La notion de « crime contre l’intelligence » selon Catherine Malabou

.

Le visiteur du phiblogZophe peut lire – voir l’échange entre Catherine Malabou et Jean-Pierre Faye – une critique que fait Catherine Malabou du livre d’Emmanuel Faye Heidegger, une introduction du nazisme dans la philosophie. Critique est au reste un bien grand mot. L’auteur n’y va pas de mains mortes : Emmanuel Faye commet un crime contre l’intelligence en souhaitant que Heidegger soit désormais considéré comme un doctrinaire nazi. L’auteur serait animé de haine et pratiquerait un anti-heideggerisme idéologique. Il appliquerait à Heidegger la méthode nazie de la censure et de la gestion policière.

Ma première remarque sera de constater les dégâts que cause à la sérénité un auteur qui s’est engagé dans le nazisme. Son abjection semble éclabousser tout ceux qui ne se contentent pas d’une admiration béate. C. Malabou reproche à E. Faye de faire comme les nazis sans voir que ce rapprochement lui donne également le droit de "liquider" le travail de celui-ci! Heidegger serait si grand, n’est-ce pas, que celui qui s’attaque à l’icône peut quant à lui être traîné dans la boue sans que cela pose apparemment pas de problème : monsieur Faye vous commettez rien de moins qu’un crime contre l’intelligence! On ne peut pas trouver d’injure plus mortelle à l’université! Ni de compliment narcissique mieux tourné!

Mais, se demande-t-on alors, qu’est-ce qu’un crime contre l’intelligence? Je ne vais pas ici spéculer sur la notion mais seulement opposer au crime "l’innocence" de Catherine Malabou elle-même.

Que nous dit-elle? Tout d’abord qu’elle ne pense pas que le nazisme du Heidegger idéologue soit une calomnie. Elle reconnaît, avec dégôut, qu’il s’est engagé de la manière la plus abjecte. Mais elle nous dit aussi que, puisqu’il ne peut pas y avoir de "philosophie nazie", le philosophe Heidegger, qui est un grand philosophe, est digne de notre respect. Heidegger philosophe est admirable, Heidegger idéologue est abject. Elle défie qu’on soit en mesure de montrer de manière "puissante" le nazisme des grandes oeuvres de Heidegger.

L’étrangeté de la position tient alors en ceci que, pour ne pas commettre de crime contre l’intelligence, il faut purement et simplement accepter que le philosophe Heidegger est divisé en deux parties bien distinctes : le penseur sublime et l’idéologue abject. Cela me paraît à tout le moins trés problématique. Comment appeler une telle coupure? Où pouvons-nous faire passer la lame du couteau pour séparer la fine fleur de la chair abjecte?

On trouvera cette vision quelque peu forcée. Mais le Heidegger abject serait du côté des SS, des camps, des chambres à gaz… tandis que le Heidegger philosophe serait avec Héraclite, Kant… et cela sans qu’à un seul instant il y ait la moindre communication entre les deux "substances". Le pourfendeur du dualisme cartésien avait quant à lui une tout autre conception de "l’unité".

Quelques questions tout d’abord. Heidegger ne conçoit-il pas la philosophie comme un domaine d’excellence pour ceux qui ont l’allemand comme langue maternelle? Ne la pratique-t-il  pas en tant que membre d’une élite destinée à la formation du Volk appelé à la Domination? Ce qu’il y a tout d’abord de troublant et d’inquiétant est bien que l’excellence philosophique de Heidegger, excellence dont nous bénéficierions aujourd’hui, est à la fois comme un outil et une preuve de la supériorité d’un groupe dont la vocation est de soumettre le monde et cela au prix du renoncement, " quotidien et ordinaire", à l’interdit du meurtre. L’intelligence philosophique heideggerienne, en tant que pièce dans un dispositif totalitaire, suppose effectivement de manière abjecte qu’il ne soit pas "criminel" de massacrer des millions de gens dans les usines à cadavres et d’en soumettre des millions d’autres à des conditions de "vie" effroyables. J’affirme que, selon l’ethos de Heidegger, la beauté d’une page consacrée à Parménide justifie le non-crime que seraient les exterminations! Ils ne peuvent pas mourir… donc ils ne sont  même pas assassinés! Car tel est bien "l’algorythme" nazi par excellence : il n’est pas criminel de protéger, d’abriter par le meurtre… l’être de ce nouveau peuple grec…

Je veux d’abord dire qu’on est en droit de s’interroger sur ce qui arrive aux textes de Heidegger quand, par le miracle d’un certain mode de venue dans l’espace universitaire, ils sont lavés de tout le sang et de toutes les larmes que suppose l’ethos heideggerien lui-même. Ce mode de venue du texte est alors parfaitement conforme à l’idée nazie selon laquelle il n’est pas criminel de tuer certains "parasites"! Il n’y a rien à faire, puisque l’abjection de l’idéologue est reconnue, le "philosophique" de Heidegger est comme un fruit qui plonge ses racines dans le fumier de cette abjection. Il justifie la domination. Il la "fonde".  "Je Pense donc je suis membre d’une communauté dominante… La profondeur de ma Pensée je la dois à celle des racines de ceux qui ont une vraie patrie, un vrai sang, une vraie "entente" de l’être… Nous sommes le peuple de la Pensée… nous sommes les plus grands… les plus forts dans ce domaine… Je suis le plus grand Penseur du XXe siècle."

