Heidegger : comment F Dastur clarifie son nazisme profond

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Vrin vient de sortir un recueil  de commentaires de L’Introduction à la métaphysique de Heidegger. Le recueil se clôt sur un texte de Françoise Dastur, lequel se termine lui-même par une argumentation destinée à blanchir Heidegger de nationalisme et, surtout, de national-socialisme. Le lecteur est donc censé refermer le livre rassuré. Heidegger est un grand homme.

Je vais commenter les dernières pages du texte de F Dastur en soutenant qu’au lieu de dédouaner Heidegger elles permettent de mieux comprendre quel genre de nazi il a été.

Je soutiens tout d’abord que F Dastur reconduit une vision simpliste et étroite du nazisme. Précisément, avec Heidegger, le nazisme prend une dimension « vraie » et qui le rend d’autant plus dangereux.

Elle commence  par déclarer (p. 231) que, dans cette période (1935) « Heidegger tient apparemment un discours nationaliste à ses étudiants ». Elle veut bien entendu dire par là qu’il ne s’agit que d’un nationalisme apparent. Comme le nazisme est un national-socialisme, l’apparent nationalisme de Heidegger ferait de celui-ci un non-nazi.

Elle reconnaît – difficile de faire autrement – que Heidegger pose « l’indissociabilité du métaphysique et de l’historial » (231). L’historial c’est quelque chose, pour le dire en ces termes, comme la mission et la destinée du peuple allemand. Cela, au début du pouvoir hitlérien, veut dire très clairement certaines choses.

Comme le nationalisme de Heidegger ne serait qu’apparent cette articulation n’aurait aucune signification nazie. Elle argumente donc en faisant prévaloir que la notion heideggérienne de Dasein est en réalité « apatride ». Elle renvoie à Hölderlin dont elle cite l’extrait suivant : « ce qui est propre, il faut l’apprendre tout comme ce qui nous est étranger (…) le plus difficile c’est, c’est le libre usage de ce qui nous est propre ». (232).

Voici, dans son intégralité, le dernier paragraphe de F Dastur :

« Lorsque Heidegger en appelle donc en 1935 à un réveil spirituel des Allemands, c’est sous l’obédience de Hölderlin qu’il se met. Hölderlin dont il affirme à nouveau, en 1946, dans la Lettre sur l’humanisme, que ce qu’il nomme « Heimat », lieu natal, n’a pas un sens patriotique, mais relève uniquement de l’histoire de l’être, son seul souci étant « de faire accéder ses compatriotes à leur essence », sans la chercher « dans un égoïsme national », mais en la voyant plutôt « à partir de l’appartenance au destin de l’Occident », un tel Occident ne devant cependant pas être pensé géo-politiquement, mais uniquement « à partir de la proximité de l’origine. C’est une telle proximité à l’être, et elle seule, qui peut constituer la « patrie » de » ces expatriés que sont par essence les humains, dont la tâche la plus urgente demeure celle de penser l’absence de patrie, l’ Unheimlichkeit qui leur est propre. » (233).

En rien cette analyse ne conteste le nazisme de Heidegger. Au reste, avec cet auteur, la question doit toujours être de tester sa « théorisation » du nazisme.

Car il faut savoir. Heidegger fait de la philosophie ou pas. (Ce qui n’en fait pas nécessairement un philosophe). Et s’il fait de la philosophie, tout en étant ce que Badiou-Cassin nomme un « nazi très ordinaire », ce n’est certainement pas pour reproduire comme une photocopieuse les notions – notions « peoples » – qui servent à mobiliser le Volk.

En 1935 tout est encore ouvert pour le peuple historial. Il n’y a aucune contradiction à ce qu’un « philosophe », qui adhère à l’hitlérisme, mette en garde les cadres intellectuels nazis contre « l’égoïsme national ».

Heidegger se sent comptable, au contraire, de certaines des conditions de réussite du projet de domination planétaire des nazis. Rien n’est plus attendu, en ce sens, qu’un « chef spirituel » hitlérien qui recommande aux  cadres de culture de se dégager du nationalisme.

Heidegger a une vision radicale et ambitieuse du nazisme. Les nouveaux dominants, les nouveaux maîtres ont tout à gagner à poser que seule la « proximité à l’être » peut constituer une patrie.

C’est même la condition « spirituelle » d’une domination planétaire nazie.

