Hors-série Heidegger du Magazine Littéraire – Impressions de lecture

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Martin Heidegger, les chemins d’une pensée. Hors-série du Magazine Littéraire – Mars-Avril 2006.

Impressions de lecture.

1. Nous n’en finirons, je l’espère, jamais : on ne peut évoquer Heidegger sans faire l’économie de la question de son nazisme, de ce que j’appelle, comme question, son nazisme intrinsèque. Remarquons tout de suite que « Heidegger » c’est aussi un marché du livre, des carrières universitaires, des traductions, des commentaires etc. Selon la « conviction intime » du lecteur – mais qu’est-ce qu’une « conviction intime » et que nous apprend-elle sur nous-mêmes? – Heidegger sera « consommé » tantôt comme résistant spirituel au nazisme, tantôt comme nazi radical, tantôt comme antisémite ordinaire, tantôt comme exempt de tout « racisme » etc. La multiplicité des interprétations et des « évaluations » ménagent ainsi la multiplicité des entrées sur le « marché Heidegger ».

2. Le pire, peut-être, c’est cette sorte d’académisme paradoxal issu de ce qui est peut-être une spécialité française  à savoir la « philosophie universitaire non universitaire et peut-être même non philosophique »… Lisons Jean Michel Palmier : « … lorsqu’on demandait à Heidegger comment il imaginait le destin de sa pensée, il répondait en souriant et avec une admirable fierté : « On ne me comprendra que dans quelques siècles. » Nul doute que si le mot de « philosophie » y a encore un sens, il y occupera une place aussi fondamentale que celle de Platon ou de Hegel ». C’est étrange et inquiétant cette façon de mettre en perspective un auteur en fonction des « figures de cire » du musée des Idées. Vive la philosophie, naturellement, mais est-ce ici la meilleure façon de la servir? La méthode de momification de Palmier est radicale. A propos des polémiques suscitées par l’engagement nazi de Heidegger voici ce qu’il écrivait en 1986 : « Ces polémiques empoisonnent littéralement toute approche de son oeuvre. Elles ont commencé très tôt : dans les Temps Modernes dès 1946 et 1947, avec Maurice de Gandillac, Karl Löwith, Eric Weil. Elles s’intensifient avec la publication par Jean-Pierre Faye, dans la revue Médiations en 1961, de certains de ses discours. Elles s’enrichissent de toutes sortes de calomnies diverses et rocambolesques – Heidegger antisémite, Heidegger enseignant en uniforme de SA, Heidegger interdisant l’accès de la bibliothèque de l’université de Fribourg à son ancien maître Husserl-, jusqu’à ce que François Fédier réponde aux plus récentes de ces attaques…  » Cela définit très bien ce que j’appellerais la kitsh-philo. Pas touche à la figure de cire! Pas touche à la momie!

3. Comment en effet, et quand bien même le cercle des lecteurs de philosophie est-il particulièrement étroit, rester aussi « scolaire » face à la question que pose le parcours de Heidegger? Palmier lave blanc en anticipant sur le travail de l’histoire. C’est déjà Platon et Hegel, rien de moins. Ce qui me semble poser le plus de questions est bien que ce qui est « vendu »  à l’instar de Platon et de Hegel, à savoir le plus grand philosophe du 20°siècle, est non seulement « occidental », « euro-allemand » mais a au minimum aidé l’hitlérisme à s’installer dans l’université, au maximum introduit le nazisme dans la philosophie! Comment se fait-il que cela ne semble pas requérir le fameux esprit critique de la philosophie? Comment ne pas voir que la validité même de la notion de grand philosophe (occidental) apparaît d’autant plus problématique qu’ elle est affirmée pouvoir s’appliquer à un « scribe » dont la « pensée politique » est aussi trouble et inquiétante? En ce sens je serais demandeur d’une véritable « mise à plat » de la question de la politique heideggerienne. Et cela devrait être une oeuvre collégiale réalisée par des auteurs qui, tout en étant ouverts à la nuance et à la complexité, ne seraient pas motivés par une quelconque volonté de minimisation ou d’occultation. C’est là-dessus que se joue en partie l’avenir de la philosophie et non dans la construction d’une figure de cire. C’est lamentable que des auteurs ayant « pignon sur rue » se contentent de faire allégeance à une telle figure.

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12 commentaires à Hors-série Heidegger du Magazine Littéraire – Impressions de lecture