Voilà, semble-t-il, la fantasmatique qui réunit l’idéologique et la pensée. Dans le dispositif global la "grandeur" de la pensée prouve le bien fondé de la Domination. Il n’y a pas d’un côté d’une ligne imaginaire mais nette un Heidegger compagnon "spirituel" de combat de la SS et, de l’autre, un Heidegger grand penseur universel auteur de pages appartenant au patrimoine de l’humanité.

J’aurais recours à la métaphore du triangle isocèle. La pointe représente l’action, institutionnelle et verbale, du Heidegger abject tandis que la base représenterait le philosophique heideggerien. Il est impossible de faire une coupe nette dans le triangle pour séparer les deux!

Si l’hypothèse d’un Heidegger nazi en philosophie est un crime contre l’intelligence le prix à payer serait alors non seulement l’acceptation d’une folie heideggerienne – mais qu’est-ce qu’enseigner la philosophie d’un tel fou? – mais aussi l’affirmation selon laquelle nous n’aurions pas à attendre de la philosophie qu’elle pense l’action de manière à nous prémunir du crime contre… l’humanité!

Heidegger a en réalité une intelligence exceptionnelle de ce qu’est la Domination. Je fais sonner le mot de manière jüngerienne. Pour "correspondre" à cette intelligence il convient alors non pas de se draper à bon compte dans la toge de l’académisme mais de se demander qu’a essayé de faire à la philosophie, de faire faire à la philosophie, à la pensée elle-même, l’abject idéologue? S’opposer, en arrachant la philosophie de l’emprise heideggerienne, à cette intelligence de la Domination n’est pas un crime, mais simplement une preuve d’intelligence!

Il serait injuste de retourner le compliment diffamant à C. Malabou. Je parlerais plus simplement d’un manquement. Reproduire le "modèle" d’un Heidegger séparé en deux compartiments étanches, l’un du côté de Hitler, l’autre du côté d’ Héraclite, c’est tout simplement se condamner à être le jouet d’un projet de domination d’une intelligence exceptionnelle.

Schubert, Beethoven, Mozart joués dans les camps nous plongent dans la tristesse et la révolte. Je soutiens que Heidegger fait de même avec la philosophie. C’est une spécialité "aryenne" n’est-ce pas?

Alors que faire?

L’intelligence minimale mais nécessaire et indispensable est alors d’accepter l’hypothèse d’une instrumentalisation de la philosophie aux fins de la Domination telle que les intellectuels "abjects" se la représentaient. Refuser d’admettre cette hypothèse risque tout simplement de constituer une "grosse bêtise".

La tâche qui peut nous attendre recquiert une grande intelligence de ce qu’est le politique en philosophie. Hé! oui!… C’est peut-être tout simplement un peu… bête… que de se refuser de comprendre un dispositif de domination dans sa logique. Heidegger, quant à lui, a eu l’intelligence minimale de ne pas badigeonner tous ses textes d’hitlérisme. Il faut bien des miroirs aux alouettes. Et c’est là sa plus grande abjection.

.

1 commentaire

  1. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt: « La notion de « crime contre l’intelligence » selon Catherine Malabou. A la fin de l’article, l’auteur suggère que Heidegger a instrumentalisé « la philosophie aux fins de la domination » et il trouverait « un peu bête de se refuser de comprendre un dispositif de domination dans sa logique. » Je suis tout à fait d’accord avec ça: à mes yeux, Heidegger souffrait de ce que j’appellerai le complexe du gourou. Ce complexe est plus fréquent qu’on ne croit dans le troupeau humain. Elles ne peuvent avoir de relation avec autrui que dans une totale dissymétrie, tant est grand chez elles un besoin irrésistible de dominer, de subjuguer, de fasciner, d’hypnotiser l’Autre pour, en somme, le neutraliser, l’annihiler. Ce sont des personnalités redoutables par leur narcissisme délirant. Il s’agit bien d’une « logique de domination », mais cette logique est de l’ordre du vouloir schopenhauerien, c.à.d. non pensée, non décidée, inconsciente. Ce genre de personnalité suscite soit de l’adoration, soit de la répulsion. Nous sommes dans l’affectif. Le couple maître/esclave a été théorisé, me semble-t-il, par un grand penseur allemand! Ce genre de couples traverse l’histoire de l’humanité, et pas seulement d’elle, car on le trouve aussi chez de nombreuses espèces sociales animales. Il faut croire que les relations sociales symétriques ne sont pas affectivement très renforçantes. La démocratie est d’abord un combat contre soi-même! Bourdieu termine son étude sur l’ontologie politique de Heidegger par ces phrases que je trouve absolument remarquables de perspicacité psychologique à la Nietzsche: « C’est parce qu’il n’a jamais vraiment su ce qu’il disait que Heidegger a pu dire, sans avoir à se le dire vraiment, ce qu’il a dit. Et c’est peut-être pour la même raison qu’il a refusé jusqu’au bout de s’expliquer sur son engagement nazi: le faire vraiment, c’eût été (s’)avouer que « la pensée essentielle » n’avait jamais pensé l’essentiel, c’est-à-dire l’impensé social qui s’exprimait à travers elle… » Je me demande si, plus encore que l’impensé social, c’est son impensé cérébral que Heidegger ne pouvait pas regarder en face de peur de n’être plus à ses yeux qu’un pauvre homme, ce que derrière tout ce tralala, toute cette pitoyable et sempiternelle comédie humaine, nous sommes tous. Je nous recommande à tous de lire des Montaigne, plutôt que des Heidegger!

    J’aime

Laisser un commentaire