King Kong était-il hégélien?

Les amateurs préféreront sans aucun doute la poésie naïve du premier King Kong à la virtuosité numérique de celui de Jackson. Sans délégitimer ce point de vue on peut aussi, dans le même temps, s’attacher à rendre compte du mythe dans ses variations. La deuxième version développe ainsi ce que la première suggérait à peine et comme avec retenue et prudence :  malgré la "barrière sexuelle" l’amour de la bête pour la belle est réciproque. Kong aime Ann et Ann aime Kong. Entre eux des centaines de milliers d’années "immémoriales" mais refoulées avec violence par la barbarie de la société à laquelle appartient Ann, jeune fille pauvre, ballotée comme un objet famélique, jolie, intelligente, blonde, sensible… (Je viens d’apprendre qu’il existe un autre King Kong. Mais je ne l’ai jamais vu. Apparemment il n’a pas laissé beaucoup de souvenirs.)

Pourtant le film de Jackson a quelques apparences contre lui. Les primitifs de l’île du Crâne sont vraiment sauvages : hideux, hallucinés, cruels. Et puis Kong tombe amoureux  d’une blanche et le premier homme de l’équipage qu’il tue est un noir. Il nous faudra alors comprendre à quel point le monde des blancs, même s’il sait y mettre la forme, est d’une barbarie au moins égale à celle des habitants de l’île du Crâne.

En fait la puissance du mythe puise dans ceci que la seule force capable de subvertir la cruauté humaine, qu’elle soit donc "noire et sauvage" ou "blanche et civilisée", ne peut surgir que comme amour des contraires, par exemple du noir pour le blanc. En faisant des contraires des entités qui se repoussent et s’excluent on détruit les ressorts de l’harmonie du monde.

Sur l’île du Crâne, et bien qu’il ne le sache pas vraiment, Kong s’ennuie. Il a en lui une flamme qui ne demande qu’à grandir. Mais les sauvages de l’île le tiennent captif dans leur idôlatrie et leur divinisation. Pour que sa flamme s’élève et l’illumine il lui faut faire l’expérience du contraire "asbolu". Ce qui n’est tout d’abord qu’un objet sacrificiel – je parle d’Ann – autant chez les blancs que chez les noirs, va devenir sous le regard d’une bête s’éveillant elle-même à l’humanité, un être humain rendu à sa dignité. D’une certaine manière Kong est hégélien. Il faut qu’il échappe à sa relégation pour entrer à nouveau dans l’histoire. Le fait qu’il soit un Dieu manifeste  qu’il est captif d’êtres qui sont eux-mêmes captifs de leur illusion d’éternité. Animaux, sauvages et civilisés sont immergés dans le fleuve commun du devenir. Mais, semble-t-il, animaux et humains partagent la même ignorance. Les animaux ne peuvent le savoir. Et quand les hommes l’apprennent c’est pour le refouler, le dénier ou s’obstiner à s’enfermer, à leurs risques et périls, dans un "empire dans un empire".

Ce que Kong va expérimenter, par son amour pour Ann, c’est cela même qu’il est devenu et qui n’est autre que l’humanité, cette humanité que représente, de la meilleure façon, Ann elle-même. Le "résultat est au commencement". La lueur d’humanité qui brille dans le regard de Kong quand il contemple la merveille Ann est le désir, espéranciel et utopique, d’une "humanité humaine". C’est cet idéal qu’il protège contre les dinosaures. Qui sont comme les hypostases des pulsions meurtrières de l’homme.

Les "contraires" de Kong et de Anne sont ainsi secrétement harmoniques. En voici une liste :

Noir-Blanche/Velu-Nue/Fort-Fragile/Grand-Petit/Mâle-Femelle/Bestialité-Humanité/Sauvage-Civilisée/Toison sombre-Chevelure blonde etc.

Ces contraires, en étant dynamisés par la réciprocité du sentiment, subvertissent toutes les catégorisations qui enferment l’intelligence dans la séparation et la vouent  à la violence.

La reconnaissance de Kong comme "être humain" par Ann, la reconnaissance d’Ann par Kong comme "être humain", célèbre mythiquement le principe d’une universelle sympathie entre les êtres. L’expression "être humain" ne désigne précisément pas ici une espèce, une espèce humaine, mais un passage, un partage. Kong est lui-même un "poéte naïf". Il est idolâtré par des humains en quête d’éternité. Lui, pourtant, passe de longues minutes, dans ses montagnes, a contemplé les soleils couchants. "Merveilleux" lui dira Ann. Il semble comprendre d’autant mieux le mot qu’il peut lui apparaître comme le vrai nom, à la fois humain et konguien d’Ann. Le "contraire" Ann – blonde, blanche, petite, fragile… – est en fait celui du merveilleux. Est merveilleux le fait même de la vie comme sympathie des êtres et des choses, sympathie sans laquelle rien ne serait advenu pour ce qu’il est : plantes, dinosaures, Kong, Ann… C’est dans ce sentiment que puise l’inspiration de Peter Jackson. Réelle, pour beaucoup de critiques, et que ne détruisent pas les défauts qu’on peut imputer au film.

