BREVE DE PENSEE 110406

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Auschwitz est … ce lieu où l’état d’exception coïncide parfaitement avec la règle, où la situation extrême devient le paradigme même du quotidien. Or c’est bien cette tendance paradoxale à se changer en son contraire qui rend la situation limite intéressante. Tant que l’état d’exception et la situation normale se trouvent – comme c’est généralement le cas – maintenus séparés dans l’espace et le temps, ils demeurent, même s’ils se nourrissent secrètement l’un de l’autre, opaques. Mais, aussitôt qu’ils montrent ouvertement leur connivence – comme il arrive chaque jour davantage -, ils s’éclairent l’un l’autre pour ainsi dire de l’intérieur. Seulement cela veut dire que la situation extrême ne saurait désormais faire office de critère discriminant, comme c’est encore le cas chez Bettelheim, et que sa leçon est plutôt celle de l’immanence absolue, du « tout qui est dans tout ». En ce sens, on peut définir la philosophie comme le monde vu depuis une situation extrême qui est devenue la règle (selon certains philosophes, le nom de cette situation extrême est Dieu).

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Georgio Agamben

3 commentaires

  1. Ce texte de Agamben me paraît reposer sur un certain nombre de confusions, ce dont à mon sens la conclusion atteste déjà : « sa leçon est plutôt celle de l’immanence absolue, du « tout qui est dans tout » ». En lisant ce genre de propos on a envie de rajouter « et réciproquement »…
    Qu’est-ce à dire ? Qu’à Auschwitz le quotidien se révèle pour ce qu’il est, à savoir en soi génocidaire ? On peut argumenter en ce sens, et dire qu’une logique propre à notre civilisation conduit à Auschwitz. C’est une approche respectable, mais qui suppose justement que tout ne soit justement pas dans tout, même si on pense des continuités : sinon on en vient à dire que les codes barres sont une autre version des tatouages de « Häftlings »,puisque tout est dans tout…j’avoue que ce genre de pratique de l’amalgame me fait détester jusqu’au slogan « CRS SS », même si je n’ai guère d’affection pour ce type de matraqueurs.
    Conceptuellement il y a à mon sens erreur à rabattre l’une sur l’autre situation d’exception et situation extrême et à les opposer à la règle. Une situation d’exception n’est pas forcément une situation extrême, elle peut tout simplement n’avoir pas été prévue par la loi : elle est alors rare, unique, sans nécessairement être extrême. Ensuite une situation extrême peut bien être réglée : pensons aux sociétés humaines vivant dans des conditions extrêmes justement, mais qui n’en sont pas pour autant moins réglées, au contraire.
    Auschwitz s’oppose donc au « normal », à savoir au minimum d’humanité dont on a l’habitude en société. Ce n’est pas pour autant un monde sans organisation, sans règles et habitudes, même si ces règles et habitudes signifient le règne de l’arbitraire pour ceux qui ont à les subir.
    On peut donc qualifier Auschwitz de situation exceptionnelle mais durable, et donc organisée, où l’arbitraire et l’inhumanité ont été élevés au rang de système en vue d’une extermination.
    J’ai le plus grand mal à qualifier le nom de cette « situation extrême qui est devenue la régle » du nom de Dieu. Je ne suis pas par ailleurs certain qu’il faille avant tout et obligatoirement se placer de ce point de vue pour penser, je pense surtout qu’il faudrait bien penser pour approcher avec pudeur cet acte là.
    A chacun de prendre la responsabilité de l’usage qu’il fait des figures de style…
    mais il aurait pu ici s’en passer.
    Yvon Er.

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  2. Je crois qu’il faut distinguer entre Auschwitz en tant que camp et Auschwitz en tant que paradigme.
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    1- Le « tout qui est dans tout » s’applique précisément au camp. Exemple : la coexistence du réglé le plus tâtillon et de l’arbitraire le plus total.
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    2- Le paradigme concerne davantage les « démocraties dévoyées » (comment les appeler?) au regard du fait qu’elles tendent à faire de l’état d’exception la règle. Il ne faut pas mettre sur le même plan le fait et sa fonction paradigmatique.
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    Le « tout est dans tout » permet à mon avis de caractèriser l’horreur de l’enfer terrestre qu’a été Auschwitz.
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    Bien sûr que les CRS ne sont pas des SS. Mais la tentative de passage en force du CPE, qui contrevenait même, à droite, à la recommandation de Fillon à propos de la concertation sociale, relève bien à mon avis du « tendanciel ».
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    Il serait intéressant, du reste, d’analyser le discours sur la précarité, le chômage, la délocalisation, la globalisation comme forme de légitimation sociale de « l’état d’exception permanent ». Dire que cela tend à se conformer à Auschwitz ne fait pas des sociétés actuelles de simples répliques du camp. La tendance n’est pas l’identité.

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  3. Cher Skildy,
    le problème est peut-être justement qu’il faudrait parfois cesser de considérer Auschwitz comme un « paradigme », en ajoutant la louche du pathos qui va en général avec ce type de considération (ce dont je ne vous accuse pas bien sûr), pour pouvoir étudier le camp réel. A force de ne voir en Auschwitz qu’un symbole, le symbole finit parfois par recouvrir le fait, qui doit d’abord être étudié pour lui même avant d’en tirer de grandes considérations millénaristes.
    En ce sens dire que « tout est dans tout » parce qu’il y a une collusion du tatillon et de l’arbitraire me paraît malheureux et par trop « ontologique »-dénué de sens en fait.
    Je ne suis pas par ailleurs sûr que G. Agamben ait interprété cette phrase comme vous le faites ici : par la notion d' »immanence abolue », il s’agit officiellement de dire que la situation extrême ne peut servir de discriminant, position que Agamben attribue à Bettelheim. Ce faisant je pense qu’il rabat l’une sur l’autre des situations qui, si elles peuvent être comparées, doivent absolument être différenciées.
    Le but de mon intervention était par ailleurs de marquer la distinction entre situation extrême et situation d’exception, et si il y a un tort des politiques récentes en la matière, ce tort a sans doute bien consisté en l’instauration et surtout le maintien de l’état d’urgence (d’exception) dans une situation insuffisamment extrême pour le justifier.
    Parler de tendance n’est en effet pas parler d’identité (ce qui reste insuffisamment clair chez Agamben, il faut bien jouer à se faire peur), mais il faudrait ajouter qu’il y a de la marge et que Sarkozy, quoiqu’on en pense, n’est pas encore Goebbels.
    Votre,
    Yvon Er.

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