l’évidence : « Qu’il suffise de retenir ceci : si nous voulons fonder les sciences de façon radicale, l’évidence que nous donne l’expérience du monde nécessite de toute façon une critique préalable de son autorité et de sa portée; donc nous ne pouvons sans contestations la considérer comme apodictique. Il ne suffit donc pas de suspendre notre adhésion à toutes les sciences et de les traiter de préjugés (pré-jugés, Vor-Urteile) pour nous inadmissibles. Il faut aussi enlever au terrain universel où elles s’alimentent, au terrain du monde empirique, son autorité naïve. L’existence du monde, fondée sur l’évidence de l’expérience naturelle, ne peut plus être pour nous un fait qui va de soi; elle n’est plus pour nous elle-même qu’un objet d’affirmation (Geltungsphänomen). » (Op. cité p. 15.)
Il ne s’agit pas, pour Husserl, de nier l’ « existence du monde », mais de ne plus la considérer comme « un fait qui va de soi ». Elle devient un « objet d’affirmation » et il s’impose de s’interroger sur sa signification. Considérer comme apodictique « l’évidence que nous donne l’expérience du monde » ne peut suffire pour répondre par exemple aux objections du solipsisme. Si l’on soutient que rien ne prouve qu’on ne rêve pas ou qu’un « malin génie » ne nous abuse pas, il ne suffit pas d’opposer l’affirmation selon laquelle l’expérience que j’ai du monde suffit à répondre à l’objection. Cette expérience naturelle du monde, naïve dit Husserl, ne prouve ni qu’on ne rêve pas ni, le rêve pouvant éventuellement constituer la seule réalité naturelle, qu’on ne fait que rêver. De cette expérience on ne peut rien conclure d’apodictique. Et si le bon sens veut que nous avons de bonnes raisons de croire en cette expérience encore cela fait-il signe qu’il faut fonder autrement, précisément par l’ évidence transcendantale, les affirmations relatives à l’existence du monde. Il ne suffit pas, comme l’a entrepris Descartes, de mettre en doute toutes les sciences pour, ensuite, espérer les (re-)fonder par l’entremise d’un cogito en tant qu’expérience apodictique. Il faut désolidariser les sciences du « terrain universel où elles s’alimentent », les arracher « au terrain du monde empirique, son autorité naïve ». Mais pour ce faire, il convient de se rendre capable de reconnaître le mode transcendantal de l’évidence en le dégageant des préjugés naturalistes qui le recouvrent. Il faut alors opérer la réduction phénomènologique (ou epoche ) [lire époké] et passer du cogito cartésien, qui demeure empirique, à l’ ego transcendantal. « … l’epoche phénoménologique, écrit Husserl, telle que l’exige de nous la marche des Méditations cartésiennes purifiées, inhibe la valeur existentielle du monde objectif et par là l’exclut totalement du champ de nos jugements. » Remarquons l’expression « Méditations cartésiennes purifiées ». Entendons le terme de « purifié » au sens transcendantal, au sens qu’a le mot pur du point de vue phénoménologique. Les Méditations métaphysiques de Descartes demeurent entachées de naturalisme et d’empirisme. Le sujet cartésien n’est pas « réduit ». S’il peut décrire la vie du moi il ne lui revient pas de pouvoir, dans le contexte cartésien tel que l’analyse et le critique Husserl, exercer l’ évidence transcendantale et, par là, de pouvoir émettre des jugements apodictiques ayant valeur de fondement pour le projet de la philosophie universelle. Descartes n’a pas été en mesure de dégager la signification transcendantale de l’apodicticité du cogito. Il a manqué l’ ego transcendantal. La réduction phénoménologique, en suspendant l’existence du monde objectif, opère corrélativement le passage de l’ ego naturel (ou empirique) à l’ ego transcendantal. « Par l’ epoche phénomènologique, écrit Husserl, je réduis mon moi humain naturel et ma vie psychique – domaine de mon expérience psychologique interne – à mon moi transcendantal et phénoménologique, domaine de l’expérience interne transcendantale et phénoménologique. »