  1. Bonjour Monsieur Skildy,

    Tout à fait d’accord avec vous, il faut bousculer la philosophie de peur qu’elle ne se momifie comme elle a tendance à le faire. J’ai bien ri en lisant ce que Heidegger répondait à ceux qui lui demandaient comment il voyait sa philosophie dans l’avenir. J’ai appelé ailleurs Heide le Trissotin de la philo. Je persiste et signe: comme boursouflure de l’Etre (le sien, bien sûr, d’ailleurs il n’en connaissait pas d’autre, cela s’appelle de l’Autisme!), on ne fait pas mieux. Le Précieux ridicule de la philosophie ou encore mieux, son Monsieur Jourdain! Je viens de lire (autresespaces.blogspot.com)les réponses de Günther Anders aux questions qu’on lui pose à propos de la concrétude de la pensée de Heide, et je trouve vraiment ses réponses délicieuses. Il rappelle une discussion qu’il a eue à Marbourg avec Heidegger vers 1926 qui a vite « pris un tour violent » et pour cause: Günther reprochait à Heide son incapacité de voyager, son immobilisme total, comme rivé à son terroir non comme un animal, dit Günther, mais comme un végétal. Extra. J’ai toujours senti chez Heide ce côté cul-terreux (et faux-cul aussi!)et Günther raconte combien Heide était ravi de retrouver sa chère Forêt-Noire quand il eut fini ses cours à Marbourg. Et il continue: « … j’insistai sur le fait qu’une telle anthropologie de l’enracinement pouvait avoir des conséquences politiques du plus mauvais augure. On sait que Heidegger a effectivement très vite été sujet à des tendances politiques réactionnaires ». Il faut lire la suite, sa présence dans la fameuse Hütte de Todtnauberg le jour où les Heidegger ont pendu la crémaillère. Günther raconte combien Heide le méprisait et combien il était mécontent que Günther, un juif, était capable de faire le poirier durant plus de 5 minutes: « Que quelqu’un comme moi sache faire le poirier et tienne même plus longtemps que ses élèves favoris, tous grands et blonds, voilà qui mettait à mal ses préjugés, pas très éloignés du « Blut und Boden ». Et enfin, comment au petit matin, ils sont retournés à pied à Fribourg, Günther dévalant la pente main dans la main avec Madame Heidegger qui lui demanda pourquoi il n’adhérerait pas au mouvement national-socialiste, et Günther lui répondant: « Regardez-moi donc! dis-je, et vous verrez que je suis de ceux que vous voulez exclure. Je dis seulement « exclure » car naturellement, il ne pouvait pas encore être question de dire « avilir », encore moins « liquider ». Il est vraiment adorable, ce Günther. Sa description concrète de ces scènes en dit bien plus sur Heide et son racisme de profond rural que toutes les exégèses philosophiques. Günther a raison: il faut bousculer la philosophie en lui demandait des comptes sur ce qu’elle prétend dire sur la réalité des êtres et des choses. Et vous avez aussi raison d’exiger à ce qu’on ne fasse pas des philosophes des « figures » de cire »: quelle horreur existentiale!
    Bien cordialement
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 12/03/2006 à 18:13 | Répondre | Modifier
  2. Est-ce dans l’affairement de la pensée que l’on reconnaît le penseur ? C’est curieux qu’un petit bonhomme saumâtre puisse autant provoquer de monomanie et d’exaltation. Au fond, il y aurait comme une ligne de démarcation avec chez les uns le besoin d’une sacralisation du style : « Seul un grand penseur peut (encore) nous sauver » et chez les autres, une sorte de remake du crépuscule des idoles.
    Le siècle sera deleuzien aurait dit Foucault, ces gens avaient au moins de l’humour. Le dit Deleuze aurait eu cette phrase : « si vous rentrez dans le rêve de quelqu’un vous êtes foutu »
    Cette phrase devrait s’appliquer au mode onirique ou cauchemardesque véhiculé par le lieu dit Heidegger. En regardant des photos et en s’arrêtant simplement à l’expression des visages entre un Heidegger et un Gille qui n’arrêtait pas de le faire (le Gille)… il n’y a bien sûr pas photo

    Gérard HEIM

    « L’être de l’étant s’étend dans l’étendue du souci soucieux dans une dotation en devenir de l’être » Chantal Goya, traduction Jean Jacques Debout (ou assis, selon).

    Rédigé par : Gérard HEIM | le 12/03/2006 à 18:43 | Répondre | Modifier
  3. «Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La consolation ? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne peux vous répondre qu’une autre qu’une chose : par principe, connais pas. Mon principe est : s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous sommes mis, alors il faut le faire. »

    GûntherAnders « Et si je suis désespéré, que voulez –vous que j’y fasse ? »

    La lecture d’Anders sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger me paraît présenter bien plus d’intérêts qu’une traque d’un nazisme philosophique, mais enfin « chacun voit la croix gammée à sa porte ». Bien sûr, c’est une opinion que je partage exclusivement avec moi-même, ce qui m’évite quelques désagréments mais n’exclut pas (justement) une certaine désespérance. Avant d’être « être pour la mort », ne nous devons nous pas d’être d’abord « étant pour la vie », ce qui nous renvoie à ce que l’on ferait d’elle et ce qu’en aurait fait le dit Martin.

    Gérard HEIM

    Rédigé par : Gérard HEIM | le 12/03/2006 à 19:14 | Répondre | Modifier
  4. Bonsoir Monsieur Heim,

    Permettez-moi de vous poser juste une petite question: c’est quoi LA vie? Moi, je ne connais que des êtres vivants. Ce que Günther écrit précisément de Heidegger, c’est qu’il n’avait pas le sens des vivants. Il suffit de voir ce que Heidegger avait fait de l’oeuvre du précurseur de l’éthologie, Von Uexkühl: en l’assimilant à sa pensée essentialiste, il est passé à côté de la vraie phénoménologie de l’éthologiste, celle qui s’intéresse aux comportementx concrets des êtres vivants. Comment peut-on imaginer un ensemble comme celui du « On »: c’est quoi cet affreux concept, inhumain, atroce, qui range les êtres humains dans une catégorie telle qu’ils perdent, littéralement, leur vie réelle et n’acquièrent plus que celle d’un numéro. Ca ne vous dit rien? Moi, ça me fait hurler!
    Cordialement
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 12/03/2006 à 20:14 | Répondre | Modifier
  5. Il me semble que ce « on » fut réfuté par Heidegger, mais peut-être suis-je dans l’erreur ?
    A la formulation heideggérienne de l’être pour la mort qui pourrait renvoyé à cette boutade « y a-t-il une vie avant la mort ?», j’ai choisi d’utiliser une formule inversée de l’étant pour la vie en ce qui touchait aux existants. La dilution de toute anthropologie chez Heidegger me semble avoir eu comme conséquences de produire surtout de l’impenser avec un Ereignis vidé de toutes substances

