Neyrat et le corps nazi de Heidegger

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A la fin de L’indemne Frédéric Neyrat s’insurge contre celui qu’il admire : « Mais ce que nous soutenons, c’est que Heidegger est resté insensible à l’injustice ». Disons-le : ce n’est pas le cas de Neyrat.

Et d’attribuer cette insensibilité « à ce que nous avons nommé l’assurance de l’indemne, dont l’énoncé ramassé, nous l’avons vu, se formule ainsi : détruite, la Terre serait intacte. » (Page 202).

Le lien ne nous semble en rien clair et évident entre l’assurance de l’indemne et l’insensibilité heideggerienne. Ce n’est pas parce que c’est plus simple, mais parce que cela nous semble vrai : l’insensibilité heideggerienne tient à son nazisme. Faut-il alors faire l’hypothèse que l’expression assurance de l’indemne est une autre façon de nommer le nazisme?

Nous pourrions faire ainsi la traduction : les nazis, les « allemands » façon Hitler, Heidegger lui-même se seraient pensés du côté de cet indemne. Le Volk de la triade « ein Volk, ein Reich, ein Führer » serait une parcelle de cet indemne, celui-ci n’étant toutefois pas passif mais exprimant avec détermination – et surtout pas comme « vision du monde » – son indemnité par cela même qui met sans cesse l’indemne à l’ abri. A savoir, donc, la biopolitique d’extermination. L’indemne heideggerien n’est pas ce qui reste après la mise à l’ abri – après Auschwitz – mais ce qui se tient de lui-même à l’abri. L’indemne est dans le mouvement même de « l’abritement » ou de ce que Heidegger a nommé autrement l’habitation. (Hélas, l’habitation heideggerienne suppose précisément les camps : c’est le dispositif composé par la Hütte et les camps, chambres à gaz comprises.) 

Heidegger a eu une conception calme, posée, systématique, insensible de la solution finale, laquelle est le grand oeuvre de cette indemnisation.

Neyrat a superbement commenté et médité le fameux Gevier heideggerien : le Quadriparti : la Terre, le Ciel , les Dieux, les Mortels. Conformément à une des grandes traditions heideggeriennes françaises il a fait l’idiot et n’a pas voulu voir que le Gevier n’est pas autre chose que la version spirituelle, en grandeur interne, de la croix gammée nazie, du svastika. Nous y reviendrons dans une autre note. Pour le moment nous poserons que ce qui fait le caractère nazi du Gevier c’est précisément qu’il reprend textuellement le dessin de la croix gammée. En ce sens l’insensibilité heideggerienne est parfaitement cohérente. Elle est un des traits de ce que je nomme ici entre guillements l' »éthique nazie ». 

Il s’agit bien d’une horreur : l’extermination ne devait surtout pas éveiller la sensibilité. Elle devait être « imperceptible » et comme enfouie dans les brumes d’un étant le mieux possible séparé de l’ être. Dans l’espace comme dans les têtes. La différence ontologique tresse ensemble les barbelés et les mots.  

S’il n’avait pas occulté, « négationné » le svastika du Gevier, Neyrat ne se serait pas donné l’occasion de faire quelque peu l’étonné et le révolté devant l’insensibilité heideggerienne. Ce qu’il faut de plus admettre, et là nous touchons au coeur même du « trésor » de la transmission heideggerienne, c’est toute l’ontologie heideggerienne qui justifie et littéralement produit cette insensibilité. Normal puisqu’elle n’est pas autre chose que le nazisme en « grandeur interne ».

Il y a un passage assez étrange de L’indemne. Il est question du corps.

Dans La lettre sur l’humanisme (que nous lisons essentiellement comme un réquisitoire contre le procès de Nüremberg) Heidegger pointe les errements anthropoligiques et « ontiques » de la tradition humaniste. L’homme un composé de corps animal et de raison? « La solution heideggerienne, écrit Neyrat,  consiste à séparer absolument l’ essence de l’homme de l’animalité : « le corps de l’homme est essentiellement autre qu’un organisme animal ». Vouloir penser cette essence à partir de l’organisme, ce serait comme « prétendre enfermer dans l’énergie atomique l’essence de la nature ». L’essence de l’homme, ça ne rentre pas dans l’organisme, ça le déborde de tout côté. Pour une raison simple : si l’on parle d’ essence, il faut quitter le domaine de la vie pour entrer dans celui de l’être. Lâcher la biologie pour l’ontologie. » (1)

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, à cause de la récusation du biologisme, ce passage met en lumière ce qui fait tout le nazisme heideggerien. Et alors que l’on croit que Heidegger largue une fois pour toutes le bionazisme il surenchérit, en quelque sorte, en fondant un ontonazisme.

La phrase « le corps de l’homme est essentiellement autre qu’un corps animal » est d’une extrême violence et justifie de même les pires violences. Comment ne pas voir dans l’extermination ontologique du corps animal humain la source même de l’insensibilité heideggerienne à l’injustice?

