Heidegger, Arendt et la banalité du mal

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L’oeuvre d’Hannah Arendt est une des plus importantes du siècle écoulé autant par la profondeur de ses analyses que par les problématiques qu’elle a initiées. Et l’auteure, je crois, a bien su éviter d’enfermer ses propos dans une « philosophie politique ». Lire Hannah Arendt ne délivre pas des clés toutes prêtes à l’emploi mais requiert qu’on ressaisisse pour soi-même ce qui fait un rapport au monde attentif et responsable.

Si, par ailleurs, penser exige dans le même mouvement l’exercice de la critique, on peut en même temps reconnaître aux êtres privés le droit au secret, à la contradiction, au conflit.

Cela dit la manière dont je lis Heidegger – et j’attends d’être contesté ou de trouver de quoi, chez Heidegger lui-même, être en mesure d’avoir à formuler des « repentirs » – fait que je m’étonne d’un possible aveuglement d’Hannah Arendt.

Heidegger, en 1935, est un nazi radical et oeuvre en « langue ontologique » pour que le Reich passe de l’antisémitisme de faits divers ou d’actualité à un antisémitisme d’extermination.

On sait pourtant, bien qu’elle se doit éloignée de son amant Heidegger, qu’elle l’a soutenu pendant la période de « dénazification » et a renoué des liens.

Je n’ai rien à dire sur l’histoire personnelle d’autant plus que, d’une certaine manière, ce génie féminin du siècle disait quelque chose comme : « je suis vivante ».

Pourtant il me semble que, sans que cela compromettre en quoi que ce soit la portée des thèses arendtiennes fondamentales, il y a comme un zone d’interférence entre le conflit privé et l’expression publique de la pensée.

Son rapprochement d’Husserl, à une certaine époque, et de Karl Jaspers a été une manière de se distancer d’un Heidegger favorable à Hitler. Les malheurs qu’elle a connu, son exil, sa conscience de l’horreur du totalitarisme nazi donnent comme une leçon à Heidegger y compris dans le moment même où elle l’a défendu.

Mais je continue à m’étonner qu’elle n’ait pas davantage considérer le texte de Heidegger comme un élément à étudier permettant de mieux comprendre « l’esprit totalitaire ». C’est cohérent, dira-t-on, avec le fait qu’elle a défendu le professeur.

On ne peut pas cependant écarter l’hypothèse d’un effet du conflit privé sur l’histoire de certaines de ses formulations.

Sa thèse, que je considère personnellement pertinente, sur la banalité du mal a été autant mal comprise que rejetée par principe. J’en donne ici la formulation.

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« A l’heure actuelle, mon avis est que le mal n’est jamais « radical », qu’il est seulement extrême, et qu’il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il « défie la pensée », comme je l’ai dit, parce que la pensée essaie d’atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa « banalité ». Seul le bien a de la profondeur et peut être radical. »

Hannah Arendt, Correspondances croisée. (A Gershom Sholem). Arendt, Les Origines du totalitarisme… Quarto, Gallimard Paris 2002. Page 1358.

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Un des aspects de la thèse constitue aussi bien une critique de Heidegger, là où il se serait efforcé de dire la « grandeur interne » du mouvement nazi dont il a été un acteur, qu’une sorte d’absolution.

Ce serait bien dans le style d’Arendt de considérer Heidegger finalement comme ayant été toujours déjà un peu trop loin du monde. S’il y a un nazisme heideggérien il serait fait en partie d’illusion et de dénégation de cette « banalité du mal ». Là où Heidegger a cru voir un « tournant historial », un « commencement originaire », il n’y a eu finalement que la grisaille d’une machine de mort d’autant plus efficace qu’elle plongeait ses propres ingénieurs dans la monotonie et la banalité. D’une certaine manière Hannah Arendt dit qu’ il est plus facile de faire un « mal extrême » qu’un « bien radical ». Et c’est pourquoi le totalitarisme demeure une des plus graves menaces qui soient.

D’une autre manière cela me conforte dans la nécessité qu’on ne prenne pas cette banalité du mal, horrible par sa banalité même, pour une « magnificence » heideggérienne. Heidegger aurait-il entrevu cette banalité? N’aurait-il pas alors couru de manière tragi-comique après une magnificence impossible? Mais cela ne rend-t-il pas encore plus dangereuse l’illusion heideggérienne?