    Rédigé par : Gérard HEIM | le 13/03/2006 à 00:01 | Répondre | Modifier
  6. Cher monsieur Heim,
    je vous remercie de votre souhait d’apporter un peu de distance dans le débat, même si pour ma part j’ai du mal à penser que le nazisme de Heidegger pourrait ne pas être un problème pour ceux qui s’intéressent à sa pensée, et le déni des heideggériens français est pour le moins problématique à cet égard.
    Pour le « on » : Heidegger critique bien la « publicité » (drôle de traduction pour « Öffentlichkeit », mais laissons là Emmanuel Martineau), le « bavardage », etc., mais il faut voir dans quelle optique il le fait : il dit ainsi à la fin du passage sur le on que ce qu’il faut c’est un changement dans la structure du « on », ce qui rend difficile les lectures « individualistes » du Dasein.
    Sans aller jusqu’au § 74 sur l’historicité, la prose heideggérienne fait entendre un son souvent bien étrange, comme lors du passage sur « l’absence croissante de sol » vers laquelle le Dasein est de plus en plus entraîné sous la protection de la médiocrité (fin du § 35), ou lorsqu’au § 38 il condamne l’idée que la compréhension des cultures les plus étrangères et la « synthèse » avec celles-ci constitue une voie possible.
    La condamnation heideggérienne du « on » ne saurait ainsi s’identifier à une simple critique de la « foule » ou de l’oubli du penser par soi-même. Elle se place d’emblée dans un réseau d’échos et un pathos qui renvoie bien plutôt à des lieux communs de la pensée réactionnaire et fachisante des années 20, telle qu’elle était alors très banale dans le milieu universitaire, de manière générale très hostile à la république de Weimar.
    Avec mes salutations,
    Yvon Er.

    Rédigé par : Yvon Er | le 13/03/2006 à 18:03 | Répondre | Modifier
  7. Bonsoir monsieur Er,

    Permettez-moi de faire un petit commentaire à propos de votre dernier message. Vous savez que j’ai passé pas mal de temps à faire de l’éthologie. Et je sais aussi que vous n’êtes pas choqué que je puisse parfois faire des remarques d’éthologie humaine. Qu’est-ce que c’est qu’un regard d’éthologiste? C’est un regard qui tient avant tout à comprendre un être humain, concrètement justement (voir les reproches d’Anders à Heidegger), c.à.d. en rapport avec l’environnement qu’il s’est donné. Or, comme Anders, je suis frappé de l’étroitesse de l’espace physique, professionnel et culturel dans lequel, finalement, Heidegger a passé sa vie. Ce n’est pas un reproche, de ma part, bien entendu. Seulement voilà, cet homme avait par ailleurs une forte estimation de soi. Celle-ci s’est traduite, en particulier, par la conviction que sa pensée, qu’il situait dans le champ philosophique, parce qu’elle était d’ordre philosophique, lui permettait de comprendre les choses mieux que ceux qui pratiquaient d’autres approches. Sans doute cette conviction était-elle alimentée aussi par une sorte d’habitus intellectuel allemand très fort selon lequel la philosophie était la discipline la plus à même de saisir dans sa généralité la condition humaine. Ces trois éléments, une expérience de vie limitée, une bonne dose de suffisance et la croyance en la capacité de la philosophie à rendre compte du monde mieux qu’aucune autre discipline l’ont littéralement piégé. Dans un contexte historique différent, moins tragique, on pourrait aisément rire, sans arrière-pensée, de ses côtés de parvenu provincial (et un certain nombre des gens qui l’ont côtoyé n’ont pas manqué de le faire). Mais, son manque de discernement, voire son aveuglement, lié à des habitudes de vie très étroites (Anders lui reproche de ne pas voyager, de faire de l’enracinement une philosophie, alors que cela lui apparaissait comme une invalidité chez quelqu’un qui prétendait voir loin!), à des préjugés très communs (fierté nationale, néo- et xénophobie, culte du chef)et au contentement du parvenu (ceci se voit de façon évidente, pour moi en tous les cas, sur certaines des photos de Heidegger) a fait qu’il est devenu, pour ainsi dire à son insu, un souteneur du régime nazi. Le berger de l’être est resté prisonnier de sa caverne dans laquelle il pouvait planer, par la pensée, à loisir et se donner les satisfactions imaginaires des visionnaires qui ne voient rien.
    Bien cordialement
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 14/03/2006 à 21:29 | Répondre | Modifier
  8. Cher monsieur Misslin,
    je partage plutôt votre analyse, à ceci près que je ne suis pas d’accord pour dire que Heidegger est devenu « pour ainsi dire à son insu » un « souteneur » (sic., vous avez sans doute dit juste…) du régime nazi.
    Quand on prononce des discours radiodiffusés en soutien à la politique hitlérienne, quand on enseigne de manière répétée une philosophie comme celle qu’il a enseignée dans les années 30, on sait ce que l’on fait, surtout si par la suite, après-guerre, on prend bien soin de réécrire et de censurer ses textes.
    Ce qui ne signifie pas bien entendu que les ressorts de ces décisions soient bien conscients, mais c’est une autre question.
    Bien cordialement,
    Yvon Er.

    Rédigé par : Yvon Er | le 17/03/2006 à 16:07 | Répondre | Modifier
  9. Bonjour Monsieur Er,

