Il s’agit d’esquisser ici ce que serait une interprétation ou une compréhension darwinienne de l’inconscient.
Rappelons tout d’abord en quoi consiste la dynamique de l’évolution. Chaque vivant se reproduit en produisant d’autres vivants à la fois identiques mais toujours plus ou moins différents. La formule de l’individu vivant serait celle-ci : V1 = V0 + d . Le vivant V1 est identique au vivant V0 plus une différence d. (Cette différence d peut être additive ou soustractive.) Cette dernière expression désigne tout type de différences aussi subtiles qu’elles puissent être : différences de couleur, de taille, de disposition, de production d’hormones… Ces différences concernent le phénotype. Sans être traduites littéralement par le génotype celui-ci comprend nécessairement des différences correspondantes, des "erreurs différenciantes". Compte tenu des caractéristiques du milieu au sein duquel le vivant règle ses échanges certaines différences sont ou avantageuses, ou neutres ou désavantageuses. En conséquence l’individu vivra plus ou moins longtemps et de manière plus ou moins performante en fonction de ces différences. Autrement dit il aura une descendance plus ou moins abondante. Et comme parmi cette descendance figurent des invidivus qui accentuent nécessairement la différence avantageuse la forme générique de l’espèce correspondante évolue. Les espèces atteignent des paliers de stabilité qui peuvent être mis en relation avec la stabilité de conditions jouant un rôle fondamental comme, par exemple, la température moyenne ou la densité des espèces prédatrices de l’espèce considérée.
Or parmi les caractéristiques avantageuses figurent nécessairement celles qui permettent à l’individu de satisfaire ses besoins avec le plus d’efficacité possible. En ce sens tout individu vivant semble devoir au moins apprendre à tirer profit de ses dispositions corporelles. Le vivant serait un être d’apprentissage. Celui-ci peut être trés bref et correspondre uniquement à une phase de "réglage" de coordination de mouvements. Un apprentissage plus complexe s’observe chez des animaux supérieurs. Les petits chimpanzés apprennent tout autant certaines techniques de récolte que les règles du jeu social du groupe auquel ils appartiennent.
La conduite de fuite est à cet égard instructive. Les voyageurs peuvent encore observer que, dans certains endroits, les animaux ne fuient pas systématiquement la présence humaine. Leur distance de fuite reste relativement courte. Ce n’est pas le cas dans les zones, de plus en plus nombreuses et étendues où l’être humain, de par son comportement, est identifié comme danger. Les animaux se transmettent par imitation une forme d’apprentissage. Ils gardent ainsi en mémoire un schème de comportement. A telle forme et/ou à telle odeur est associée une distance de fuite plus longue que celle qui serait nécessaire si le signal n’avait jamais été associé à un danger.
Certains avantages positivement sélectionnés par la "formule" du vivant concernent la capacité à mettre en mémoire des schémes de réponses adaptées. Lorsque des pilotes de lignes analysent en séminaires de formation des accidents que font-ils sinon de se mettre en mémoire de tels schémes de réponses adaptées? Une espèce dominante, et nous pouvons considérer l’espèce humaine comme étant l’espèce dominante "royale", est une espèce particulièrement capable d’apprentissage et corrélativement d’inscription mnémonique. (Un comportement acquis par imitation est une telle inscription.) Remarquons que c’est par anthropomorphisme que nous parlons d’espèce dominante. Dans la nature sauvage les espèces les plus prédatrices demeurent tributaires des logiques écosystémiques. Les lions n’existent que parce qu’il y a des proies. Un des traits du caractère dominant de l’espèce humaine tient précisément à ce qu’elle a modifié à son avantage les règles du jeu. En civilisant la nature, et en civilisant sa propre nature, elle s’est rendue au moins pour une période – période dont nous voyons peut-être apparaître la fin – la moins dépendante possible des écosystèmes. L’humanité est une espèce qui s’est rendue capable de produire ses propres proies. L’association formée par la ferme d’élevage et l’abattoir pourrait en être l’embléme. J’ai déjà évoqué sur le blog la question de "l’impérialisme du génôme humain". L’expression n’est pas comme telle accusatrice. En inventant la culture et la civilisation l’espèce humaine n’aurait fait que nouer son destin à l’augmentation de ses capacités génétiques à tirer profit de la sélection naturelle. Les thèmes de la domination et de la maîtrise de la nature ne sont en ce sens qu’une intériorisation du processus ici rapidement décrit. Notons que ces thèmes reposent sur le concept d’une "nature métaphysique" de l’homme. Il domine et maîtrise la nature comme en fonction de la part sur-naturelle, "métaphysique", de sa constitution. Mais, et ne serait-ce que parce que dans le contexte historique où se forment ces motifs la philosophie ignorait encore tout de la génétique et de la théorie de l’évolution, ce n’était qu’une manière d’intégrer et d’intérioriser la sélection naturelle en tant qu’elle a donné l’avantage à la plus intelligente des espèces. Et l’intelligence, ici, se mesure simplement au résultat à savoir que le pré-humain qui, à l’origine, n’était qu’une variation locale d’un primate, est parvenu à avoir une descendance dont les "inter-contemporains" actuels sont au nombre de plusieurs milliards.
