THE DESERT ROOM. Une installation de Marco Poloni. (Galerie [plug.in], Bâle).

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On entre d’abord dans une pièce qui est l’exacte reconstitution d’un décor du film de Michelangelo Antonioni, Profession reporter, tourné en 1975. Il s’agit d’une chambre d’un petit hôtel du désert nord-africain occupée par le reporter David Locke.

Lit et mobilier « cellulaires », valise, mallette, table, chaise. Sur la table est posé un ordinateur en fonction montrant la pièce elle-même filmée par une caméra. Il est possible, avec l’ordinateur, de piloter la caméra. Au sol est posé un petit téléviseur couleur diffusant en permanence la chaîne d’information Al Jazira.

Si la pièce est la réplique quasi muséale d’un décor d’un film déjà ancien l’ordinateur et le téléviseur montrent des événements soit en temps réel soit en mode reportage. Les images de la pièce visibles sur l’ordinateur sont cependant entrecoupées d’extraits de reportages d’Al Jazira archivés.

Le visiteur, nous l’avons vu, peut piloter par l’ordinateur la caméra qui enregistre les images en provenance de la pièce. Mais il est surpris, surtout s’il se trouve en compagnies d’autres personnes, de ne capter qu’une pièce vide. Ce qu’il croit en train d’observer le lieu où il se trouve agit comme un effaceur de présences humaines. La caméra semble filmer la pièce sans qu’il puisse, lui et ses compagnons, figurer dans le champ. Ce résultat est obtenu simplement par le fait que la caméra se trouve être en réalité dans une maquette de la pièce installée dans un local annexe et accessible.

Certains visiteurs pouvant être filmés à travers la fenêtre de la maquette ceux qui sont restés dans la pièce ont la possibilité, en orientant la caméra sur la fenêtre qu’ils croient être celle de leur local, apercevoir les visages de leurs compagnons derrière les montants de la fenêtre de la pièce visible sur l’ordinateur. Ceux-ci ont beau faire signe à ceux qui se trouvent dans la « vraie » pièce, ces derniers sont toujours invisibles à la caméra qu’ils croient en train de les filmer. Ils ne se trouvent pas dans le même lieu. La scission des lieux, scission entre le monde réel et le monde réduit de la maquette, agit comme une force qui sépare les visiteurs en deux groupes : celui des présents invisibles et celui des visibles absents.

Il s’agit d’une variation sur le thème de Blow Up, un des maître film d’Antonioni.

Dressons la carte « conceptuelle » de l’installation.

1 Nous sommes dans un lieu que nous croyons filmer en pilotant une caméra qui se trouve être en réalité dans une maquette de ce lieu.

2 Nous pouvons voir à travers la fenêtre de la pièce visible sur l’ordinateur des visages de personnes invisibles depuis la pièce principale. Les visiteurs sont divisés en deux groupes. Le premier se voit directement lui-même dans une pièce mais s’efface en filmant le lieu; le deuxième, en se faisant filmer avec la maquette, peut se montrer à la fenêtre de la pièce  vue sur l’ordinateur. Mais il faut pour cela que la personne qui manipule l’ordinateur cadre sur la fenêtre de la pièce. Elle donne sur le désert mais, à l’écran, apparaîtront à travers la vitre des visages du second groupe.

3 Pendant ce temps là Al Jaziera diffuse des reportages commentés sur des évenements en train de se produire dans la région où la pièce du film d’Antonioni se trouvait.

Dans Blow Up le photographe, habitué à préférer l’image du monde au  monde lui-même, finit semble-t-il par éprouver un intense vertige intérieur. N’a-t-il pas oeuvré à inverser l’ordre de la représentation?  N’est-ce pas le monde qui finit par être l’image de la réalité représentationnelle de la photographie?

La transposition opérée par Marco Poloni met en cause la télévision. Ne construit-elle pas une maquette, un modèle réduit du monde en vertu duquel les situations réelles sont comme effacées par cela même qui devrait en rendre compte?

La grande pièce est la métaphore du monde. Son statut est ambigu. On ne sait pas si, à l’origine, elle est un fragment d’un « décor naturel » ou un élément d’un décor de studio. Quoiqu’il en soit elle est comme entraînée, en devenant une réalité plastique dans une installation, dans un processus d’irréalisation. Et l’horizon de celui-ci est constitué par le renversement évoqué plus haut. La télévision construit la maquette d’un monde dans lequel nous croyons nous trouver mais qu’elle nous a fait déserter. Comme le disait Günther Anders la télévision fait du monde une réalité fantomatique. Et comme nous sommes dans ce monde nous devenons semblables à des fantômes. Notre disparition elle-même est invisible car une maquette, et qui plus est une maquette du monde, reprend à son compte certains des « signes  » de la réalité à laquelle nous sommes habitués. Les hommes réels sont à l’instar des visiteurs de la maquette. Leur réalité est transposée dans un monde en réduction. Ils ne se voient qu’à travers le dédoublement désertifiant du monde. Mais ils sont effacés de la « vraie scène ». Et séparés d’eux-mêmes par un dispositif de réduction.

La plupart des hommes n’ont jamais accés à une scène qu’ils leur permettraient de mieux connaître les situations dans lesquelles ils sont impliqués. Ils ne voient que les fantômes d’un monde réduit d’autant plus illusoire qu’il se moule sur le « décor naturel » qui accompagne la vie quotidienne. Certes il y a un imaginaire d’évasion dont nous acceptons par jeu et par goût qu’il soit quelque peu différent du monde dit réel. Nous attendrions donc en contrepartie d’avoir accés à une connaissance de ce monde réel et cela dans toute sa complexité. Mais c’est précisément ce monde qui est représenté par une maquette, une maquette audiovisuelle, laquelle en réduit la complexité et en efface les habitants. Le « désert » est celui de la massification. L’homme de masse, au sens où Anders dit que le télespectateur se produit lui-même en tant qu’homme de masse, est transparent, invisible, effacé par le truchement d’une maquette du monde. Nos semblables « nous disent bonjour » depuis un lieu dans lequel nous ne sommes pas et dans un monde que l’empire de la représentation nous fait déserter.

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