    J’aurais beaucoup (trop) de choses à écrire concernant à la fois l’origine de nos décisions et engagements ainsi que nos capacités d’anticipation.
    J’ai lu hier, sur le net, « Les chemins de Heidegger » de HG Gadamer et j’y ai trouvé des réflexions qui m’ont très intéressé. En particulier, Gadamer décrit le moment où Heidegger, après son SuZ, découvre Kant. Voici ce qu’il écrit: »Et il découvre précisément chez Kant ce que le néo-kantisme et son élaboration phénoménologique avaient recouvert: la dépendance en regard de ce qui est donné. C’est justement parce que le Dasein humain n’est pas un libre projet de soi, qu’il n’est pas une réalisation de soi par l’esprit, mais un être-pour-la-mort, c.à.d. essentiellement fini, que Heidegger peut reconnaître dans la doctrine kantienne de la coopération de l’intuition et de l’entendement et dans la limitation de l’usage de l’entendement aux limites de l’expérience possible une anticipation de ses propres intuitions… » Et Gadamer note plus loin que Heidegger a plus tard « fortement déterminé la place de la philosophie kantienne dans le sens de l’oubli de l’être. » J’ai envie d’écrire, une déception de plus, c’est bien dommage, car si Kant avait pu être un « chemin » pour lui, peut-être cela l’aurait empêché de faire sa « grosse bêtise ». Enfin, quelques pages plus loin, en abordant la partie qui m’a le plus intéressé, à savoir: « La dimension religieuse », Gadamer cite un mot de Heidegger écrit à Löwith (1921):  » Je suis un théologien chrétien ». Et le même Gadamer d’écrire que Heidegger « voulait s’en prendre à la chrétienté seulement prétendue de la théologie contemporaine et s’attaquer à la tâche réelle de la philosophie qui était de « trouver la parole qui soit capable d’appeler à la foi et de maintenir dans la foi » (mots que je l’ai entendu prononcer lors d’une discussion théologique en 1924). » Je trouve dans ce texte de Gadamer une sorte de confirmation de l’intuition que j’ai depuis longtemps qu’avec Heidegger on n’a pas affaire à un penseur, dans le sens classique du terme, mais à un fondateur religieux du genre Saint Paul ou Luther. Cet étrange et lancinant leitmotiv (j’ai envie d’écrire « leidmotiv)de « l’oubli de l’être » qui traverse de part en part son oeuvre m’apparaît comme l’expression presque pathétique d’une âme en peine, comme on dit familièrement. Gadamer, toujours dans le même texte écrit: » …la direction de la pensée heideggérienne se trouve maintenue avec une persévérance qui tient presque de la monomanie. » (j’adore le « presque »: mais Gadamer est très gentil pour Heidegger, pourquoi pas?)et il ajoute un peu plus loin cette phrase qui fait spécialement tilt dans mon cerveau: « La manière dont Heidegger a entrepris de penser ce « là » (« da » dans dasein)est la longue histoire d’une souffrance au nom d’une passion philosophique ». J’avoue que cette manière compréhensive de parler de l’oeuvre et de l’homme Heidegger m’instruit beaucoup. Il a cette phrase étonnante: « Or, derrière tout cela, on flaire toujours une espèce de théologie secrète du dieu caché. » Et si Hitler avait été pout Heide, ne serait-ce qu’un temps, ce dieu-là, c.à.d cet être en chair et en os capable de lui apporter enfin un breuvage susceptible d’apaiser sa soif de foi? Et si beaucoup de fervents admirateurs de Heidegger trouvaient dans son oeuvre précisément les éléments d’une quête religieuse bien plus que celle d’une philosophie? Les voies du Seigneur ne sont-elles pas impénétrables? Tiens, je devrais plutôt écrire les « chemins », vous ne trouvez pas?
    Bien amicalement
    R. Misslin

    Rédigé par : Misslin René | le 18/03/2006 à 15:29 | Répondre | Modifier
  10. Cher monsieur Misslin,
    si je serais volontiers très critique à l’égard et de Saint Paul et de Luther, je n’irais néanmoins jamais jusqu’à dire que Heidegger fut un fondateur de religion au sens où il le furent, même si j’admets qu’il y a une dimension cultuelle dans la philosophie heideggérienne, une fascination pour le sacrifice, etc. Mais le sacrifice heideggérien n’a rien à voir avec celui, refusé par Dieu, selon le texte biblique, d’Isaac par son père. Comme on l’a signalé ailleurs, Heidegger a commis au contraire bien des paricides, quant à l’holocauste qui a eu lieu dans les temps qui furent les siens…on sait qu’il n’y eu pas là d’intervention heideggérienne appelant à la grâce, ce qui rapproche sûrement plus le culte heideggérien de Wotan que du Dieu d’Isaac et de Jacob, tant détesté par ce monsieur. Plus j’avance et plus je pense au contraire que la vision de Heidegger par Hugo Ott, comme « catholique renégat », est juste. Cela explique son indéniable dépendance intellectuelle vis à vis d’une certaine tradition théologique, sa sécularisation de concepts chrétiens, la dimension d’appel de son oeuvre, etc.
    Par contre, comme je l’ai plus ou moins laissé entendre, plus de dimension morale…
    Si il fut un « théologien chrétien », c’est au début de sa carrière, après comme l’a vu Lévinas il était plus près des « autres dieux ».
    Vous avez vu juste avec Gadamer. Pour le coup il fut bien très gentil avec Heidegger, puisque cet habile fachiste fit partie de ceux qui recyclèrent le grand teuton après guerre.
    Je ne pense pas que la lecture de Kant, qu’ils ont pratiqué avec intensité, ait pu jamais suffire à sauver ces deux là…
    Bien amicalement,
    Yvon Er.

    Rédigé par : Yvon Er | le 19/03/2006 à 21:27 | Répondre | Modifier
  11. PS…
    pour ce qui est de l’influence éventuelle de Heidegger sur Hitler, il semble bien qu’il ait voulu en avoir une puisque si on en croît les documents cités par Emmanuel Faye il a voulu se faire nommer à Münich pour se rapprocher du Führer. M. Faye a par ailleurs formulé l’hypothèse, en précisant bien qu’il s’agissait d’une hypothèse, que Heidegger aurait écrit certains discours de Hitler, ce au vu de certaines similarités stylistiques ponctuelles.
    Pour ce qui est des hypothèses de Michel Bel, elles sont comme on l’a dit pour le moins spéculatives, mais ont le mérite de poser la question de l’influence politique réelle de Heidegger, de sa participation à des cercles ésotérico-trucmuche qui ont eu leur importance dans le nazisme. Mais on a là du mal à avoir des preuves.
    Par contre l’hypothèse de M. Faye se tient, quand on pense au nombre des intellectuels qui écrivent des discours d’hommes politiques (parfois différents…), il n’y a rien de trop audacieux à penser que ce fut le cas de Heidegger, ce qui n’en fait pas l’éminence grise du régime.
    Pour ce qui est de la soif de certitudes de Hitler, il l’avait déjà avant de la rationaliser, et d’autres théoriciens du nazisme, Rosenberg par exemple, hurlaient plus fort que Heidegger, qui a par contraste excellé dans l’euphémisation avant et après le troisième Reich, ce qui à mon avis constitue son danger véritable, plus grand à mon sens que l’influence qu’il a pu avoir de 33 à 45, qui dans le monde académique au moins ne fut pas négligeable si elle fut et reste méprisable.
    Pour ce qui est du Dieu caché, que dire ? Que c’est sans doute le Dieu de ceux qui ne veulent pas avouer qu’ils obéissent à leurs pulsions et préfèrent de ce fait en référer à une instance à l’autorité fondante et infondée. Mais son retrait recouvre à mon sens la dissimulation de passions bien humaines.
    J’ose espérer que les heideggériens sont moins nombreux que je le pense à entendre l’appel du « dieu à venir », sachant que ce que vous nommez une « théologie du dieu caché » est de celles qui exigent la soumission et le sacrifice humain.
    Salutations,
    Yvon Er.