Faut-il, demandera-t-on, identifier l’ ego transcendantal afin d’opérer la réduction ou, au contraire, opérer la réduction afin de révéler la transcendance de l’ ego? En réalité il n’y a pas de cercle. La réduction concerne le monde existant et ce monde existant comprend également mon moi naturel et empirique. Sont réduits, par exemple, la montagne réelle et la vision que j’en ai laquelle n’est ni moins naturelle ni moins réelle (empiriquement parlant). La réduction n’est pas créatrice du sujet transcendantal. Celui-ci est seulement recouvert ou occulté par les préjugés de l’attitude naturelle. En opérant la réduction l’ ego transcendantal se découvre et déploie toutes ses possibilités notamment celle de pouvoir, capable désormais d’évidences transcendantales, de fonder la recherche philosophique sur des jugements apodictiques. » (…) Si le moi réduit, écrit Husserl, n’est pas une partie du monde, de même, inversement, le monde et les objets du monde ne sont pas des parties réelles de mon moi. On ne peut les trouver dans ma vie psychique à titre de parties réelles de cette vie, comme un complexus de données sensorielles ou d’actes psychiques ». (Op. cité p. 22). La remarque concerne le résultat de la réduction. Avant la réduction, au contraire, il y a confusion entre le monde et le moi empirique. La montagne réelle existe aussi comme complexus de données sensorielles. L’image lumineuse qu’elle produit en modulant le faisceau qui se réfléchit sur la rétine fait partie de sa réalité. En ce sens la réalité de la montagne se prolonge dans mon moi empirique sous la forme d’une image visuelle. De même mon moi empirique, celui qui voit, qui entend… est une partie du monde. Après réduction cette confusion n’a plus lieu d’être. Descartes, en distinguant vigoureusement les substances pensantes et étendues, avait cru échapper à cette confusion. Mais les deux substances demeurent des entités naturelles et il semble qu’il faille l’intermédiaire d’une transcendance pour garantir que la substance pensante pense adéquatement la substance étendue.
Reprenons maintenant le fil de notre lecture.
Le moi identique peut à tout moment porter son regard réflexif sur cette vie, qu’elle soit perception ou représentation, jugement d’existence, de valeur, ou volition. Il peut à tout moment l’observer, en expliciter et en décrire le contenu.
Il s’agit tout d’abord d’un fait. Le moi identique, le moi qui subsiste identique à lui-même dans le courant des pensées, est capable, à tout moment, d’observer le contenu changeant et multiple du courant des pensées : perceptions (de la montagne, de la rivière, de la ville…); représentations (images mentales de montagnes, de rivières, de villes, de nourriture…); jugements d’existence (une fourmi de 18 mètres ça n’existe pas…); jugements de valeur (cette action est immorale, cette maison est belle…); volitions (demain j’irai au cinéma, tout à l’heure j’achetterai le journal…). L’expression à tout moment souligne cette caractéristique du courant des pensées que d’être structurellement associé comme à un témoin qui, lui, demeure identique à lui-même. Ou ce témoin ne prête aucune attention au courant des pensées ou il prend l’attitude de l’observateur. Quoiqu’il en soit ce moi identique étant lui-même un fait de conscience il ne peut apparaître qu’associé à tous les autres faits de conscience. Le moi identique est cela même qui, à tout moment, peut observer ce qui se présente dans le courant des pensées conscientes. Ce moi peut tenter, certes, de faire le vide. Mais le « vide » lui-même ne sera qu’une modalité du courant des pensées. Quoiqu’il en soit nous sommes prévenus qu’il existe deux mois : le moi empirique ou naturel et le moi transcendantal qui se révèle dans la réduction elle-même.
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14. 2. Mais, dira-t-on peut-être, suivre cette direction de recherches, c’est faire tout simplement de la description psychologique, fondée sur l’expérience purement interne de ma propre vie consciente; bien entendu, pour être pure, cette description doit exclure toute position d’une réalité psychophysique.