La ligne de « coc », ontologique ou non, avant le sale boulot…

Cela dit je crois que la relation personnelle, qui fut nimbée d’admiration pour le penseur,  a peut-être laissé d’autres traces. (Encore une fois telle est aussi la tragédie du nazisme : un grand professeur, brillantissime et charismatique, qui se rallie à Hitler… Je ne fais nullement le procès d’une relation personnelle).

La manière, par exemple, avec laquelle Hannah Arendt a abordé la question de l’absence de résistance significative des juifs n’a-t-elle pas fonctionné aussi comme une défense et une mise à distance de ses propres conflits?

Je crois, mais c’est à vérifier, qu’elle a évolué sur le sujet. En devenant peut-être un peu plus humble. Si elle fut une victime – la « juive de savoir », assimilée et rabaissée au rang de paria – et  réussit à survivre et à continuer de penser, et de quelle façon, elle fut aussi emportée dans la tourmente. Sa passion pour Heidegger ne pouvait être ni simple ni sans effet.


4 commentaires à Heidegger, Arendt et la banalité du mal

  1. Je ne connaissais pas cette conception d’Arendt sur le mal. Elle est d’autant plus intéréssante si on la met en perspective avec l’écrit de 1809 de Schelling sur la liberté humaine, qui lui, affirme totalement l’inverse.

    Rédigé par : Stéphane Domeracki | le 09/08/2007 à 21:46 | Répondre | Modifier
  2. Le mystère des « grandes intelligences » qui s’engagent dans des pensées ou des actes FOUS n’est un mystère que pour celui qui n’a pas appris la psychiatrie-psychanalyse et qui ignore ou néglige de surcroît la notion majeure de Para-psychose ou de Délires en secteurs.
    L’intelligence n’a strictement rien à voir avec les capacités de jugement Objectif et la Maturité Mentale. L’Intelligence avec un grand I n’est pas un effet de QI mais l’alliance de ces mêmes capacités cognitives avec une maturité psychique d’un Oedipe surmonté . Une structure Border Line ou Psychotique ou un aménagement Pervers de ces personnalités psychotiques ne peuvent assurer un équilibre de la pensée et des jugements. On néglige ce problème dans notre société humaine puisque la majorité de 80% de ses membres est affectée de cette pathologie latente de structures immatures. J’ai connu et je connais ainsi, nombre de hauts fonctionnaires, médecins, ingénieurs et représentants multicartes d’un commerce fort agréable a priori mais dont les « croyances » « convictions » et « raisonnements » laissent à penser qu’ils sont parfaitement cinglés…Un certain nombre décompense un jour ou l’autre mais l’absence de décompensation n’est pas un critère de santé absolu…
    Comme 20 % des humains seulement,sont grosso modo de vrais névrotiques oedipiens, on comprends mieux que cette majorité (qui se sent morveuse!)évite d’envisager la question brûlante…
    Madame Arendt et son « Martin » peuvent ainsi être les grands penseurs que l’on admet sans qu’on puisse accorder quelque confiance que ce soit à leur pensée.
    Ceci m’a bien aidé personnellement à surmonter la naïve admiration des « grosses têtes » dont on démasque si souvent les insuffisances crasseuses…
    Le « commun » lui, est séduit, impressiionné et tenté d’accorder foi à ce que des « Professseurs » lui disent; et c’est là, la Dangerosité de ces hautes personnalités…
    De nombreux Allemands, gens simples et de bonne volonté furent ainsi abusés…
    Rendez vous compte: une réflexion de concierge viennoise au jargon affreux qui dit que « ces SS et SA qui parlent un si bel Haut-Allemand ne peuvent être de vulgaires crétins et sont des gens cultivés en qui l’on doit pouvoir faire confiance… »
    Devons nous admettre qu’un fou abscon et abstrus comme « Martin » mérite notre foi?

    Rédigé par : Kritik | le 14/08/2007 à 17:13 | Répondre | Modifier
  3. J’ai omis de dire plus haut que cette « concierge viennoise » s’exprimait de cette façon lors de l’arrivée des Allemands (du Nord) en Autriche en mars 1938…Elle a pu changer d’avis quand les SS et SA Viennois, cette fois, commencèrent à mêler leur jargon obscène au port « élégant » de leurs uniformes et donnèrent alors une meilleure idée de l’ensemble du phénomène…Mais il était trop tard!…

    Rédigé par : Kritik | le 14/08/2007 à 17:40 | Répondre | Modifier
  4. L’embêtant c’est que la pensée d’annah arendt fait aussi l’objet d’un usage de justification idéologique au service de la lutte contre le Communisme assimilé au nazisme par le biais du concept de totalitarisme.