    Rédigé par : Yvon Er | le 19/03/2006 à 22:43 | Répondre | Modifier
  12. Bonjour Monsieur Er,

    J’ai éclaté de rire en lisant ce que vous écrivez à propos de « ceux qui ne veulent pas avouer qu’ils obéissent à leurs pulsions et préfèrent de ce fait en référer à une instance fondante et infondée »: c’est très bon ce que vous écrivez là (« da »!!!). Sans vouloir exagérer l’expression de ma passion anticléricale, je ne peux pas m’empêcher de penser que les années que Heide a passées chez les bons pères lui ont bien appris à dissimuler ses passions, puisque par définition, l’éducation religieuse, c’est cela. Ca lui aura bien servi à ce tartuffe nationaliste de se cacher derrière sa pseudo-mystique de l’être. « Mais non, regardez-moi donc, je n’affirme rien de positif sur l’être, car en parlant je ne fais que révéler l’être qui cependant toujours se dérobe. » C’est drôle, mais je viens de lire dans le livre que Reiner Schürmann consacre à Eckhart et ses sermons allemands que la méditation du théologien « révèle ici encore une amphibologie de l’être » et il ajoute ceci: « Comme Heidegger, il (Eckhart) s’approche d’une pensée de l’être non pas pour mieux penser l’étant, ni pour mieux penser l’homme, mais au service de quelque chose de plus originaire qui à travers cette pensée s’accorde et se refuse ». Sauf que chez Eckhart, comme Schürmann le souligne nettement, la pensée n’est pas historique, alors que « la pensée de Heidegger est historique de part en part ». La mystique de Heide est effectivement celle d’un type d’extrême-droite qui ne peut concevoir d’incarnation de l’être que sous la forme d’une nation homogène, habitée par des indigènes formatés et clonés par des éducateurs spécialisés (je suppose que ce sont les aristocrates de l’esprit)qui eux seuls possèdent la révélation et savent ce qu’il en est de la vie et de la mort. Aux armes, citoyens!
    Salutation amicale: je suis toujours content de vous lire
    R. Misslin

12 commentaires

  1. Bonjour Monsieur Skildy,

    Tout à fait d’accord avec vous, il faut bousculer la philosophie de peur qu’elle ne se momifie comme elle a tendance à le faire. J’ai bien ri en lisant ce que Heidegger répondait à ceux qui lui demandaient comment il voyait sa philosophie dans l’avenir. J’ai appelé ailleurs Heide le Trissotin de la philo. Je persiste et signe: comme boursouflure de l’Etre (le sien, bien sûr, d’ailleurs il n’en connaissait pas d’autre, cela s’appelle de l’Autisme!), on ne fait pas mieux. Le Précieux ridicule de la philosophie ou encore mieux, son Monsieur Jourdain! Je viens de lire (autresespaces.blogspot.com)les réponses de Günther Anders aux questions qu’on lui pose à propos de la concrétude de la pensée de Heide, et je trouve vraiment ses réponses délicieuses. Il rappelle une discussion qu’il a eue à Marbourg avec Heidegger vers 1926 qui a vite « pris un tour violent » et pour cause: Günther reprochait à Heide son incapacité de voyager, son immobilisme total, comme rivé à son terroir non comme un animal, dit Günther, mais comme un végétal. Extra. J’ai toujours senti chez Heide ce côté cul-terreux (et faux-cul aussi!)et Günther raconte combien Heide était ravi de retrouver sa chère Forêt-Noire quand il eut fini ses cours à Marbourg. Et il continue: « … j’insistai sur le fait qu’une telle anthropologie de l’enracinement pouvait avoir des conséquences politiques du plus mauvais augure. On sait que Heidegger a effectivement très vite été sujet à des tendances politiques réactionnaires ». Il faut lire la suite, sa présence dans la fameuse Hütte de Todtnauberg le jour où les Heidegger ont pendu la crémaillère. Günther raconte combien Heide le méprisait et combien il était mécontent que Günther, un juif, était capable de faire le poirier durant plus de 5 minutes: « Que quelqu’un comme moi sache faire le poirier et tienne même plus longtemps que ses élèves favoris, tous grands et blonds, voilà qui mettait à mal ses préjugés, pas très éloignés du « Blut und Boden ». Et enfin, comment au petit matin, ils sont retournés à pied à Fribourg, Günther dévalant la pente main dans la main avec Madame Heidegger qui lui demanda pourquoi il n’adhérerait pas au mouvement national-socialiste, et Günther lui répondant: « Regardez-moi donc! dis-je, et vous verrez que je suis de ceux que vous voulez exclure. Je dis seulement « exclure » car naturellement, il ne pouvait pas encore être question de dire « avilir », encore moins « liquider ». Il est vraiment adorable, ce Günther. Sa description concrète de ces scènes en dit bien plus sur Heide et son racisme de profond rural que toutes les exégèses philosophiques. Günther a raison: il faut bousculer la philosophie en lui demandait des comptes sur ce qu’elle prétend dire sur la réalité des êtres et des choses. Et vous avez aussi raison d’exiger à ce qu’on ne fasse pas des philosophes des « figures » de cire »: quelle horreur existentiale!
    Bien cordialement
    R. Misslin