La thèse heideggérienne a même des accents pratiques. Comment le Reich pourra-t-il trouver d’ardents collaborateurs, par exemple vichyssois, s’il se comporte  comme un organisme « nationaliste »? Le projet nazi est planétaire, « mondial-mondialisé », et c’est en habitant en la proximité de l’être que le peuple historial saura gagner et conserver un rôle guide dans une conception de la domination qui repose sur un nouvel esclavagisme et le « droit d’extermination ».

Il se vérifie ainsi que le nazisme est dés le départ, pour ses têtes pensantes, une expérimentation. Le III° Reich est un laboratoire. Heidegger en est le penseur au sommet.

Mais il y a plus. Dans cet effacement de « l’égoïsme national » il faut y voir, dés 1935, comme la place en creux du projet d’extermination des juifs d’Europe. Il y a, même si c’est sous la direction du peuple historial, une internationale nazie. Par exemple en l’espèce de la collaboration active d’IBM à la « gestion » du génocide.

Ce dont « jouit » Heidegger en 1935, dans L’introduction à la métaphysique, c’est précisément d’être en situation de « penser » la place particulière, trans-nationale, que va occuper le Volk dans la destruction de l’universalité humaine.

Le tournant n’est autre, mais c’est toute l’horreur du texte de 1935, que le projet d’extermination. Je le répète ici : l’expression « ouverture déterminée à l’estance de l’être » est une autre expression pour désigner la détermination à détruire les juifs d’Europe. Heidegger, comme dans les cours cités par E Faye, anticipe sur la chaîne des décisions dite de la « solution finale ».

Du coup l’exploitation que fait le sur-nazi Heidegger de Hölderlin s’éclaire.

Jusqu’à présent les Allemands ignoraient ce qui leur était « propre ». En apprenant le propre « comme ce qui nous est étranger » ils vont se découvrir comme les artisans d’Auschwitz. Et cela n’avait jamais encore eu lieu.

« Le plus difficile, c’est le libre usage de ce qui nous est propre« .

Traduisons la boucle Heidegger/Hölderlin : l’extermination va prouver cette liberté et permettre son déploiement.

C’est précisément la « proximité à l’Etre » qui motive chez Heidegger son appel métaphysique à l’extermination!

Au reste, dans L’Introduction à la métaphysique, Heidegger code son antisémitisme. « L’enjuivement » – dont il parle par ailleurs à Elfride – s’appelle l’assombrissement du monde.

Le combat contre cet assombrissement mondial ne peut être mené à bien que par un Volk dont la patrie est la proximité de l’être. Les exterminateurs du peuple juif, de la « nation juive », ne peuvent agir que superficiellement au nom d’une autre nation. La légitimation du crime et, plus tard, la récolte de ses dividendes est bien plus assurée par une patrie conçue comme « proximité à l’être ». Surtout quand, pour les besoins de la cause, être peut se traduire pratiquement comme race, terre etc.

Heidegger est un nazi de tête.

Et la notion de « patrie de l’être » est porteuse d’une ambition totalitaire infinie plus redoutable qu’un folklore nationaliste de volonté de puissance. 

C’est précisément en produisant une justification spirituelle de ce que serait une « désoubliance » de l’être que Heidegger contribue à donner aux  cadres nazis de culture et de « pensée » l’apparence de fondement et de légitimité dont ils ont besoin.

Le nazisme heideggérien serait une sorte d’ ontothanatocratie.

La patrie de la « proximité de l’être » justifie par avance la répression contre tous ceux qui sont censés faire obstacle à cette proximité.

F Dastur nous propose une vision réductrice et simplifiée du nazisme.

Cela lui permet de nous faire croire qu’elle innocente Heidegger. En réalité elle nous met sur la voie d’une compréhension du « nazisme fondamental », qui est un projet bien plus ignoble et global qu’on ne l’imagine… ne serait-ce que, parce qu’à ses yeux, Auschwitz constitue une norme.

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4 commentaires

  1. Vous arriverez enfin à comprendre que c’est Heidegger qui dirige tout. Mais ç’aura été long. Je suis étonné qu’il ait fallu le détour de Françoise Dastur pour cela, elle qui ne fait que jouer le rôle d’une blanchisseuse de service. Croyez que je suis navré de le dire. Lisez l’appel de Heidegger aux Français pour faire l’histoire de l’Europe en collaboration avec les nazis dans l’annuaire de la ville de Fribourg en 1937, et vous comprendrez tout. Relisez ensuite Mein Kampf, ouvrage dans lequel Hitler parle du philosophe qui l’a formé et dont le journal nazi Der Alemanne et 1933 confirme que ce philosophe c’était bien Heidegger, relisez ensuite le cours sur De l’essence de la vérité donné en 1931-32 et vous aurez plus de documents qu’il n’en faut pour comprendre d’où est parti le nazisme et qui l’a dirigé. Dire qu’Heidegger était un philosophe est une insulte à la philosophie. C’était un idéologue utilisant la philosophie pour laisser croire que son mouvement avait un fondement métaphysique. Mais qui peut être dupe de ce stratagème? Heidegger lui-même a dit à plusieurs reprises qu’il n’y avait pas de philosophie de Heidegger, mais les Français sont sourds.
    Michel bel