Nous abordons maintenant le deuxième sous-paragraphe du paragraphe 14. Le « témoin » du courant des pensées peut se livrer à des descriptions psychologiques. Il a l’expérience « purement interne de (sa) propre vie consciente » et peut donc la décrire. Cette description, si elle veut être pure, « doit exclure toute position d’une réalité psychophysique ». Le terme de « pur » ne signifie pas ici pur au sens de la phénoménologie puisque nous ne sommes pas dans une situation « réduite ». Quel sens devenons-nous alors donner à ce terme? Il s’agit en réalité de saisir les cogitationes qui se présentent dans le courant de la vie de la conscience dans leur essence, dans leur pureté de vécus et, pour cela, il convient de faire abstraction de toute « position psychophysique ». Il ne s’agit pas, si l’on veut décrire une perception visuelle, de décrire les mécanismes psychophysiques de la vision naturelle en tant que fait de conscience, en tant que pensée se présentant dans le courant des cogitationes. Il s’impose, pour fournir une description pure de la vie de la conscience, de considérer les représentations, les jugements, les volitions en tant que telles. Il ne s’agira pas, autre exemple, de tenter de reconstituer les motivations personnelles d’un jugement, mais de décrire le jugement pour lui-même. Que sont les évaluations comme telles qui se présentent sans cesse dans le courant des pensées? Qu’est-ce que vouloir faire ceci ou cela en tant que tel? La psychologie n’est pas ici entendue comme psychologie de personnalité mais comme étude des faits ou des états de conscience.
Mais une psychologie purement descriptive, encore que nous devions à la nouvelle science phénoménologique d’en avoir révélé le sens méthodique véritable, n’est pas elle-même phénoménologie transcendantale, au sens où nous avons défini celle-ci par la réduction phénoménologique transcendantale.
Le moi identique – le « témoin » – demeurant empirique il ne peut prétendre à décrire la vie de la conscience selon les exigences de la phénoménologie transcendantale. Il n’a pas été réduit par l’ epoch. Il ne peut satisfaire à l’idéal d’apodicticité. Ce qu’il décrit, aussi purs soient-ils, ce sont des fragments du monde réel. Il lui sera impossible autant de prouver que nous ne faisons que rêver que de démontrer « l’existence du monde extérieur ». Nous pouvons cependant hésiter quant à la signification véritable de l’indication selon laquelle la phénoménologie aurait révélé le sens méthodique véritable d’une psychologie descriptive. Cette psychologie descriptive ne serait que la forme pré-scientifique de la phénoménologie, de la philosophie comme science rigoureuse. Elle serait le fait d’un sujet qui, ignorant sa transcendance, se trouve entravé par les préjugés issus de la croyance naïve au monde. Mais, quoiqu’il en soit, cette forme pré-scientifique – au regard du projet husserlien – de psychologie fait apparaître l’importance méthodologique de la description. Celle-ci devient, dans la phénoménologie, le mode d’enquête privilégié. Il s’agit moins d’expliquer par des causes, mode d’intelligibilité en provenance des sciences de la nature, que de révéler des significations qui, à cause de préjugés issus précisément d’un naturalisme conforté par le succés des sciences de la nature, demeurent voilées à la conscience empirique.
La psychologie pure forme, il est vrai, un parallèle stricte à la phénoménologie transcendantale de la conscience. Néanmoins il faut bien les distinguer; leur confusion caractérise le psychologisme transcendantal, qui rend toute philosophie véritable impossible. Il s’agit ici d’une des nuances – négligeables en apparence – qui décident de l’orientation de la philosophie.
C’est le moment le plus fort du texte. La psychologie pure aura beau se placer sous les auspices du cogito cartésien elle constitue un obstacle à une philosophie rigoureuse et universelle. Parce qu’elle considère les mêmes faits de conscience elle est strictement parallèle à la phénoménologie transcendantale. Mais elle conduit à une impasse. L’identité des faits considérés ne doit pas nous induire à négliger la nuance qui décide de la possibilité même de la philosophie véritable. Cette identité de faits ne signifie pas, en l’occurrence, identité de l’objet et du point de vue. La psychologie pure a pour objet l’expérience interne en tant que fragment du monde existant. Son point de vue est apparenté à celui des sciences de la nature. Les faits qu’elle considère sont ainsi « objectivés » en tant que fragment du monde. Nous avons vu plus haut à quelles apories majeures cette position conduisait. La phénoménologie, quant à elle, envisage les faits de conscience comme des actes transcendantaux. La conscience elle-même est transcendance pure. Elle est ouverture au monde. Mais comme le substrat sensoriel de la vie de la conscience est une partie du monde lui-même cela signifie que l’ ego transcendantal ne saurait se confondre précisément avec le moi empirique. Nous pourrions dire que, à faits de conscience identiques, la psychologie pure a pour objet le moi empirique tandis que la phénoménologie a pour objet le moi transcendantal. Husserl appelle psychologisme transcendantal ce qui résulte de l’occultation de la différence de ces objets. Le psychologisme transcendantal est ainsi une fausse philosophie comme on dit parfois qu’on a affaire à une fausse science. En aucun cas ne peut être appelée phénoménologie, quand bien même ferait-on des descriptions très fines, une psychologie qui se donne en réalité pour objet des faits de nature.