Nous sommes de ce point de vue à l’aube d’une révolution culturelle majeure. L’âge d’or de l’indépendance par rapport à l’écosystème est en train de s’achever. Pour continuer à jouir de cette autonomie de civilisation il va falloir, et parce qu’il s’impose pour cela de minimiser la catastrophe écologique globale qui s’annonce, autant payer de plus en plus cher, par exemple en investissant dans des procédés de recyclage de déchets, que de sauver ce qui peut l’être de la diversité biologique. En ce sens "maîtriser la nature" va de plus en plus signifier tâcher de restreindre le jeu automatique de la "volonté de puissance" inscrite dans le génôme.
Ces considérations mettent en ce sens théoriquement en déroute et en échec l’interprétation "fasciste" de la sélection. A supposer légitime le fantasme d’un néo-darwinisme social, pour des raisons à la fois de survie biologique et de "civilisation durable", l’humanité aurait besoin davantage de gens plus sensibles au sort des autres, tous humains et tous animaux compris, que d’êtres supposés forts. Malheureusement le choc probable des communautarismes présage de l’extrême difficulté à sortir de ce que, quoiqu’en un sens non comtien, j’appelerais l’ âge métaphysique. (Il s’agit bien d’un "âge métaphysique" la question de la, ou du métaphysique n’étant pas de même nature). Notons que les communautarismes majoritaires ont beaucoup de responsabilité quand bien même ne se penseraient-ils pas comme tels. Les communautarismes minoritaires sont souvent des dispositifs défensifs, ou supposés tels, opposés à l’agressivité de communautarismes dominants.
La seule espèce vraiment dominante est l’espèce humaine. Et elle ne doit cette position à aucune intervention divine, à aucune prédestination. Si nous considérons le vivant en général nous pourrions dire qu’un vivant particulier, un primate, s’est trouvé dans la situation d’ouvrir successivement deux fenêtres. La première fenêtre a été celle qui a permis à la sélection naturelle de commencer à faire baisser, pour le pré-humain, de manière sensible la pression du monde sauvage. Les animaux qui se trouvent au sommet de la chaîne alimentaire sont protégés d’une trop grande pression de la "lutte pour la vie". Le problème du pré-humain est qu’il n’avait rien qui aurait pu le mettre dans la position du plus fort. Il a su remédier à cette fragilité par l’invention de la technique. La deuxième fenêtre est celle en vertu de quoi certains petits objets sonores ont pu, en étant articulés de manière reproductible et évolutive, représenter autre chose qu’eux-mêmes. Il s’agit du langage et plus précisément du signe et du symbole. Ces deux fenêtres constituent la séquence fondatrice du passage à l’humanité. La seconde, celle du signe, était déjà peut-être entr’ouverte quand la première permettait seulement de commencer à s’évader du monde sauvage. On entrevoit pourtant la dynamique. Un éloignement du monde sauvage – j’appelle distance d’hominisation cet éloignement – permet le développement d’activités imaginaires, intellectuelles et symboliques même primitives. A son tour le développement du langage, par exemple en permettant de formaliser des règles sociales, accroît les possibilités de creuser cette distance. Empruntant la voie ouverte par ces deux fenêtres le génôme humain a conservé en mémoire les dispositions les plus favorables à l’exercice des deux pouvoirs que sont le pouvoir-faire et le pouvoir-dire.