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  2. Est-ce dans l’affairement de la pensée que l’on reconnaît le penseur ? C’est curieux qu’un petit bonhomme saumâtre puisse autant provoquer de monomanie et d’exaltation. Au fond, il y aurait comme une ligne de démarcation avec chez les uns le besoin d’une sacralisation du style : « Seul un grand penseur peut (encore) nous sauver » et chez les autres, une sorte de remake du crépuscule des idoles.
    Le siècle sera deleuzien aurait dit Foucault, ces gens avaient au moins de l’humour. Le dit Deleuze aurait eu cette phrase : « si vous rentrez dans le rêve de quelqu’un vous êtes foutu »
    Cette phrase devrait s’appliquer au mode onirique ou cauchemardesque véhiculé par le lieu dit Heidegger. En regardant des photos et en s’arrêtant simplement à l’expression des visages entre un Heidegger et un Gille qui n’arrêtait pas de le faire (le Gille)… il n’y a bien sûr pas photo

    Gérard HEIM

    « L’être de l’étant s’étend dans l’étendue du souci soucieux dans une dotation en devenir de l’être » Chantal Goya, traduction Jean Jacques Debout (ou assis, selon).

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  3. «Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La consolation ? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne peux vous répondre qu’une autre qu’une chose : par principe, connais pas. Mon principe est : s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous sommes mis, alors il faut le faire. »

    GûntherAnders « Et si je suis désespéré, que voulez –vous que j’y fasse ? »

    La lecture d’Anders sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger me paraît présenter bien plus d’intérêts qu’une traque d’un nazisme philosophique, mais enfin « chacun voit la croix gammée à sa porte ». Bien sûr, c’est une opinion que je partage exclusivement avec moi-même, ce qui m’évite quelques désagréments mais n’exclut pas (justement) une certaine désespérance. Avant d’être « être pour la mort », ne nous devons nous pas d’être d’abord « étant pour la vie », ce qui nous renvoie à ce que l’on ferait d’elle et ce qu’en aurait fait le dit Martin.

    Gérard HEIM

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  4. Bonsoir Monsieur Heim,

    Permettez-moi de vous poser juste une petite question: c’est quoi LA vie? Moi, je ne connais que des êtres vivants. Ce que Günther écrit précisément de Heidegger, c’est qu’il n’avait pas le sens des vivants. Il suffit de voir ce que Heidegger avait fait de l’oeuvre du précurseur de l’éthologie, Von Uexkühl: en l’assimilant à sa pensée essentialiste, il est passé à côté de la vraie phénoménologie de l’éthologiste, celle qui s’intéresse aux comportementx concrets des êtres vivants. Comment peut-on imaginer un ensemble comme celui du « On »: c’est quoi cet affreux concept, inhumain, atroce, qui range les êtres humains dans une catégorie telle qu’ils perdent, littéralement, leur vie réelle et n’acquièrent plus que celle d’un numéro. Ca ne vous dit rien? Moi, ça me fait hurler!
    Cordialement
    R. Misslin

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  5. Il me semble que ce « on » fut réfuté par Heidegger, mais peut-être suis-je dans l’erreur ?
    A la formulation heideggérienne de l’être pour la mort qui pourrait renvoyé à cette boutade « y a-t-il une vie avant la mort ?», j’ai choisi d’utiliser une formule inversée de l’étant pour la vie en ce qui touchait aux existants. La dilution de toute anthropologie chez Heidegger me semble avoir eu comme conséquences de produire surtout de l’impenser avec un Ereignis vidé de toutes substances

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  6. Cher monsieur Heim,
    je vous remercie de votre souhait d’apporter un peu de distance dans le débat, même si pour ma part j’ai du mal à penser que le nazisme de Heidegger pourrait ne pas être un problème pour ceux qui s’intéressent à sa pensée, et le déni des heideggériens français est pour le moins problématique à cet égard.
    Pour le « on » : Heidegger critique bien la « publicité » (drôle de traduction pour « Öffentlichkeit », mais laissons là Emmanuel Martineau), le « bavardage », etc., mais il faut voir dans quelle optique il le fait : il dit ainsi à la fin du passage sur le on que ce qu’il faut c’est un changement dans la structure du « on », ce qui rend difficile les lectures « individualistes » du Dasein.
    Sans aller jusqu’au § 74 sur l’historicité, la prose heideggérienne fait entendre un son souvent bien étrange, comme lors du passage sur « l’absence croissante de sol » vers laquelle le Dasein est de plus en plus entraîné sous la protection de la médiocrité (fin du § 35), ou lorsqu’au § 38 il condamne l’idée que la compréhension des cultures les plus étrangères et la « synthèse » avec celles-ci constitue une voie possible.
    La condamnation heideggérienne du « on » ne saurait ainsi s’identifier à une simple critique de la « foule » ou de l’oubli du penser par soi-même. Elle se place d’emblée dans un réseau d’échos et un pathos qui renvoie bien plutôt à des lieux communs de la pensée réactionnaire et fachisante des années 20, telle qu’elle était alors très banale dans le milieu universitaire, de manière générale très hostile à la république de Weimar.
    Avec mes salutations,
    Yvon Er.