    Il y a en effet des points communs entre les deux système politiques totalitaires mais cela ne permet nullement de les identifier et c’est pas ce que voulait dire Anna Arendt.

    Pour « defendre » paradoxalement Anna Arendt, je ne suis pas certain qu’on puisse affirmer que le texte d’Heidegger même entendu comme nazisme soit l’éloge du totalitarisme, c’est en tout cas à développer.

    J’aime bien ce blog et les échanges qui y sont émis (même si parfois çà pete complétement les plombs mais bon c’est le net quoi) mais je ne suis pas sûr qu’il rendent toujours service à sa « cause » car je pense qu’a trop vouloir montrer et démontrer une thèse juste il en vient à distordre l’interprétation du texte heideggerien.

    « Lire heidegger en pensant à la croix gammée » désolé mais çà n’aide pas du tout à comprendre quoi que ce soit à son texte… (tout comme lire kierkegaard en pensant à la croix par ailleurs)

    Par contre faire appel aux connaissances en phénomènologie husserlienne et les mettre en perspective avec les développements heidegerriens et discerner l’influence d’autres « langages totalitaires » çà c’est intéressant.

    Je pense afin de clarifier un peu les choses qu’un retour méthodologique s’impose afin d’interroger de manière directe l’énoncé moral qui nous sert de base à savoir :

    « le nazisme c’est pas bien »

    comme tout le monde ici (enfin j’espère), j’adhère à cet énoncé mais il mérite d’être développé et problématisé surtout dans le cadre de la dénonciation du nazisme au sein du texte d’Heidegger qui se veut lui au delà de la question des valeurs et de la morale.

    ______________________

    Skildy :

    Ma réponse sera ici partielle et brève. Mais j’entends vos questions pour d’autres notes.

    A. Il y a un  jeu de ping-pong avec le « totalitarisme ».

    1 —> « Communisme et nazisme » même horreur. Et l’analogie sert évidemment à réprimer

    les subjectivités contestataires.

    2 —> Mais au prétexte qu’il y a là une opération assez grossière d’autres cherchent à contourner

    la difficulté. On élude l’histoire et on évite de poser clairement le problème de ce que pourrait être

    un mouvement social « auto-protégé » contre ses « penchants criminels », pour ne pas dire « penchants totalitaires ».

    B. Si Heidegger est nazi alors il est « totalitaire ». Ses textes sur l’Université sont très clairs de ce point de vue.

    C. Il y a plusieurs niveaux de déconstruction du nazisme de Heidegger. A propos de la croix gammée je suis convaincu qu’il la méditée comme une forme symbolique majeure. Ce qui est monstrueux. C’est une première étape vers une mise en perspective du texte. Kierkegaard, de même, avait profondément médité le symbole de la croix.

    A bientôt.

    Rédigé par : alec de vries | le 21/08/2007 à 15:22 | Répondre | Modifier

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4 commentaires

  1. Je ne connaissais pas cette conception d’Arendt sur le mal. Elle est d’autant plus intéréssante si on la met en perspective avec l’écrit de 1809 de Schelling sur la liberté humaine, qui lui, affirme totalement l’inverse.

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  2. Le mystère des « grandes intelligences » qui s’engagent dans des pensées ou des actes FOUS n’est un mystère que pour celui qui n’a pas appris la psychiatrie-psychanalyse et qui ignore ou néglige de surcroît la notion majeure de Para-psychose ou de Délires en secteurs.
    L’intelligence n’a strictement rien à voir avec les capacités de jugement Objectif et la Maturité Mentale. L’Intelligence avec un grand I n’est pas un effet de QI mais l’alliance de ces mêmes capacités cognitives avec une maturité psychique d’un Oedipe surmonté . Une structure Border Line ou Psychotique ou un aménagement Pervers de ces personnalités psychotiques ne peuvent assurer un équilibre de la pensée et des jugements. On néglige ce problème dans notre société humaine puisque la majorité de 80% de ses membres est affectée de cette pathologie latente de structures immatures. J’ai connu et je connais ainsi, nombre de hauts fonctionnaires, médecins, ingénieurs et représentants multicartes d’un commerce fort agréable a priori mais dont les « croyances » « convictions » et « raisonnements » laissent à penser qu’ils sont parfaitement cinglés…Un certain nombre décompense un jour ou l’autre mais l’absence de décompensation n’est pas un critère de santé absolu…
    Comme 20 % des humains seulement,sont grosso modo de vrais névrotiques oedipiens, on comprends mieux que cette majorité (qui se sent morveuse!)évite d’envisager la question brûlante…
    Madame Arendt et son « Martin » peuvent ainsi être les grands penseurs que l’on admet sans qu’on puisse accorder quelque confiance que ce soit à leur pensée.
    Ceci m’a bien aidé personnellement à surmonter la naïve admiration des « grosses têtes » dont on démasque si souvent les insuffisances crasseuses…
    Le « commun » lui, est séduit, impressiionné et tenté d’accorder foi à ce que des « Professseurs » lui disent; et c’est là, la Dangerosité de ces hautes personnalités…
    De nombreux Allemands, gens simples et de bonne volonté furent ainsi abusés…
    Rendez vous compte: une réflexion de concierge viennoise au jargon affreux qui dit que « ces SS et SA qui parlent un si bel Haut-Allemand ne peuvent être de vulgaires crétins et sont des gens cultivés en qui l’on doit pouvoir faire confiance… »
    Devons nous admettre qu’un fou abscon et abstrus comme « Martin » mérite notre foi?