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    Réponse de Skildy :

    Je ne me rallie toujours pas à votre interprétation. Le nazisme « n’est pas parti » de Heidegger. Ce dernier est monté dans le train en marche pour en produire la « grandeur interne » et la « magnificence ».

    Bien à vous,

    Skildy

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  2. Cher Skildy

    Je comprends votre réticence. Ce n’est qu’une question de point de départ mais le résultat est le même. Moi j’ai suivi l’itinéraire d’Heidegger depuis 1905. Faites comme moi, reprenez toute la chronologie et vous verrez bien si c’est l’intellectuel malin , vindicatif et ambitieux qui a créé le nazisme ou le péquenaud autrichien vaniteux comme un pou et con comme un balai. Ce dernier n’était capable que d’une chose: obéir à un maître plus grand que lui qu’il considérait comme porteur de la vérité éternelle. Ses déclarations dans les années vingt sont même citées par Kershaw mais personne ne veut écouter, même pas Kershaw. C’est incroyable tout de même! Je n’arrive pas à comprendre cette réticence à admettre la vérité. Qu’est-ce qui bloque? Je ne vois qu’une réponse: la méconnaissance des textes fondamentaux de Max Scheler, de Nietzsche, d’Heidegger, de Schiller, de Schelling et d’Hitler. Quand on les réunit, tout devient parfaitement clair. Mais il ne faut pas partir de 1927 qui n’est qu’une station. Il faut partir de 1905. Qu’a fait Heidegger de 1910 à 1927? Il me semble qu’il est important de se le demander et de chercher ce qui a bien pu se passer dans sa tête et dans sa vie.
    Bien à vous. Continuez vos analyses,
    michel bel

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  3. Bonjour!
    C’est pour moi une vraie blessure intellectuelle de constater que Heidegger fut et « est » un grand penseur du rang de Platon.Et, probablement d’une aussi grande fidélité aux pouvoirs de la cité que le fut Socrate qui accepta pour la cité son suicide. Je considère que la méditation de Heidegger sur la technique est absolument exceptionnelle. Ce n’est qu’un exemple peut être le plus accessible aux esprits médiocres qui ne peuvent se résoudre à ce qu’un grand penseur soit aussi un « petit prof sensible à la hiéarchie; et adhérent à l’idéologie nazi du moins officiellement pour un temps. Mais ce temps aussi bref soit il, n’est pas le plus important car comme l’enseigne Heidegger, qu’en est-il se son temps à lui et du nazisme??
    Par exemple: « les cahiers noirs sont toujours non publiés » en France, ce qui est une attaque contre la libre pensée. Ces cahiers révèlent son antisémitisme des plus ordinaires…. Remarquons avec sérénité, que beaucoup de philosophes comme Kant ou Hégel le furent. Faut il pour autant récuser leur vision du monde et de l’être humain. Quelle déception! Il n’y a pas de « Grand » homme sur notre terre! Rousseau auteur du « contrat social »abandonna ses enfants et Diderot et Voltaire ont cru eux aussi que le pouvoir de l’esprit dominerait le pouvoir politique ou règne la dictature du « on ». Et que dire de la perversité si ce n’est des perversions sexuelles de J.P Sartre qui manipula avec sa compagne une élève qui nous fit part dans un livre de sa terrible aventure.
    Mais que nos lecteurs ne se trompent pas: pour ceux qui tentent de penser et non de ré-agir c’est vraiment une souffrance qui surgit au plus profond de leur méditation. Je crois qu’il serait utile à certains de relire ou de lire la biographie que lui a consacré Georges Steiner: sa réflexion nous évite ou pourrait éviter à certains de se précipiter dans les tonneaux de la « haine » qui entravent la libre pensée sur une oeuvre considérable et qui a et marquera l’historial du xx°siècle.
    Merci pour votre blogue. Alain

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    1. Bonjour,

      Merci pour le commentaire.