L’ensemble de la recherche phénoménologique transcendantale est liée, ne l’oublions pas, à l’observance inviolable de la réduction transcendantale, réduction qu’il ne faut pas confondre avec la limitation par abstraction de l’investigation anthropologique à la seule vie psychique. En conséquence, l’investigation phénoménologique transcendantale de la conscience et l’investigation psychologique diffèrent profondément, encore que les éléments à décrire de part et d’autre puissent coïncider. D’un côté, nous avons des données qui appartiennent au « monde », au monde posé comme existant, conçues comme des éléments psychiques de l’homme. De l’autre, même avec des données parallèles et de contenu identique, il n’y a rien de tel; le monde, dans l’attitude phénoménologique, n’est pas une existence, mais un simple phénomène.
La première phrase permet de préciser ce qu’il en est à la fois du parallélisme entre psychologie pure et phénoménologie transcendantale et de leur différence fondamentale, la première étant en réalité un obstacle au développement de la seconde. Pour être pure la psychologie abstrait la « seule vie psychique » de la totalité humaine. Mais cette abstraction ne saurait être confondue avec la réduction transcendantale. Dans le premier cas, celui de la psychologie pure, le monde est considéré comme un existant. Font parties de ce monde existant les cogitationes. Dans le second cas, celui de la phénoménologie transcendantale, le monde comme existant est mis entre parenthèses. Il n’est plus, par réduction, qu’un simple phénomène. Cela signifie que nous nous attachons, en phénoménologue, à rendre compte de la manière dont le monde nous apparaît. La réduction admet que l’être humain est un être fini au sens où le monde n’est accessible qu’en tant qu’il fait l’objet de « phénoménisations ». Dans l’attitude naturelle une vision, au sens où nous voyons par exemple un arbre, une maison, un homme etc., est en réalité un fragment du monde lui-même et non un phénomène par lequel le monde est apparaissant. C’est à ce point qu’il faut songer à nouveau à ce que dit Husserl à propos de la nuance. Un même fait, par exemple, voir une maison, a un sens différent selon qu’on le considère du point de vue de la psychologie pure ou du point de vue de la phénoménologie transcendantale. Dans le premier cas voir une maison est lui-même un fragment du monde en tant qu’existant. Et il est impossible de comprendre comment ce fragment de monde peut être lui-même et en même temps une sorte de « fenêtre » ouvrant sur le monde en tant qu’existant. Dans le second cas, mais c’est ce qu’il va falloir expliciter davantage, la perception de la maison est un phénomène transcendant impossible à confondre avec des données naturelles et par lequel quelque chose même du monde est « visé ». En mettant l’existence du monde entre parenthèses, y compris les éléments psychologiques envisagés comme faits naturels, nous sommes à mêmes de saisir par l’ évidence transcendantale la vie propre de la conscience en ce que ce qui lui apparaît est la seule voie d’accès au monde.
14. 3. Mais si nous évitons cette confusion psychologiste, il reste un point d’une importance décisive. (Il joue, d’ailleurs, mutatis mutandis, un rôle tout aussi important dans le domaine de l’expérience naturelle, psychologie de la conscience véritable.) Il est une chose que l’ epoch concernant l’existence du monde ne saurait changer : c’est que les multiples cogitationes qui se rapportent au « monde » portent en elles-mêmes ce rapport; ainsi, par exemple, la perception de cette table est, avant comme après, perception de cette table.
