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C’est le souvenir des pages les plus dramatiques de Bartolomé de Las Casas qui m’inspire cette réflexion. Juif marane, père dominicain, Las Casas a accompagné les troupes espagnoles lors de la conquête de l’amérique centrale. Il a dénoncé, en des termes pathétiques, les massacres perpétrés par les armées "chrétiennes". Eventrations, viols, émasculations, femmes et enfants jetés vivants dans des brasiers… L’île de Cuba a été entièrement vidée de ses habitants indiens. Des millions de morts et comme les indiens étaient de bien piètres esclaves l’idée lumineuse se forma de faire venir des esclaves d’Afrique par bateau. La traite succéda ainsi au génocide.
Il ne s’agit pas ici de tenter une nouvelle fois de percer le mystère d’un mal aussi hideux. On peut seulement imaginer que, quand des hommes nient à ce point l’humanité de l’autre, c’est qu’au fond d’eux-mêmes ils redoutent que ceux qu’ils prennent pour des bêtes à abattre ne soient en réalité des êtres humains. C’est peut-être cela la grande peur. Et si celui que l’on se représente à la mesure du projet de servitude qu’on nourrit à son encontre était un être humain? Ce n’est donc pas l’inhumanité de l’autre que les conquérants ont détruite mais son humanité. Plus une partie du monde indien protestait de son humanité en opposant de la résistance, ne serait-ce que sous la forme d’une résistance passive, par exemple en se laissant mourir dans les chaînes, plus le conquérant a cherché à détruire son humanité, à en effacer les signes les plus troublants. Ce n’est pas parce que la ville ancienne de Mexico était l’oeuvre immonde d’animaux d’apparence humaine qu’elle a été détruite mais bien parce que, il y a 5 siècles, elle était alors la ville la plus extraordinaire du monde. Il était inacceptable que des non-blancs aient construit selon un urbanisme magistral une ville qui n’était ni romaine ni catholique. En niant l’humanité de ses habitants les conquérants ont peut-être surtout eu peur d’être un jour confrontés à un adversaire capable d’être aussi "humainement" cruels et avides de domination qu’ils l’étaient eux-mêmes. Cela ne regarde-t-il pas du côté de la possibilité actuelle d’un conflit de civilisations?
Pourquoi le "blabla" cependant? C’est la révolte du dominicain Las Cas contre la barbarie chrétienne qui me conduit à employer ce terme. Je désigne par là trés précisément le discours explicitement tenu par des gens qui passent leur temps à en trahir l’esprit. Le christianisme des conquistadors c’est du blabla. Les évangiles sont réduits à du blabla. Je ne veux pas dire par là qu’il se trouve vidé de son sens à cause de la trahison. Je veux surtout exprimer l’idée qu’il est tenu précisément parce qu’il fournit le moyen d’occulter la réalité en cours. Ce blabla n’est pas le discours en tant qu’il serait victime de la trahison ou de l’hypocrisie mais le discours en tant qu’il créée comme un nuage permettant aux actes les plus ignobles de perdre leur sens.
Le blabla-chrétien (le trait d’union signifie que tout le christianisme n’est pas du blabla… voir la révolte profondément christique de Las Casas contre le blabla) n’a évidemment pas été le seul a existé. Le discours communiste a fourni une blablalogie qui a servi à couvrir, en l’occultant moralement à une bonne partie des sociétés communistes, le système du goulag, de la mort lente programmée, des épurations.
Le blabla nazi a ceci peut-être de particulier qu’il a poussé au maximum l’occultation d’un crime clairement désigné comme extermination. A ce jour il pourrait demeurer le "champion" de la blablalogie en ce sens qu’il a expérimenté comment il était possible de construire un groupe d’êtres humains comme ne relevant plus de l’humanité. Il fournit encore aujourd’hui le modèle en vertu duquel l’élimination systèmatique d’un groupe disparaît, en vertu du blabla, en tant que crime.
En ce sens le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda est extrêmement préoccuppant car il montre comment le modèle nazi peut être adapté à des circonstances nouvelles. Les nazis hutus ont compris qu’ils leur serait impossible d’organiser une extermination sur le principe des convois, des camps et des centres d’extermination. La "communauté internationale" aurait été obligée de réagir. Ils ont compris qu’il était plus judicieux d’organiser et de conditionner un peuple de tueurs agissant comme des virus susceptibles de se répartir sur d’importantes surfaces du "corps social". Ainsi c’est la société entière qui a été transformée en camp. Et les concepteurs, en manipulant le différentialisme et le ressentiment hutu, ont ainsi formé une armée de "kapos" dévoués à la cause de l’abattage.
Je soutiens que le modèle hutu du génocide offre au modèle nazi un champ de redéploiement aux perspectives effrayantes. Qu’on imagine, par exemple, ce que ferait une petite armée de kapos suicidaires disposant d’armes atomiques portables ou biologiques trés au point. Cette armée serait capable de réaliser par infiltration suicidaire, et à grande échelle, de véritables génocides. Quels sont les blablas tenus pour en frayer la voie?
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