Il s’ensuit que la sélection naturelle s’est effectuée, dans le monde humain, dans un "milieu" profondément original. Sa première caractéristique est précisément de se trouver à distance du monde sauvage, laquelle distance semble n’avoir jamais cessé de s’approndir. Que signifie s’adapter à un milieu caractérisé par une baisse considérable de la pression du monde sauvage? Quelle famille de "différences d avantageuses" va être mise en mémoire dans le génôme? L’invention du vêtement, par exemple, permet la création d’une sorte de micro-climat de proximité. L’être humain se déplace dans des milieux tout en étant accompagné d’un micro-climat artificiellement créé qui permet une moindre exposition sélective aux variations climatiques. Il est vrai qu’à l’origine le vêtement a du s’imposer pour remplacer la toison, la nudité humaine étant probablement la conséquence du phénomène de néoténie, c’est-à-dire de ceci que le pré-humain serait issu d’une poussée adaptative s’étant cristallisée sous la forme de la conservation de traits d’immaturité. La nudité est en effet un trait de l’embryon animal (et, plus précisément, de l’homininé en tant qu’ancêtre commun aux chimpanzés et aux hommes). Notre nudité attesterait que nous sommes le produit d’une plasticité adaptative d’un pré-mature proto-humain.
Mais, et c’est à ce point que nous retrouvons l’hypothèse de l’inconscient, ce milieu est encore davantage marqué par l’existence des signes. Comme l’avait remarqué Schopenhauer l’incapacité à décoder des signes, par exemple à décoder les hiéroglyphes égyptiens, nous replonge dans l’animalité. Autant dire que l’humanité doit beaucoup à ceci qu’elle est une espèce dont l’essentiel de l’apprentissage passe par la maîtrise des signes. Qu’arrive-t-il à un animal dont l’adaptabilité est d’autant plus grande, semble-t-il, qu’il est capable d’une multiplicité de jeux de langage parfois complexes? Cela signifie surtout qu’une partie du comportement, y compris dans sa dimension affective, est appelée à s’articuler sur le monde des signes. Dans les sociétés animales, par exemple dans les sociétés de loups, la position respective des individus est perpétuellement remodelée par l’usage de rites d’agression. Non pas que les loups soient insensibles aux signaux mais tout semble se passer comme s’il fallait constamment renouveller, par l’exercice de la violence physique, leur charge sémantique. Un signal, par exemple, une attitude agressive ne semble pas, à la différence du signe, être capable d’une grande "profondeur de sens". Il faut que les signaux soient répétés pour pallier à ce peu de profondeur. C’est dire que le signal animal n’est pas délégué à une représentation mais est constitué par une séquence comportementale. Pour répéter le signal il faut le "dire" mais le dire consiste à répéter une séquence comportementale et non simplement l’articuler par un discours constitué de signes arbitraires. Les loups apprennent ainsi un langage fait de séquences comportementales motivées. Montrer les crocs, par exemple, ou ramper devant le plus fort. Et comme il leur faut répéter ces "signaux-séquences" l’interprétation évolue en fonction des performances, variables dans le temps, dont les individus sont capables.
En apparence peu de chose séparerait le monde des loups des sociétés langagières humaines. Il est vrai que nous avons également recourt à ces "signaux-séquences". Nous sommes aussi des animaux. Ce qu’on appelle les violences urbaines relève en partie de ce type de signifiance. Les acteurs dénoncent à juste titre la condition animale qui leur est faite. "On est traité comme des bêtes". On s’exprime donc comme des bêtes. On envoie des "signaux-séquences".
En réalité ce qu’on appelle le lien social, ce lien qui serait en bien mauvais état, doit son existence à la possibilité qu’ont les individus d’être des acteurs langagiers symboliques. Le symbole diffère du signal en ceci qu’il induirait un champ de significations permettant d’envisager une modulation des comportements en faisant (le plus possible) l’économie de leur affrontement violent.
Le monde des signes est un monde de récits, de fables, de mythes, de contes. Le sujet en apprentissage se meut ainsi entre une scène de signes associés en formes et le monde effectif des choses et des comportements. Qu’arrive-t-il au vivant d’être ainsi impliqué dans des situations concrètes et dans un monde de formes signifiantes? Une famille n’est pas, par exemple, qu’une simple cellule macro-biologique de vie. Elle est aussi un récit, une mémoire, une généalogie, un ensemble de noms, de destins, d’interdits, de secrets et d’oublis.