Nous avons vu que, dans le contexte de la psychologie naturelle, il était à la fois impossible de prouver qu’on ne fait que rêver ou, qu’au contraire, que ma vision est bien la vision de quelque chose de réel existant indépendamment de moi. Cette impossibilité a pour origine ceci qu’il manque un fondement apodictique à l’affirmation selon laquelle, quand nous ouvrons les yeux, nous voyons des choses réelles. Au contraire, selon la perspective de la phénoménologie transcendantale, toute perception porte en elle ceci qu’elle se rapporte au monde. Elle n’est pas un fragment de monde évoquant ou signifiant le reste du monde. Elle est un acte transcendantal au sens où elle ne peut être, comme perception, que perception de ce « transcendant » qu’est le monde. Elle est, dans sa structure la plus intime, une visée de quelque chose du monde. Cela, qui est bien mis en lumière par l’évidence transcendantale, autorise une meilleure compréhension de l’expérience naturelle elle-même.
Ainsi, tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l’attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l’attitude naturelle.
Il n’y a pas d’un côté des choses réelles perçues – lesquelles sont émettrices d’informations – et des perceptions – lesquelles sont aussi, à leur manière, des choses naturelles en tant que réceptrices de ces informations – et puis, en bonus, la question de leur correspondance ou de leur adéquation. Il s’agit au reste moins de considérer le fait naturel de la perception que la conscience perceptive. Et cette conscience perceptive est nécessairement conscience de… Chaque fois que nous considérons un fait de conscience, et quelle que soit la position que nous adoptons quant à l’existence de ce dont la conscience a conscience, il est dans la structure de ce fait de conscience – une perception, une représentation, un jugement, une volition… – d’être conscience de… Cette transcendance de la conscience fait partie de sa définition. C’est structurellement que toute conscience est conscience de…
Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l’ ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout cogito ou encore tout état de conscience « vise » quelque chose, et qu’il porte en lui-même, en tant que « visé » (en tant qu’objet d’une intention) son cogitatum respectif.
L’expression décisive est ici celle d’ « ego cogito transcendantal. » Le cogito cartésien s’est révélé tributaire des préjugés naturalistes. La réduction a révélé la transcendance de l’ ego. Quand nous pensons dans les termes de la psychologie même pure nous avons d’un côté un état de conscience, de l’autre ce à quoi il se rapporte puis ce qui permet de concevoir leur rapport. Au contraire, quand nous pensons de manière transcendantale, tout état de conscience est nécessairement conscience de… Il est ouvert sur… Il vise structurellement un transcendant… Il n’y a pas besoin de faire intervenir une transcendance. La conscience est elle-même transcendantale et vise toujours un transcendant.
Chaque cogito, du reste, le fait à sa manière. La perception de la maison vise (se rapporte à) une maison – ou, plus exactement, telle maison individuelle – de la manière perceptive; le souvenir de la maison vise la maison comme souvenir; l’imagination, comme image; un jugement prédicatif ayant pour objet la maison « placée là devant moi » la vise de la façon propre au jugement prédicatif; un jugement de valeur surajouté la viserait encore à sa manière, et ainsi de suite. Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même.
Toute conscience est conscience de… Chaque pensée ou état de conscience fait de même et cela conformément à son mode : perception, représentation, jugement etc. Rappelons qu’un jugement prédicatif est un jugement qui consiste à attribuer des prédicats à un « sujet ». Par exemple, si le sujet est « maison », les prédicats peuvent être : grande, petite, haute, basse, faite de briques etc. L’intentionnalité, qui « ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose », est la structure fondamentale de la conscience. Et que seule l’ évidence transcendantale était susceptible de révéler. Chaque « pensée » a ainsi nécessairement son « pensé » corrélatif. Husserl appellera noème l’objet visé par la conscience et noèse la manière dont elle le vise. Ici, dans l’exemple, le noème est la maison et la noèse est perception, imagination, jugement prédicatif, jugement de valeur impliquant l’objet visé « maison » etc.
Après ce pas à pas lisons maintenant le texte de Husserl en entier.
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14. Le courant des « cogitationes ». « Cogito » et « cogitatum ».