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  7. Bonsoir monsieur Er,

    Permettez-moi de faire un petit commentaire à propos de votre dernier message. Vous savez que j’ai passé pas mal de temps à faire de l’éthologie. Et je sais aussi que vous n’êtes pas choqué que je puisse parfois faire des remarques d’éthologie humaine. Qu’est-ce que c’est qu’un regard d’éthologiste? C’est un regard qui tient avant tout à comprendre un être humain, concrètement justement (voir les reproches d’Anders à Heidegger), c.à.d. en rapport avec l’environnement qu’il s’est donné. Or, comme Anders, je suis frappé de l’étroitesse de l’espace physique, professionnel et culturel dans lequel, finalement, Heidegger a passé sa vie. Ce n’est pas un reproche, de ma part, bien entendu. Seulement voilà, cet homme avait par ailleurs une forte estimation de soi. Celle-ci s’est traduite, en particulier, par la conviction que sa pensée, qu’il situait dans le champ philosophique, parce qu’elle était d’ordre philosophique, lui permettait de comprendre les choses mieux que ceux qui pratiquaient d’autres approches. Sans doute cette conviction était-elle alimentée aussi par une sorte d’habitus intellectuel allemand très fort selon lequel la philosophie était la discipline la plus à même de saisir dans sa généralité la condition humaine. Ces trois éléments, une expérience de vie limitée, une bonne dose de suffisance et la croyance en la capacité de la philosophie à rendre compte du monde mieux qu’aucune autre discipline l’ont littéralement piégé. Dans un contexte historique différent, moins tragique, on pourrait aisément rire, sans arrière-pensée, de ses côtés de parvenu provincial (et un certain nombre des gens qui l’ont côtoyé n’ont pas manqué de le faire). Mais, son manque de discernement, voire son aveuglement, lié à des habitudes de vie très étroites (Anders lui reproche de ne pas voyager, de faire de l’enracinement une philosophie, alors que cela lui apparaissait comme une invalidité chez quelqu’un qui prétendait voir loin!), à des préjugés très communs (fierté nationale, néo- et xénophobie, culte du chef)et au contentement du parvenu (ceci se voit de façon évidente, pour moi en tous les cas, sur certaines des photos de Heidegger) a fait qu’il est devenu, pour ainsi dire à son insu, un souteneur du régime nazi. Le berger de l’être est resté prisonnier de sa caverne dans laquelle il pouvait planer, par la pensée, à loisir et se donner les satisfactions imaginaires des visionnaires qui ne voient rien.
    Bien cordialement
    R. Misslin

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  8. Cher monsieur Misslin,
    je partage plutôt votre analyse, à ceci près que je ne suis pas d’accord pour dire que Heidegger est devenu « pour ainsi dire à son insu » un « souteneur » (sic., vous avez sans doute dit juste…) du régime nazi.
    Quand on prononce des discours radiodiffusés en soutien à la politique hitlérienne, quand on enseigne de manière répétée une philosophie comme celle qu’il a enseignée dans les années 30, on sait ce que l’on fait, surtout si par la suite, après-guerre, on prend bien soin de réécrire et de censurer ses textes.
    Ce qui ne signifie pas bien entendu que les ressorts de ces décisions soient bien conscients, mais c’est une autre question.
    Bien cordialement,
    Yvon Er.

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  9. Bonjour Monsieur Er,

    J’aurais beaucoup (trop) de choses à écrire concernant à la fois l’origine de nos décisions et engagements ainsi que nos capacités d’anticipation.
    J’ai lu hier, sur le net, « Les chemins de Heidegger » de HG Gadamer et j’y ai trouvé des réflexions qui m’ont très intéressé. En particulier, Gadamer décrit le moment où Heidegger, après son SuZ, découvre Kant. Voici ce qu’il écrit: »Et il découvre précisément chez Kant ce que le néo-kantisme et son élaboration phénoménologique avaient recouvert: la dépendance en regard de ce qui est donné. C’est justement parce que le Dasein humain n’est pas un libre projet de soi, qu’il n’est pas une réalisation de soi par l’esprit, mais un être-pour-la-mort, c.à.d. essentiellement fini, que Heidegger peut reconnaître dans la doctrine kantienne de la coopération de l’intuition et de l’entendement et dans la limitation de l’usage de l’entendement aux limites de l’expérience possible une anticipation de ses propres intuitions… » Et Gadamer note plus loin que Heidegger a plus tard « fortement déterminé la place de la philosophie kantienne dans le sens de l’oubli de l’être. » J’ai envie d’écrire, une déception de plus, c’est bien dommage, car si Kant avait pu être un « chemin » pour lui, peut-être cela l’aurait empêché de faire sa « grosse bêtise ». Enfin, quelques pages plus loin, en abordant la partie qui m’a le plus intéressé, à savoir: « La dimension religieuse », Gadamer cite un mot de Heidegger écrit à Löwith (1921):  » Je suis un théologien chrétien ». Et le même Gadamer d’écrire que Heidegger « voulait s’en prendre à la chrétienté seulement prétendue de la théologie contemporaine et s’attaquer à la tâche réelle de la philosophie qui était de « trouver la parole qui soit capable d’appeler à la foi et de maintenir dans la foi » (mots que je l’ai entendu prononcer lors d’une discussion théologique en 1924). » Je trouve dans ce texte de Gadamer une sorte de confirmation de l’intuition que j’ai depuis longtemps qu’avec Heidegger on n’a pas affaire à un penseur, dans le sens classique du terme, mais à un fondateur religieux du genre Saint Paul ou Luther. Cet étrange et lancinant leitmotiv (j’ai envie d’écrire « leidmotiv)de « l’oubli de l’être » qui traverse de part en part son oeuvre m’apparaît comme l’expression presque pathétique d’une âme en peine, comme on dit familièrement. Gadamer, toujours dans le même texte écrit: » …la direction de la pensée heideggérienne se trouve maintenue avec une persévérance qui tient presque de la monomanie. » (j’adore le « presque »: mais Gadamer est très gentil pour Heidegger, pourquoi pas?)et il ajoute un peu plus loin cette phrase qui fait spécialement tilt dans mon cerveau: « La manière dont Heidegger a entrepris de penser ce « là » (« da » dans dasein)est la longue histoire d’une souffrance au nom d’une passion philosophique ». J’avoue que cette manière compréhensive de parler de l’oeuvre et de l’homme Heidegger m’instruit beaucoup. Il a cette phrase étonnante: « Or, derrière tout cela, on flaire toujours une espèce de théologie secrète du dieu caché. » Et si Hitler avait été pout Heide, ne serait-ce qu’un temps, ce dieu-là, c.à.d cet être en chair et en os capable de lui apporter enfin un breuvage susceptible d’apaiser sa soif de foi? Et si beaucoup de fervents admirateurs de Heidegger trouvaient dans son oeuvre précisément les éléments d’une quête religieuse bien plus que celle d’une philosophie? Les voies du Seigneur ne sont-elles pas impénétrables? Tiens, je devrais plutôt écrire les « chemins », vous ne trouvez pas?
    Bien amicalement
    R. Misslin