Les "us et coutumes", les traditions religieuses mais aussi la vie citoyenne (ou vie proprement politique) sont des modes de production et d’ordonnancement du symbolique. Leur faillite ou leur absence, qu’un auteur comme Bernard Stiegler analyse en termes de "misère symbolique", signifie le retour à la condition animale, condition aggravée par le fait que l’être humain ne peut être qu’un mauvais animal et qu’un animal mauvais.
L’hypothèse serait que, dans cette perspective, l’inconscient constituerait la mémoire spécifique d’un être vivant ayant à faire l’apprentissage du symbolique. L’organicité de l’être humain n’est en rien redevable à quoi que ce soit de surnaturel. Mais cet être doit cependant soumettre ses affects et ses pulsions à des séquences de signifiants. Pour se sentir coupable d’un mauvais désir, par exemple pour une fille le désir de faire l’amour avec son père, il faut que la vie sexuelle et affective soit encadrée par des séquences de signes qui disent l’interdit et l’horreur de la transgression. Que faut-il en ce sens apprendre pour être tout simplement l’enfant de ses parents? Et le futur parent de ses enfants? Le prix à payer, pour demeurer et prospérer à distance du monde sauvage, est de sacrifier certaines énergies à la possibité de l’inscription dans le monde symbolique. Lorsqu’un père commet l’inceste il ne considère plus sa fille (ou son fils) comme son enfant mais comme une pseudo conquête sexuelle privant celui-ci de l’impulsion nécessaire pour se situer comme parent au moins virtuel dans le monde des non familiers.
Le symptôme a ainsi la valeur d’un schéme de réponse adaptative. Il se présente comme la réponse adaptée à la nouveauté des situations rencontrées par le vivant "homo symbolicus". En réalité il superpose à toute situation nouvelle la trame d’une situation ancienne mémorisée par refoulement. En ce sens le symptôme a un pouvoir magique. Il pulvérise la situation concrète et nouvelle pour mettre à la place le fantasme inconscient d’une situation pour laquelle aurait été trouvée la réponse adéquate.
Les animaux ont appris par imitation qu’il vaut mieux fuir de loin la chose "homme". C’est en vertu d’une sorte d’inconscient, et d’inconscient collectif. Aucun d’entre eux ne possède la mémoire des ancêtres qui ont expérimenté les premiers la férocité du prédateur humain. Les animaux ont surtout à "rationaliser" – Schopenhauer admettait que les animaux possèdaient la raison mais non la faculté d’entendement – quelques affects fondamentaux comme la peur, l’agressivité, la faim, la pulsion sexuelle.
Les êtres humains ont en plus, et cela est décisif, à agir comme "enfant de… ", " parent de…", "femme"… "homme"… "femme de…" etc. L’inconscient agirait comme un "logiciel énergétique" réglant les échanges du vivant humain avec son milieu symbolique. Mais comme les situations sont toujours loin d’être claires et les significations souvent fuyantes et soumises à de brusques mutations des "schémes-symptômes" finissent souvent par s’imposer et valoir comme solution adaptée. Mais cela même "tue le temps" en soumettant l’appréhension de la situation originale à un modèle mémorisé par l’inconscient.
L’inconscient est-il alors le spectre agissant de notre animalité? L’hypothèse serait plus précisément la suivante. L’inconscient serait constitué par un fond de schèmes d’apprentissage d’un animal cherchant à s’adapter à un milieu alors même que l’association adaptation-milieu ne constitue plus l’essence de son destin. La dimension humaine (et symbolique) de l’être précisément dit humain est en excés relativement à la dialectique adaptation-milieu. Le psychisme humain serait ainsi partagé entre deux logiques inconciliables : celle de l’animal encore programmé pour s’adapter à un milieu et n’ayant à sa disposition que les solutions retenues par la sélection naturelle et celle de l’humanisé disposant en droit du trésor du symbolique en ce qu’il permet de pallier à l’impossibilité, impossibilité que le symbolique a au reste à son actif, de s’adapter à un milieu. L’être humain n’existe pas dans un milieu.
Le symptôme est alors comme une adaptation à un milieu qui n’est plus mais qu’il fait exister sur un mode spectral.