Nous pourrions opposer une approche spinozienne – Heidegger a jeté Spinoza dans la poubelle – pour dire comment l’être humain prolonge son animalité, la cultive en quelque sorte, ou la civilise et ne la détruit pas.

La phrase heideggerienne je l’imagine toujours commentant le corps ontologique des SS régnant sur les corps animaux des sous-hommes parqués dans les camps ou alignés devant l’entrée des douches.

Quand Neyrat dit, croyant sans doute tenir  la clé de voûte d’un anti-nazisme heideggerien : Lâcher la biologie pour l’ontologie, il désigne en réalité le point crucial du nazisme heideggerien. Car c’est bien dans ce mouvement, dans ce passage, qui a l’apparence d’une distance incommensurable avec le nazisme, que Heidegger justifie tout le nazisme, l’extermination comprise. Göring a fait de l’ontologie. Il a dit l’indemne. Les victimes, comme les animaux, n’ont fait que périr. Et cela était déjà dit des dizaines d’années avant Hitler, dans les archives du mouvement Völkisch.

Dire que l’homme existe – ek-siste – et ne vit pas, pour soutenir et accompagner Heidegger, ne résout rien. Car l’antidémocratisme et le fascisme heideggeriens consistent précisément dans la différenciation ontologique entre les existants et les vivants. Les SS, les nazis, les « allemands » (hitlérisés) existent. Les autres ne font que vivre en singeant parfois, et parfois même par la collaboration, les ek-sistants. (Ils parlent la seconde langue de l’être après le grec! Politiquement ce n’est pas rien!)

La différence ontologique, Heidegger en décline le concept de multiples manières. Son ontologie elle-même, par exemple, c’est le nazisme en « grandeur interne ». Seuls de pauvres et simples vivants s’offusquent de « l’abjection externe », par exemple en l’espèce des expériences conduites par Mengele, élève de Fischer lequel était l’ami personnel de Heidegger. Ami fidèle qui alla jusqu’à plaider la cause de Heidegger auprés de bureaucrates nazis un peu hagards : « Heidegger est un grand philosophe national-socialiste ».

On saisira mieux le caractère odieux de l’ontopolitique heideggerienne en songeant à l’âpreté avec laquelle la Gestapo a traqué les juifs les plus assimilés, voire les juifs qui étaient invisibles comme tels à eux-mêmes. Ils n’étaient que de pseudo-existants, des singes d’êtres. 

Avec une telle ontologie Heidegger ne pouvait qu’être insensible aux injustices. Car elle produit la destruktion même des raisons pour lesquelles nous sommes disposés à y être sensibles.

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(1) On pourrait au reste s’interroger sur l’équivalence un peu rapidement faite entre « organisme animal » et « biologie ». 

De toutes façons ce passage de Heidegger est effrayant. Quand on relie tous les fils du textes on découvre que ceux qui parlent « la seconde langue de l’être après le grec », les « allemands », sont privilégiés quant à leur possibilité d’être essentiellement différent d’un organisme animal. Pour le dire ainsi : ceux qui n’ont pas cette langue en partage, en tant que langue ontologiquement maternelle, sont voués à ne pouvoir que singer la différence avec l’organisme animal. C’est ce que Heidegger aurait fait comprendre à Paul Ceylan.    

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1 commentaire

  1. Et comment rends-tu compte du fait que c’est la figure de l’étoile, de l’octogramme, que Heidegger a choisi pour orner sa pierre tombale ?
    Viz. http://img72.imageshack.us/img72/2504/heidtombeqw2.jpg

    « Heidegger a jeté Spinoza dans la poubelle »

    Ah ué ?! Cf. « Totalité et finitude » de Vaysse.

    Et sinon que dis-tu de ça :

    Aussi la langue de l’être, c’est l’indo-européen (viz. http://en.wikipedia.org/wiki/Modern_Indo-European).

    « Avec une telle ontologie Heidegger ne pouvait qu’être insensible aux injustices. »

    Quoi il était un humain dépourvu d’éthique véritable, privé de la morale droite, et de la raison convenable. Il n’était pas civilisé en somme… Une sorte de bête à la fois froide et féroce. Un mal à abattre, à faire périr ?! mdr

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    Réponse de Skildy :

    Voilà en tous cas ce qu’a écrit Heidegger dans un cours de 33/34 :

    “L’ennemi est celui-là, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple et de ses membres. L’ennemi n’est pas nécessairement l’ennemi extérieur, et l’ennemi extérieur n’est pas nécessairement le plus dangereux. (…) L’ennemi peut s’être enté sur la racine la plus intérieure de l’existence d’un peuple, et s’opposer à l’essence propre de celui-ci, agir contre lui. D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque; il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et d’initier l’attaque depuis le long terme, avec pour but l’extermination totale.”

    Et cela se lit dans un cours de 1933/34.

    Référence : Heidegger, une introduction du nazisme dans la philosophie, page 382, Emmanuel Faye.

    PhiblogZophe.

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