Nous n’allons pas, pour le moment, nous occuper des questions touchant la portée de l’apodicticité du « je suis ». Nous allons donc diriger la lumière de l’évidence transcendantale non plus sur l’ ego cogito, – ce terme pris au sens cartésien le plus large, – mais sur les cogitationes multiples, c’est-à-dire sur le courant de la conscience qui forme la vie de ce moi (mon moi, le moi du sujet méditant).Le moi identique peut à tout moment porter son regard réflexif sur cette vie, qu’elle soit perception ou représentation, jugement d’existence, de valeur, ou volition. Il peut à tout moment l’observer, en expliciter et en décrire le contenu.
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Mais, dira-t-on peut-être, suivre cette direction de recherches, c’est faire tout simplement de la description psychologique, fondée sur l’expérience purement interne de ma propre vie consciente; bien entendu, pour être pure, cette description doit exclure toute position d’une réalité psychophysique. Mais une psychologie purement descriptive, encore que nous devions à la nouvelle science phénoménologique d’en avoir révélé le sens méthodique véritable, n’est pas elle-même phénoménologie transcendantale, au sens où nous avons défini celle-ci par la réduction phénoménologique transcendantale.La psychologie pure forme, il est vrai, un parallèle stricte à la phénoménologie transcendantale de la conscience. Néanmoins il faut bien les distinguer; leur confusion caractèrise le psychologisme transcendantal, qui rend toute philosophie véritable impossible. Il s’agit ici d’une des nuances – négligeables en apparence – qui décident de l’orientation de la philosophie. L’ensemble de la recherche phénoménologique transcendantale est liée, ne l’oublions pas, à l’observance inviolable de la réduction transcendantale, réduction qu’il ne faut pas confondre avec la limitation par abstraction de l’investigation anthropologique à la seule vie psychique. En conséquence, l’investigation phénoménologique transcendantale de la conscience et l’investigation psychologique diffèrent profondément, encore que les éléments à décrire de part et d’autre puissent coïncider. D’un côté, nous avons des données qui appartiennent au « monde », au monde posé comme existant, conçues comme des éléments psychiques de l’homme. De l’autre, même avec des données parallèles et de contenu identique, il n’y a rien de tel; le monde, dans l’attitude phénoménologique, n’est pas une existence, mais un simple phénomène.
Mais si nous évitons cette confusion psychologiste, il reste un point d’une importance décisive. (Il joue, d’ailleurs, mutatis mutandis, un rôle tout aussi important dans le domaine de l’expérience naturelle, psychologie de la conscience véritable.) Il est une chose que l’ epoch concernant l’existence du monde ne saurait changer : c’est que les multiples cogitationes qui se rapportent au « monde » portent en elles-mêmes ce rapport; ainsi, par exemple, la perception de cette table est, avant comme après, perception de cette table. Ainsi, tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l’attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l’attitude naturelle. Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l’ ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout cogito ou encore tout état de conscience « vise » quelque chose, et qu’il porte en lui-même, en tant que « visé » (en tant qu’objet d’une intention) son cogitatum respectif.Chaque cogito, du reste, le fait à sa manière. La perception de la maison vise (se rapporte à) une maison – ou, plus exactement, telle maison individuelle – de la manière perceptive; le souvenir de la maison vise la maison comme souvenir; l’imagination, comme image; un jugement prédicatif ayant pour objet la maison « placée là devant moi » la vise de la façon propre au jugement prédicatif; un jugement de valeur surajouté la viserait encore à sa manière, et ainsi de suite. Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même.
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Husserl Edmond, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie. (Traduction Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas). Vrin, Paris 1966. Pages 27 et 28.
Un grand Merci pour ces lumineuses explications.
Depuis quelques jours, et dans le cadre d’une thèse en arts visuels, je me bagarrais avec la terminologie husserlienne. Et je me désespérais, car aucun des concepts n’est compréhensible sauf si l’on comprend les concepts qui le définissent, eux-mêmes n’étant explicables que relativement aux derniers (ou aux premiers) lesquels ne s’expliquaient toujours pas…
Bref, merci mille fois, d’avoir, en si peu de mots mais si pertinents, dans des phrases courtes et concises, accompli ce prodige.
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