Grâce à  deux films séparés par 70 ans nous en sommes maintenant vraiment sûrs : un être, appelé Kong, a bel et bien été "exterminé" par l’aviation en haut de l ‘ Empire State Building. Dommage car ce primate d’exception était probablement hégélien.

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Retour sur e-note

L’interprétation d’un mythe ou d’une de ses variantes ne vaut évidemment pas jugement ou critique du film qui le met en récit et en scène.

On a raison de dire que le film obéit commercialement à l’impératif de plaire à tous les publics. Une des réponses à cette contrainte a consisté à faire de la relation entre Kong et Ann une love story formellement passe-partout. Le reproche est fondé mais, en même temps, il ne m’apparaît pas relevé uniquement de l’opportunisme commercial.

On reproche notamment au scénario de Jackson d’avoir enlevé deux scènes de l’original, celle où Kong essaie d’effeuiller sa petite captive et celle où, avant d’aller mourir sur le State Building, il l’enlève dans la chambre d’hôtel.

Ce double reproche a une portée relative. Certes rares seront les spectateurs de ce King Kong qui verront aussi le premier. Mais le choix de Jackson, même s’il est guidé par le marketting, peut se défendre. Il n’était de toutes façons pas tenu à faire un clone du premier film. Ce choix peut se justifier en ceci que la tonalité du film est plus sur une certaine mélancolie que sur le désir proprement dit. Notre rapport  à la nature sauvage, à la bestialité ne peut peut-être plus s’assumer comme une allégorie joyeuse sur le corps et le désir. Le regard émerveillé de Kong est, pour nous mêmes aujourd’hui, comme emprunt d’une sorte de nostalgie. C’est l’utopie d’une humanité aux prises avec les démentis que lui inflige sa sauvagerie destructrice.

Nous sommes ainsi moins dans une problématique d’une critique du puritanisme que dans celle d’une interrogation sur l’issue éventuellement tragique de la civilisation.

Dans le premier King Kong la scène de l’enlèvement dans l’hôtel joue sur le fantasme de pénétration et de viol. Pourquoi taxer de ridicule le fait que le scénario de Jackson a choisi d’envoyer Ann à la recherche de Kong?

Ce n’est peut-être pas totalement abouti mais j’y vois la tentative de mettre un accent sur la dette et la fidèlité. Encore faut-il accepter d’y voir une sorte d’allégorie écologique. Le singe Kong est le véritable père de l’humanité. Le fait qu’il sauve Ann est l’emblème de cette sorte de paternité de l’humanité qu’il n’est pas absurde de prêter aux pré-humains. Dieu le père c’est Kong en tant qu’il représente ce que firent avec succés les singes pré-humains et qui a permis l’hominisation d’une de leur lignée. Ann, pour le moins, n’est pas ingrate.

Il est cependant exact que Jackson surfe un peu à l’aveugle sur l’ambiguïté. Le film peut être vu comme une célébration écologique et panthéiste de l’unité des êtres. Il faut alors voir que, en réponse aux séquences apparemment racistes sur les sauvages de l’ïle du Crâne, le monde blanc et civilisé ne vaut guère mieux. La scène de l’assassinat de Kong doit alors pouvoir être vue comme exprimant la quintessence de la barbarie du monde blanc et civilisé. Mais, pour l’éprouver, il faut aimer Kong. C’est cela que le spectateur est invité à ressentir à travers le personnage de Ann.

Je reconnais que, dans un contexte beaucoup plus marqué de racisme qu’on veut bien l’admettre d’habitude, le meurtre de Kong peut au contraire être vécu comme un sacrifice libérateur et purificateur. Ann, la blonde parfaitement occidentale – sympa… gentille… grande soeur … – serait ainsi soulagée du sentiment de dette qu’elle éprouve à l’égard de son ancêtre mythique.

Je termine cette note cependant sur un accent favorable à Jackson. C’est au spectateur de décider du sens du sacrifice de Kong. Ou il verra dans la mort de Kong la menace que fait planer une civilisation égoïste et calculatrice quant au monde lui-même – la figure du personnage du metteur en scène est en ce sens repoussante – ou il verra dans cette mort une sorte de soulagement et la victoire définitive d’une certaine interprétation du monde. Le sentiment de vertige que nous éprouvons au cours de la scène sur l’Empire exprimerait bien cette alternative. Ou nous oublions Kong pour être, à nos risques et périls, contents de nous retrouver entre "blancs civilisés"; ou nous restons fidèles au King et choisissons le monde dans sa diversité et ce qui reste de sauvagerie.

C’est, je crois, ce qu’essaie malgré tout de nous chuchoter Peter Jackson.

(A titre indicatif je mets la note de 6/10 à ce King Kong.)

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