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  10. Cher monsieur Misslin,
    si je serais volontiers très critique à l’égard et de Saint Paul et de Luther, je n’irais néanmoins jamais jusqu’à dire que Heidegger fut un fondateur de religion au sens où il le furent, même si j’admets qu’il y a une dimension cultuelle dans la philosophie heideggérienne, une fascination pour le sacrifice, etc. Mais le sacrifice heideggérien n’a rien à voir avec celui, refusé par Dieu, selon le texte biblique, d’Isaac par son père. Comme on l’a signalé ailleurs, Heidegger a commis au contraire bien des paricides, quant à l’holocauste qui a eu lieu dans les temps qui furent les siens…on sait qu’il n’y eu pas là d’intervention heideggérienne appelant à la grâce, ce qui rapproche sûrement plus le culte heideggérien de Wotan que du Dieu d’Isaac et de Jacob, tant détesté par ce monsieur. Plus j’avance et plus je pense au contraire que la vision de Heidegger par Hugo Ott, comme « catholique renégat », est juste. Cela explique son indéniable dépendance intellectuelle vis à vis d’une certaine tradition théologique, sa sécularisation de concepts chrétiens, la dimension d’appel de son oeuvre, etc.
    Par contre, comme je l’ai plus ou moins laissé entendre, plus de dimension morale…
    Si il fut un « théologien chrétien », c’est au début de sa carrière, après comme l’a vu Lévinas il était plus près des « autres dieux ».
    Vous avez vu juste avec Gadamer. Pour le coup il fut bien très gentil avec Heidegger, puisque cet habile fachiste fit partie de ceux qui recyclèrent le grand teuton après guerre.
    Je ne pense pas que la lecture de Kant, qu’ils ont pratiqué avec intensité, ait pu jamais suffire à sauver ces deux là…
    Bien amicalement,
    Yvon Er.

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  11. PS…
    pour ce qui est de l’influence éventuelle de Heidegger sur Hitler, il semble bien qu’il ait voulu en avoir une puisque si on en croît les documents cités par Emmanuel Faye il a voulu se faire nommer à Münich pour se rapprocher du Führer. M. Faye a par ailleurs formulé l’hypothèse, en précisant bien qu’il s’agissait d’une hypothèse, que Heidegger aurait écrit certains discours de Hitler, ce au vu de certaines similarités stylistiques ponctuelles.
    Pour ce qui est des hypothèses de Michel Bel, elles sont comme on l’a dit pour le moins spéculatives, mais ont le mérite de poser la question de l’influence politique réelle de Heidegger, de sa participation à des cercles ésotérico-trucmuche qui ont eu leur importance dans le nazisme. Mais on a là du mal à avoir des preuves.
    Par contre l’hypothèse de M. Faye se tient, quand on pense au nombre des intellectuels qui écrivent des discours d’hommes politiques (parfois différents…), il n’y a rien de trop audacieux à penser que ce fut le cas de Heidegger, ce qui n’en fait pas l’éminence grise du régime.
    Pour ce qui est de la soif de certitudes de Hitler, il l’avait déjà avant de la rationaliser, et d’autres théoriciens du nazisme, Rosenberg par exemple, hurlaient plus fort que Heidegger, qui a par contraste excellé dans l’euphémisation avant et après le troisième Reich, ce qui à mon avis constitue son danger véritable, plus grand à mon sens que l’influence qu’il a pu avoir de 33 à 45, qui dans le monde académique au moins ne fut pas négligeable si elle fut et reste méprisable.
    Pour ce qui est du Dieu caché, que dire ? Que c’est sans doute le Dieu de ceux qui ne veulent pas avouer qu’ils obéissent à leurs pulsions et préfèrent de ce fait en référer à une instance à l’autorité fondante et infondée. Mais son retrait recouvre à mon sens la dissimulation de passions bien humaines.
    J’ose espérer que les heideggériens sont moins nombreux que je le pense à entendre l’appel du « dieu à venir », sachant que ce que vous nommez une « théologie du dieu caché » est de celles qui exigent la soumission et le sacrifice humain.
    Salutations,
    Yvon Er.

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  12. Bonjour Monsieur Er,

    J’ai éclaté de rire en lisant ce que vous écrivez à propos de « ceux qui ne veulent pas avouer qu’ils obéissent à leurs pulsions et préfèrent de ce fait en référer à une instance fondante et infondée »: c’est très bon ce que vous écrivez là (« da »!!!). Sans vouloir exagérer l’expression de ma passion anticléricale, je ne peux pas m’empêcher de penser que les années que Heide a passées chez les bons pères lui ont bien appris à dissimuler ses passions, puisque par définition, l’éducation religieuse, c’est cela. Ca lui aura bien servi à ce tartuffe nationaliste de se cacher derrière sa pseudo-mystique de l’être. « Mais non, regardez-moi donc, je n’affirme rien de positif sur l’être, car en parlant je ne fais que révéler l’être qui cependant toujours se dérobe. » C’est drôle, mais je viens de lire dans le livre que Reiner Schürmann consacre à Eckhart et ses sermons allemands que la méditation du théologien « révèle ici encore une amphibologie de l’être » et il ajoute ceci: « Comme Heidegger, il (Eckhart) s’approche d’une pensée de l’être non pas pour mieux penser l’étant, ni pour mieux penser l’homme, mais au service de quelque chose de plus originaire qui à travers cette pensée s’accorde et se refuse ». Sauf que chez Eckhart, comme Schürmann le souligne nettement, la pensée n’est pas historique, alors que « la pensée de Heidegger est historique de part en part ». La mystique de Heide est effectivement celle d’un type d’extrême-droite qui ne peut concevoir d’incarnation de l’être que sous la forme d’une nation homogène, habitée par des indigènes formatés et clonés par des éducateurs spécialisés (je suppose que ce sont les aristocrates de l’esprit)qui eux seuls possèdent la révélation et savent ce qu’il en est de la vie et de la mort. Aux armes, citoyens!
    Salutation amicale: je suis toujours content de vous lire
    R. Misslin

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