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  3. J’ai omis de dire plus haut que cette « concierge viennoise » s’exprimait de cette façon lors de l’arrivée des Allemands (du Nord) en Autriche en mars 1938…Elle a pu changer d’avis quand les SS et SA Viennois, cette fois, commencèrent à mêler leur jargon obscène au port « élégant » de leurs uniformes et donnèrent alors une meilleure idée de l’ensemble du phénomène…Mais il était trop tard!…

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  4. L’embêtant c’est que la pensée d’annah arendt fait aussi l’objet d’un usage de justification idéologique au service de la lutte contre le Communisme assimilé au nazisme par le biais du concept de totalitarisme.

    Il y a en effet des points communs entre les deux système politiques totalitaires mais cela ne permet nullement de les identifier et c’est pas ce que voulait dire Anna Arendt.

    Pour « defendre » paradoxalement Anna Arendt, je ne suis pas certain qu’on puisse affirmer que le texte d’Heidegger même entendu comme nazisme soit l’éloge du totalitarisme, c’est en tout cas à développer.

    J’aime bien ce blog et les échanges qui y sont émis (même si parfois çà pete complétement les plombs mais bon c’est le net quoi) mais je ne suis pas sûr qu’il rendent toujours service à sa « cause » car je pense qu’a trop vouloir montrer et démontrer une thèse juste il en vient à distordre l’interprétation du texte heideggerien.

    « Lire heidegger en pensant à la croix gammée » désolé mais çà n’aide pas du tout à comprendre quoi que ce soit à son texte… (tout comme lire kierkegaard en pensant à la croix par ailleurs)

    Par contre faire appel aux connaissances en phénomènologie husserlienne et les mettre en perspective avec les développements heidegerriens et discerner l’influence d’autres « langages totalitaires » çà c’est intéressant.

    Je pense afin de clarifier un peu les choses qu’un retour méthodologique s’impose afin d’interroger de manière directe l’énoncé moral qui nous sert de base à savoir :

    « le nazisme c’est pas bien »

    comme tout le monde ici (enfin j’espère), j’adhère à cet énoncé mais il mérite d’être développé et problématisé surtout dans le cadre de la dénonciation du nazisme au sein du texte d’Heidegger qui se veut lui au delà de la question des valeurs et de la morale.

    ______________________

    Skildy :

    Ma réponse sera ici partielle et brève. Mais j’entends vos questions pour d’autres notes.

    A. Il y a un  jeu de ping-pong avec le « totalitarisme ».

    1 —> « Communisme et nazisme » même horreur. Et l’analogie sert évidemment à réprimer

    les subjectivités contestataires.

    2 —> Mais au prétexte qu’il y a là une opération assez grossière d’autres cherchent à contourner

    la difficulté. On élude l’histoire et on évite de poser clairement le problème de ce que pourrait être

    un mouvement social « auto-protégé » contre ses « penchants criminels », pour ne pas dire « penchants totalitaires ».

    B. Si Heidegger est nazi alors il est « totalitaire ». Ses textes sur l’Université sont très clairs de ce point de vue.

    C. Il y a plusieurs niveaux de déconstruction du nazisme de Heidegger. A propos de la croix gammée je suis convaincu qu’il la méditée comme une forme symbolique majeure. Ce qui est monstrueux. C’est une première étape vers une mise en perspective du texte. Kierkegaard, de même, avait profondément médité le symbole de la croix.

    A bientôt.

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