      Voici un extrait d’un article décisif du philosophe berlinois Reinhardt Linde :

      Heidegger est le « Hitler de la pensée » (Martin Buber) dans la mesure où, chez lui, le mouvement de la pensée reprend les fonctions qui, chez Hitler, étaient assumées par la personnification antisémite. Et on veut dire par là que son concept d’ennemi avait pour fin quelque chose de plus principiel que la simple élimination de groupes d’individus (pseudo)définis. Le national-socialisme consistait à « diriger les instincts prédateurs de l’homme, qui s’exercent habituellement seulement contre les animaux, vers des objets internes à sa propre espèce, et à dresser tout un peuple, telle une meute de chiens, à traquer l’homme comme un gibier. Une fois que ces penchants meurtriers fondamentaux et permanents à l’égard des congénères ont été éveillés et même transformés en devoir, changer leur objet n’est plus qu’une formalité ». Sur ce point, l’antisémitisme nazi touche aux questions ultimes de vie ou de mort (Sebastian Haffner). Visiblement, Heidegger n’a pas « oublié » d’intégrer des scrupules éthiques contre la terreur et la tyrannie dans son conditionnement ek-statique de l’existence en faveur d’une « authenticité » d’appartenance à l’être, prête à la mort (voir Être et temps). Il avait l’intention de supprimer radicalement les ancrages éthiques de tout scrupule contre le meurtre, pour produire une disponibilité au meurtre en faveur de la cause mystiquement indéterminée et prétendument menacée du « peuple ». Il tenait pour nécessaire l’arbitraire extrêmement cruel avec lequel les membres sans défense de groupes sociaux tendanciellement innombrables étaient définis comme des proies. Avec eux, avec les « errants » et les « sans-sols », le peuple ne serait plus soudé, chaque individu ne resterait plus, par son appartenance assimilée, à la place qui lui a été affectée, ne se laisserait pas mettre dans le rang militaire, et ne donnerait pas sa vie sur le champ de bataille de l’histoire du monde pour des buts lointains.

      Voici l’adresse de l’article (communiquée par un autre correspondant) :

      Cliquer pour accéder à linde_fairefront.pdf

      Bien à vous,

      Bonjour,

      Merci pour le commentaire.

      Voici un extrait d’un article décisif du philosophe berlinois Reinhardt Linde :

      Heidegger est le « Hitler de la pensée » (Martin Buber) dans la mesure où, chez lui, le mouvement de la pensée reprend les fonctions qui, chez Hitler, étaient assumées par la personnification antisémite. Et on veut dire par là que son concept d’ennemi avait pour fin quelque chose de plus principiel que la simple élimination de groupes d’individus (pseudo)définis. Le national-socialisme consistait à « diriger les instincts prédateurs de l’homme, qui s’exercent habituellement seulement contre les animaux, vers des objets internes à sa propre espèce, et à dresser tout un peuple, telle une meute de chiens, à traquer l’homme comme un gibier. Une fois que ces penchants meurtriers fondamentaux et permanents à l’égard des congénères ont été éveillés et même transformés en devoir, changer leur objet n’est plus qu’une formalité ». Sur ce point, l’antisémitisme nazi touche aux questions ultimes de vie ou de mort (Sebastian Haffner). Visiblement, Heidegger n’a pas « oublié » d’intégrer des scrupules éthiques contre la terreur et la tyrannie dans son conditionnement ek-statique de l’existence en faveur d’une « authenticité » d’appartenance à l’être, prête à la mort (voir Être et temps). Il avait l’intention de supprimer radicalement les ancrages éthiques de tout scrupule contre le meurtre, pour produire une disponibilité au meurtre en faveur de la cause mystiquement indéterminée et prétendument menacée du « peuple ». Il tenait pour nécessaire l’arbitraire extrêmement cruel avec lequel les membres sans défense de groupes sociaux tendanciellement innombrables étaient définis comme des proies. Avec eux, avec les « errants » et les « sans-sols », le peuple ne serait plus soudé, chaque individu ne resterait plus, par son appartenance assimilée, à la place qui lui a été affectée, ne se laisserait pas mettre dans le rang militaire, et ne donnerait pas sa vie sur le champ de bataille de l’histoire du monde pour des buts lointains.

      Voici l’adresse de l’article (communiquée par un autre correspondant) :

      Cliquer pour accéder à linde_fairefront.pdf

      Bien à vous,

      Jean-Pierre Marchand

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